Editorial de L’insurgé
C’était inévitable. Après le succès remporté par Macron, à l’automne, pour faire passer sans résistance majeure les ordonnances, après le vote de plusieurs dizaines de textes durant la fin de l’année 2017, il était inévitable que des résistances se développent face à la poursuite de cette politique qui touche, l’un après l’autre, tous les acquis sociaux, tous les secteurs de la classe ouvrière.
De tels combats sont désormais engagés depuis la fin de l’hiver, en particulier à la SNCF, à l’université, à Air France et dans un certain nombre d’entreprises privées.
Mais ces combats importants se heurtent à des difficultés parfois spécifiques à chacun des secteurs en lutte, parfois identiques. Au-delà, ces combats importants mais difficiles posent la question de l’unité face à Macron et à son gouvernement, pour lui infliger une défaite, pour dégager une alternative politique.
Le gouvernement en difficulté à Air France
Après avoir été confronté, des semaines durant, à une série de grèves des personnels d’Air France (13 journées de grève entre le 22 février et début mai), le PDG de cette compagnie, Jean-Marc Janaillac, jouait son va-tout. Il décidait l’organisation d’un référendum consultatif auprès de l’ensemble des personnels pour leur faire approuver un projet d’accord jusqu’alors rejeté par l’ensemble des syndicats: alors que les syndicats réclamaient 6% d’augmentation pour l’ensemble des salariés, afin de compenser le pouvoir d’achat perdu durant les 6 dernières années, la direction d’Air France rejetait ces exigences et proposait d’entériner ces blocages antérieurs en offrant d’abord 1% pour l’année en cours. Cette direction mettant en avant la concurrence internationale et la faiblesse des bénéfices récents d’Air France, inférieurs à ceux de son associé KLM.
Pour les personnels, dont le travail avait permis ces bénéfices, il s’agissait tout simplement de récupérer leur dû, faisant preuve pour cela d’une grande ténacité qui mettait en difficulté la direction d’Air France.
Ce référendum semblait jouable pour la direction qui escomptait la traditionnelle division entre les catégories de personnel et entre les syndicats. Pour faire pencher la balance, J.M. Janaillac mit son siège en balance: il démissionnerait s’il perdait cette consultation. L’impact escompté était surtout politique puisque ce référendum ne pouvait avoir un caractère impératif. Mais il s’agissait de s’appuyer sur son résultat pour disloquer l’unité syndicale, unité réalisée de manière exceptionnelle durant les dernières semaines.
Tout le monde se préparait plus ou moins au succès de l’opération référendaire de Janaillac, y compris le syndicat des pilotes. La CFDT (avec un autre syndicat) appela à voter «oui» au référendum. Et Laurent Berger (dirigeant de la CFDT) alla jusqu’à dénoncer, le 29 avril, Philippe Évain, le dirigeant du syndicat SNPL qui «se prend pour le Lider Maximo».
Las! Les résultats qui tombèrent le 4 mai furent une gifle pour la direction, et pour la CFDT.
Plus de 55,4% des votants rejetèrent la proposition patronale (le taux de participation dépassant 80% des 46 700 salariés). [Par un vote électronique, les salarié·e·s ont été appelés à répondre, depuis le jeudi 26 mars jusqu’au vendredi 4 mai 2018, à la question suivant: «Oui ou non, êtes-vous favorable à l’accord salarial proposé par la direction, 7% d’augmentation étalée jusqu’en 2021?»]
Dans l’heure qui suivait, le PDG démissionnait.
Dans les grands médias, ce fut un concert de lamentations: un accord «perdant-perdant», dit Le Monde; un «gâchis national», titre Les Échos du 7 mars qui essaye d’expliquer la défaite imprévue du PDG en arguant, par exemple, d’un ressentiment de certaines catégories de personnel à son égard.
