Par Giovanny Jaramillo Rojas (depuis Tijuana)
L’assistante sociale de la Casa del Migrante [La Maison du migrant] à Tijuana [ville limitrophe du comté de San Diego en Californie] m’emmène à une table où plusieurs hommes font des fleurs de papier. Au fond de la table, complètement concentré, se trouve Brayan Rivera. La délicatesse avec laquelle ses mains travaillent contraste avec la rusticité des autres hommes. Ses fleurs sont incroyables. Trop soignées. L’assistante sociale me dit qu’il n’est à la maison que depuis trois jours et que derrière l’apparente timidité se cache un esprit ouvert et prolixe.
Je serre la main de Brayan. «Voulez-vous que je vous dise pourquoi j’ai quitté mon pays, ce qui m’est arrivé pendant le voyage, ou où je vais», me demande-t-il, comme si j’étais un juge. «Dites-moi plutôt, si vous le souhaitez, pourquoi vous êtes ici», lui répondis-je. «Je suis ici parce que j’avais peur. Eh bien, pour vous dire la vérité, je la ressens toujours.»
Brayan est né et a grandi dans le quartier Lomas del Carmen de San Pedro Sula, la ville hondurienne qui, depuis 2013, selon le classement des médias, est la plus violente du monde. Malgré cela, sa vie s’est déroulée dans un ordre inhabituel, bien proche de la violence habituelle, mais toujours loin de son exécution terrifiante. D’abord, l’innocence et le jeu, les baisers de bonheur des enfants et la tendresse persistante de sa mère. Puis, l’ennui, l’obligation de grandir et de devenir quelqu’un: le défilé des rébellions, des utopies et des désenchantements adolescents. Tout est normal jusqu’à ses 17 ans.
Ce jour-là, la violence qui l’entourait, qui n’était pas partie prenante de sa vie jusque-là, l’a poursuivi comme son ombre. Le gang Mara Salvatrucha (MS) a commencé à suivre ses traces, le harcelant pour qu’il rejoigne ses rangs. Sa conviction religieuse et la bonne éducation qu’il a reçue chez lui l’ont sorti de cette sombre spirale qui, pour dix jeunes Honduriens, Salvadoriens ou Guatémaltèques, en met trois en prison, deux au cimetière et un sur le chemin de l’exil. «Ce furent cinq années de menaces, d’offenses et d’avilissements, mais au-delà, les membres du gang ne passèrent jamais. C’était étrange, parce que dans mon pays c’est simple: soit vous entrez dans les maras (dans les gangs), soit ils vous tuent.»
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Le destin semble m’avoir conduit à Brayan, 23 ans. Un garçon sérieux, très sérieux, peut-être à cause de ses blessures. Il a étudié la gestion et ensuite a travaillé comme directeur du marketing dans une petite entreprise commerciale à San Pedro Sula. Déjà habitué à l’extorsion et aux troubles liés aux activités dans la même ville et dans le quartier de l’un des gangs les plus craints du monde, Brayan croyait qu’il pouvait se construire un petit espace pour vivre «tranquillement» au milieu de tant de décompositions sociales. Sa mère l’encouragea à continuer, lui dit d’aller à Tegucigalpa [la capitale], parce que là, bien que la situation soit très similaire, il y avait beaucoup plus de possibilités d’échapper aux dangers. Mais il ne prit jamais ces mots au sérieux, il ne voulait pas l’abandonner. Pour rien au monde.
La Mara Salvatrucha a découvert son emploi de gérant et a commencé par lui demander la moitié de son salaire pour qu’elle le laisse tranquille. Brayan a négocié un quota et l’a atteint, mais après quelques mois, ils ont commencé à le suivre et à exiger plus. L’intimidation était d’abord hebdomadaire, puis quotidienne. Ils tombaient sur lui dans n’importe quel coin de la ville, lui envoyaient des messages, l’appelaient. La persécution et la coercition ont atteint une limite lorsqu’on lui a dit que s’il ne fournissait pas ce qu’ils exigeaient, ils attaqueraient sa mère. «Dire qu’ils sont féroces, ce n’est pas grand-chose, c’est vraiment effrayant.» «Ce n’était encore rien et j’aurais aimé que ce soit la fin. Le plus difficile, c’est quand le gang a découvert que je sortais avec un jeune homme, ajoute-t-il. Et il crache. «J’ai décidé de partir après que plusieurs membres du gang m’aient agressé sexuellement et, non content de cela, m’ont battu plusieurs fois parce qu’ils voulaient que je me prostitue et vende leur drogue.»
Pour défendre lui-même la validité humaine et morale incontestable de son exil, Brayan dit que les deux choses qui l’ont vraiment fait sortir de son pays sont, premièrement, sa jeunesse, «parce qu’être jeune au Honduras est un crime», et, deuxièmement, son orientation sexuelle: «Au Honduras, être gay est inacceptable. L’amour entre hommes n’entre pas dans leur tête. Un point c’est tout. J’ai été victime de discrimination partout. La seule personne qui n’a pas fait de discrimination contre moi là-bas, ce fut ma mère. La violence psychologique est terrible et se termine toujours par de la violence physique. Etre gay n’est pas quelque chose que l’on veut être, et encore moins avoir des problèmes, c’est quelque chose avec quoi on est simplement né avec.»