La réalité est plus simple. La revendication d’une hausse de salaires de 6% était celle de tous les salariés. Sur cette base, une unité remarquable s’était réalisée entre quasi tous les syndicats, dix syndicats appelant à la grève (deux autres, dont la CFDT, préférant accepter la «proposition» patronale). Ce vote était donc un vote en faveur du combat uni. Il faut rappeler que dans le passé, le syndicat principal des pilotes avait souvent combattu pour son propre compte, en particulier lors de la puissante grève de septembre 2014 qui s’était terminée par un échec. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si peu après, en décembre 2014, Philippe Évain était désigné comme président du SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne). C’est dans cette continuité que la SNPL a œuvré pour une politique unitaire, rassemblant presque tous les syndicats, dont la CGT, FO et SUD, à l’exception de quelques-uns, dont la CFE-CGC.
Mais ce vote a aussi un autre sens, si l’on rappelle que l’État est propriétaire de 14,3% des actions avec un droit de vote double. Ce n’est pas seulement le PDG que les travailleurs ont sanctionné, c’est la politique générale de Macron contre les salariés qui était visée par ce vote. C’est un sévère avertissement pour le gouvernement qui était à la manœuvre derrière le refus du PDG de satisfaire les revendications. En témoigne la colère de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, qui s’exclama aussitôt qu’il ne faudrait pas compter sur l’État pour «éponger les pertes» à venir.
Pour autant rien n’est réglé: il y a échec du gouvernement qui subit, avec la direction, un camouflet, mais les travailleurs d’Air France n’ont pour l’instant rien obtenu. Les directions syndicales sont désormais dans l’attente de la désignation d’un nouveau PDG et de ce qui en résultera. Et des organisations telles que la CFDT poussent à la dislocation de la mobilisation, tandis qu’à l’intérieur même du syndicat des pilotes, une partie de l’appareil s’oppose à la politique unitaire de son principal dirigeant, réclame des mesures spécifiques en faveur des pilotes en arguant du fait que la vocation du SNPL est de cogérer l’entreprise.
Mais ce qui conforte cette mobilisation, c’est la situation présente du transport aérien, en phase de croissance, qui conduit à une forte demande de personnels qualifiés, notamment de pilotes.
SNCF
Ce mouvement fait lui aussi preuve d’une grande ténacité. Le lundi 14 mai, au 18e jour de grève, le taux de grévistes connaissait même un rebond. Mais c’est un combat difficile.
La grève, engagée le 3 avril, à raison de deux jours de grève tous les 5 jours, n’a pas empêché le vote de la loi à l’Assemblée nationale, car si les organisations syndicales étaient unies dans la grève, elles étaient aussi «unies» pour dialoguer avec le gouvernement. Dès le 19 février, donnant le coup d’envoi de la «réforme», le gouvernement recevait les directions syndicales, début d’une longue phase de concertation.
Puis, dans un courrier du 24 avril, le gouvernement précisait qu’après le vote à l’Assemblée commençait la «seconde étape» de la réforme avant l’arrivée de la discussion au Sénat fin mai.
En clair, on engage une seconde étape de discussions «sans varier sur ce qui n’est pas à négocier».
Les syndicats ont alors fait mine de cesser de discuter avec Élisabeth Borne, ministre des transports, et ont demandé à discuter avec Édouard Philippe qui les a donc reçus lundi 7 mai, l’un après l’autre.
Ensuite, trois jours plus tard, Élisabeth Borne a reçu à nouveau les syndicats, chacun ayant deux heures pour présenter ses amendements avant le passage au Sénat. Seuls ont joué le jeu la CFDT et l’UNSA. Mais les autres, en particulier la CGT, jouent un jeu analogue en demandant une nouvelle discussion avec E. Philippe. D’ailleurs Laurent Brun, responsable CGT cheminots se félicitait de la rencontre avec E. Philippe parce que, soi-disant, cette rencontre montrait que «le rapport de force a changé».
L’une des difficultés au combat est que les directions syndicales, dont la CGT, refusent de mettre au centre la question du statut dont elles n’en demandent pas le maintien mais centrent leurs revendications sur la défense du service public et sur la question de la reprise de la dette de la SNCF estimée à une quarantaine de milliards. Or,
- Les cheminots ne sont pas comptables de cette dette; les grands investissements ont été décidés par l’État en obligeant la SNCF à s’endetter;
- À partir du moment où la SNCF, établissement public, devient une société anonyme, sa dette ne peut plus être garantie de manière implicite par l’État. Elle est donc menacée de faillite si l’État ne reprend pas la dette;
- Le gouvernement ne peut pas annoncer qu’il reprend toute la dette car il est contraint par une autre échéance, le 23 mai: la commission européenne devrait officialiser la sortie de la France de la procédure pour déficit excessif ouverte en 2009.
Le gouvernement joue donc la montre, escomptant que la grève à répétition finisse par s’épuiser.
Tout au plus demande-t-il au patronat du secteur ferroviaire (dont la SNCF est la première entreprise, mais pas la seule) de se mettre d’accord sur une convention collective de branche qui puisse être jugée satisfaisante par les bureaucraties syndicales. C’est ainsi que la CFDT s’inscrit dans cette démarche et présente 40 amendements, demandant par exemple qu’un salarié SNCF transféré dans une entreprise privée puisse revenir à la SNCF si l’entreprise privée fait faillite…
Le travail de dialogue social et de dislocation de l’unité syndicale commence à porter ses fruits.
Université
Mouvement également tenace, mais souvent minoritaire, inégal selon les universités et confronté à la répression policière.
Ainsi, les premières manifestations organisées en février (1er, 6 et 15 février, à l’appel de la CNE) ont rassemblé quelques dizaines de milliers de personnes. Puis, la mobilisation s’est amplifiée, en particulier après les manifestations réussies des fonctionnaires le 22 mars et l’intervention de nervis dans la faculté de droit de Montpellier pour en chasser les occupants. Des AG importantes se tinrent alors dans différentes universités pouvant regrouper plusieurs milliers d’étudiants. Au cœur de la mobilisation, il y avait l’exigence que soit abrogée la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (ORE), loi finalement votée le 15 février (et promulguée le 8 mars). Le mouvement s’est ensuite poursuivi jusqu’à la mi-mai au moins, mais en ne touchant qu’une minorité des universités et ne concernant parfois que quelques centaines d’occupants. Jusqu’alors, rien à voir avec les gigantesques mobilisations contre le CPE (Contrat de première embauche) en 2006 ou la réforme (Alain) Devaquet [sous le gouvernement de Jacques Chirac, en 1986] vingt ans auparavant. Ni même avec les mobilisations de 2007 et 2009 contre la loi Pécresse.
Ces mobilisations étudiantes ont souvent reçu l’appui des enseignants et des personnels, mais cet appui est lui-même également limité.
Pèse aussi l’absence totale des lycéens dans cette mobilisation (du moins jusqu’à ce jour) alors qu’ils sont les premiers confrontés à la sélection et à l’orientation forcée par la mise en œuvre de Parcoursup. Cette faiblesse relative a facilité l’envoi devenu systématique des forces de police pour évacuer les universités occupées.
L’un des éléments qui contribue à ces difficultés est la très grande faiblesse, plus encore que dans le passé, d’une réelle organisation syndicale étudiante, d’un syndicalisme enseignant solide et la très grande faiblesse des groupes politiques, y compris «d’extrême gauche». Ces faiblesses sont d’autant plus pesantes que la situation à l’université est marquée par deux lourds échecs: la mise en œuvre de la loi Pécresse-Sarkozy, puis de la loi (Geneviève) Fioraso (gouvernement Hollande, juillet 2013), qui ont porté des coups décisifs au caractère national de l’université. Cela contribue à rendre toute mobilisation plus difficile. Sans parler de la cogestion récurrente et accentuée à travers les conseils d’université.
Néanmoins, la résistance des étudiants se poursuit et un texte plutôt correct a été adopté, le 5 mai, par la CNU (Conseil national des universités) avec les syndicats, mais à un moment où le mouvement est désormais en difficulté.