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En novembre 2017, Brayan quitte le Honduras. Il a traversé le Guatemala en un seul voyage pour atteindre Tapachula, à la frontière avec le Mexique. La première chose qu’il a faite a été d’obtenir un statut de réfugié. «A Tapachula, j’ai rencontré quelqu’un qui était censé vouloir m’aider. Au fil des jours, cette personne a commencé à me dire qu’il était amoureux de moi, mais je n’aimais pas ça. Comme je l’ai rejeté plusieurs fois, un après-midi il s’est allié avec deux amis et tous les trois m’ont violé. C’était horrible, j’ai quitté San Pedro pour que ça ne se reproduise plus jamais et, écoute, ça s’est reproduit. J’ai raconté tout cela au service de la migration mexicaine lorsque j’ai eu mon deuxième rendez-vous. Je leur ai apporté les preuves et je pense que c’est la raison pour laquelle ils m’ont accordé la résidence permanente.»
Comme il n’y avait rien à Tapachula qui le rassurait, il décida de s’embarquer pour Mexico City. Là, il a essayé de recommencer sa vie en travaillant, mais s’est écrasé contre un mur d’exploitation excessive. L’argent qu’il gagnait dans un restaurant ne lui donnait guère le montant nécessaire pour payer le loyer d’une chambre dans le centre. Quelqu’un lui a dit que les choses allaient mieux à Monterrey. Il s’est rendu là-bas, juste avec un ticket d’autobus. Il est arrivé dans un refuge pour migrants d’Amérique centrale et du Mexique appelé Casa Nicolás, où, tout en essayant de chercher du travail, il était une proie facile pour le célèbre cartel Los Zetas [formé par des anciens militaires, policiers à la fin des années 1990]: ils ont essayé de le kidnapper à deux reprises. «Je ne comprenais pas ce qui se passait entre moi et le monde. Puis j’ai décidé de venir à Tijuana, mais comme je n’avais pas d’argent ni personne pour m’aider, j’ai dû faire du stop. Mais le trajet m’a emmené de Monterrey à San Luis Potosí, c’est-à-dire qu’il ne m’a pas approché, il m’a éloigné de ma destination. Car il était plus facile de se rendre de là à Torreón. Une fois arrivé à San Luis, ils m’ont dit non, que j’étais fou, que depuis Monterrey c’était beaucoup plus facile, puis je suis retourné à Monterrey, d’où je pouvais aller directement à Torreon, puis à Chihuahua, et de là à Tijuana. J’ai fait le compte et c’était presque trois mille kilomètres, non pas de voyage, mais d’anxiété, avec des gens que je ne connaissais pas et par des routes qui se prêtent à tout. J’ai eu de la chance.»
L’intention de Brayan n’est pas de rester à Tijuana, son rêve est de passer aux Etats-Unis, mais pas illégalement. Il veut faire toutes les démarches pour obtenir le statut de réfugié, comme il l’a fait quand il est entré au Mexique: «J’ai tous les papiers en ordre, preuve de tout ce qui m’est arrivé, je sais que c’est difficile, mais je ne vois pas pourquoi ils pourraient me refuser.»
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C’est l’heure du dîner. La fatigue de Brayan est évidente. Il n’a pas mangé depuis le matin, non pas parce qu’il n’a pas eu quoi manger, mais parce qu’il a été occupé à chercher du travail, à aller et venir, à se rendre dans les magasins, les stations de lavage et les restaurants de la ville. La Casa del Migrante demande à ses hôtes de partir au plus tard à huit heures du matin et rouvre ses portes pour le retour à quatre heures de l’après-midi. L’heure du coucher du soleil est ce qui l’affecte le plus depuis qu’il a quitté la maison. Il reste isolé, retranché dans sa mémoire, revoyant la faute commise envers sa mère. «Je n’ai pas dit à ma mère que je partais, pour l’empêcher de tomber malade. Je l’ai appelée quelques jours plus tard, de Tapachula, et je lui ai dit que je préférais être loin d’elle et ne pas mourir, au moins ainsi je pouvais entendre sa voix quand je voulais. Elle s’est mise à pleurer et j’ai raccroché, complètement écorché.»
Brayan, comme tout Hondurien, a beaucoup de famille aux Etats-Unis, mais il n’a personne parce que, selon lui, tout le monde a honte de son orientation. Il croit que l’origine de la violence dans son pays est la pauvreté et le manque d’opportunités: «Là-bas, les jeunes préfèrent gagner mille lempiras (60 dollars) en tuant quelqu’un dans une opération qui dure entre 15 à 20 minutes et ne pas travailler correctement une semaine pour le même montant d’argent.»
Bien que Brayan se sente à l’aise à Tijuana, il sait très bien qu’il est toujours vulnérable. Juste dans la Casa del Migrante, des hommes le ridiculisent, prisonniers d’un machisme honteux. Il dort dans la peur, imaginant que la nuit, n’importe qui peut entrer dans son lit et le maltraiter. «Mais je suis attaché à la Vierge de Guadalupe et, avec sa bénédiction, je suis certain que les Etats-Unis me recevront et, une fois là-bas, et selon la façon dont je m’y rends, j’espère connaître San Francisco. Ils me disent que c’est la ville la plus tolérante du monde.» (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha du 28 juin 2019; traduction A l’Encontre)
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