Recherche du combat sur le terrain politique
À l’étape actuelle, les diverses mobilisations n’ont pas mis le gouvernement en danger. Ce qui peut unifier ces mobilisations, ce n’est pas «la convergence des luttes» en soi, c’est le combat contre Macron sur le terrain politique. D’autant plus que l’hostilité à la politique de Macron et de son gouvernement va croissant et que même s’il n’est pas défait à cette date, il commence à s’user.
L’arrogance du personnage, de plus en plus perçu comme le président des riches, revient en leitmotiv à travers les sondages. Plus les réformes s’empilent, plus l’hostilité s’accroît vis-à-vis du pouvoir. En témoigne l’accueil hostile, le 18 avril, fait par la population de Saint-Dié dans les Vosges, où Macron est pris à parti par les habitants de la ville, interpellé tour à tour et durement par un cheminot, puis par des retraités, puis des étudiants, tandis que d’autres encore lui reprochaient la situation dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou l’évacuation violente des «zadistes» à Notre-Dame-des-Landes.
Face à cette colère, Macron lâchera: «Si je cède sur les 80 km/h, si je cède aux cheminots qui râlent, puis sur Notre-Dame-des-Landes, alors demain c’est fini, on n’obtient plus rien, on ne fait plus rien»… avant d’exiger, par chef de cabinet interposé, de faire évacuer les siffleurs par les CRS.
Quelques éléments de recherche de cette unité sur le terrain politique se sont exprimés durant le mois de mai. La première est celle du 5 mai, «la fête à Macron». Cette initiative à caractère unitaire (s’adressant à tous les syndicats, associations et partis) fut adoptée par une assemblée massive qui s’était tenue le 4 avril à la Bourse du travail de Paris à l’initiative de François Ruffin (député FI) et de l’économiste Frédéric Lordon. Cette manifestation du 5 mai, qualifiée de «manifestation pot-au-feu» rassembla au minimum 40 000 personnes à Paris, davantage sans doute.
Sans mots d’ordre politique clairs, ni revendication centrale, cette initiative a eu un écho parce qu’elle présentait un caractère unitaire contre Macron. En même temps, elle a suscité des polémiques parmi les participants: alors que ses initiateurs demandaient qu’il y ait en tête du cortège à caractère unitaire les représentants des secteurs en lutte, ce souhait d’unité s’est heurté à ce qui fut perçu comme une tentative de Mélenchon et de ses amis de s’approprier la manifestation.
Une nouvelle initiative est proposée pour le 26 mai. Les initiateurs (Copernic, Attac, différentes organisations syndicales, politiques et associatives) souhaitent «une marée populaire» le 26 mai, sous la forme de manifestations unitaires dans toutes les grandes villes.
La CGT appelle à participer à cette «marée». Mais comme Solidaires, elle rejette toute tentative de quiconque de «récupérer» cette manifestation unitaire. Et Pierre Laurent (PCF) rappelle que 80 organisations sont co-organisatrices de cette initiative, mettant Mélenchon en garde contre toute velléité de s’approprier le 26 mai. En toile de fond de ces polémiques, il y a l’aspiration de la France Insoumise à incarner seule l’unité du «peuple», aspiration qui tourne le dos au combat – pourtant indispensable – pour l’unité des organisations ouvrières. Mais agir pour l’unité des travailleurs et de leurs organisations implique aussi – ce que ne fait pas Pierre Laurent – une véritable orientation pour combattre le gouvernement, à commencer par le rejet du dialogue social.
La recherche de l’unité syndicale et politique contre Macron se heurte donc à des difficultés, mais cette unité est désormais perçue comme une nécessité forte, et elle pose les problèmes à un niveau plus élevé: quels mots d’ordre centraux, quel programme contre Macron, quelle alternative unitaire à caractère ouvrier? Cela se posera d’autant plus que le «programme» du 26 mai est pour le moins inconsistant («pour l’égalité, la justice sociale et la solidarité»), faisant même l’impasse sur l’exigence du retrait des «réformes» de Macron.
Il est vraisemblable que la discussion sera laborieuse et confuse, mais elle traduira une maturation de la conscience politique. (Publié sur le site de L’insurgé, bulletin n° 33)
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