Dans un ouvrage récent, Gauche: l’avenir d’une désillusion (Ed. Textuel, mai 2014), le sociologue Eric Fassin, résume ainsi son analyse: «La défaite dans les urnes du Parti socialiste français ne fera que confirmer la déroute idéologique: c’est aujourd’hui encore une gauche complexée qui échoue à contrer la droite décomplexée. La gauche gouvernementale chasse en effet sur les terres d’une droite (UMP) qui braconne elle-même depuis des années sur celles de l’extrême droite. Or le «réalisme» de gauche n’est pas plus efficace que la «démagogie» de droite: ces stratégies qui se veulent pragmatiques sont vouées à l’échec.»
Eric Fassin, dans ce livre, établit des comparaisons avec les Etats-Unis. Mais il ne développe pas une voie analytique qu’il serait utile d’examiner. En fait, la social-démocratie européenne – liée sociologiquement par ses sommets à des fractions du Capital (industriel et financier, entreprises semi-publiques, institutions nationales, européennes et internationales comme l’OMC ou le FMI) – ressemble fort au Parti démocrate des Etats-Unis.
Cela est d’ailleurs revendiqué depuis longtemps par le Parti démocrate (PD) italien. L’adhésion à Barack Obama et à son parti par toute la social-démocratie européenne, lors de ses deux mandats, en est un autre témoignage. Le Parti démocrate étatsunien, comme la social-démocratie européenne, possède une jonction – certes plus marquée par l’histoire – avec le grand capital, tout en s’appuyant sur des appareils syndicaux, au même titre que la social-démocratie en Europe.
L’accentuation de la politique d’austérité – qui se développe sur les brisées d’une histoire récente, remontant à 1983 – du gouvernement de François Hollande et Manuel Valls suscite donc des réactions au sein du PS français. Un économiste, qui n’est pas particulièrement critique, résume ainsi le cours austère du PS: «… la politique du gouvernement est une dévaluation interne qui implique une baisse du pouvoir d’achat des salariés, y compris des plus modestes.» (Bruno Amable, in Libération du mardi 13 mai 2014)
Cette orientation s’était déjà révélée au grand jour, en particulier en janvier 2003, avec les mesures de Gerhard Schröder et de son «inspirateur» Peter Hartz. Ces réformes sont aujourd’hui applaudies par la droite européenne qui encourage la «gauche» à les mettre en œuvre. Cette orientation a été plus que confirmée par Evangelos Venizelos qui est le capitaine du Titanic nommé PASOK (Mouvement panhellénique grec), allié de la droite dure d’Antonis Samaras.
Nous n’insisterons pas sur les choix – jumeaux à ceux de Hollande – du gouvernement italien de Matteo Renzi. Ce dernier a mis aux commandes de sociétés publiques italiennes l’ancienne cheffe de la Confindustria (l’organisation patronale), Emma Marcegaglia.
Le «Club des socialistes affligés» français va-t-il chercher à aménager quelque peu l’orientation mise en œuvre par Manuel Valls? Ou bien, ses affirmations critiques vont-elles déboucher sur une rupture politique effective avec le PS. Leur guide, l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, député européen – offensé de n’avoir pas retrouvé une place sur la liste du PS pour les élections européennes – va-t-il prolonger son choix d’inviter Jean-Luc Mélenchon du Parti de gauche (PG) et Pierre Laurent du PCF au colloque que son club organise le 7 juin, à Paris, sur la politique du gouvernement Valls? Et va-t-il être suivi par les ténors de ceux et celles qui se situent dans ladite «gauche du PS»? Peu probable, du moins pour ce qui relève de cette deuxième interrogation.
Certes, ce pas de côté critique du «Club des socialistes affligés» peut offrir une opportunité à la «gauche de la gauche» française d’adresser dans leur direction des propositions concrètes d’initiatives communes. Il s’agit de tester, dans la pratique, la réalité d’une «bataille idéologique», pour reprendre les termes de la déclaration du Club.
La manifestation unitaire – réunissant les composantes du Front de gauche, le NPA, des mouvements sociaux, des secteurs syndicaux – du 12 avril 2014 traduisait, à sa façon, une dynamique possible d’accumulation de forces de contestation d’une politique antisociale et d’une expression politique embryonnaire de diverses luttes. De telles initiatives constituent un facteur important pour que la droite extrême et l’extrême droite n’occupent pas plus le «champ politique» dont la gauche gouvernementale accentue le délitement.
Afin de permettre à nos lectrices et lecteurs de prendre connaissance de l’élaboration initiale de ces «socialistes affligés», nous reproduisons ci-dessous leur déclaration. (Rédaction A l’Encontre)
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Trente et un ans après mars 1983, un gouvernement à majorité socialiste opère un second tournant de la rigueur. L’accumulation de la dette publique et l’excès du «coût du travail» rendraient impossible toute autre politique. Tout socialiste «sérieux» serait donc condamné à expliquer à ses concitoyens qu’après la «désinflation compétitive», c’est désormais un «choc de compétitivité» qu’il faut administrer à notre pays. Tel est le nouveau discours officiel que doivent accepter les militants et électeurs socialistes.
Ces choix ont fini par désarmer les électeurs de gauche, qui ont manifesté leur profond mécontentement en s’abstenant massivement lors des élections municipales.
Le tournant de la rigueur de 1983 devait permettre l’avènement d’une Europe progressiste. Il a accouché d’une Europe ordo-libérale, que la France a renoncé à réorienter en 2012 en adoptant un traité budgétaire qui interdit toute politique progressiste et en négociant dans la foulée un budget européen en baisse de 10% pour 2014-2020, ce qui a tué dans l’œuf la promesse d’un pacte de croissance pour l’Europe.
Le virage de 2014 se matérialise par un plan d’austérité de 50 milliards au détriment de la croissance, de l’emploi, de la protection sociale, des services publics et du pouvoir d’achat. L’ampleur de ce plan d’austérité n’est pas due à la pression des marchés, mais au financement d’un transfert de 1,5 point de PIB (30 milliards) sans contreparties en faveur des profits des entreprises, au nom d’une «politique de l’offre». Or, non seulement l’efficacité des «politiques de l’offre», menées de façon coordonnée par tous les États de la zone euro, n’est en aucun cas avérée, mais surtout, le PS français avait toujours déclaré vouloir se tenir à distance de la «Troisième voie» promue par Tony Blair et Gerhard Schröder dans les années 1990. A l’heure où le Parti socialiste européen (PSE), et notamment en son sein, le Labour et le SPD, explorent désormais la pertinence des «politiques de demande», il est paradoxal que les Français soient les seuls sociaux-démocrates à rester épris de TINA (« There is No Alternative »).
Ceux d’entre nous qui sont membres du PS sont d’autant plus atterrés que ce choix fondamental n’a été délibéré dans aucune instance de notre parti, et a fortiori dans aucun congrès. La Ve République permet au président de la République et à son Premier ministre de l’imposer à la représentation nationale et à tout le pays au mépris du récent message des urnes. Nombre de militants socialistes ont d’ores et déjà déserté le terrain du combat politique. Les autres constatent amèrement que le choix de l’exécutif risque de mener inexorablement notre camp, défaite électorale après défaite électorale, à un nouveau 21 avril qui menacera l’existence même de notre parti en 2017. Ils observent que l’aile gauche du PS [qui était censée être représentée par Benoît Hamon, ministre actuel de l’éducation] n’est pas parvenue à ce jour à empêcher la mise en œuvre de cette politique. Ils regrettent que l’espace occupé par le Front de Gauche et les écologistes soit parfois le théâtre d’affrontement d’appareils stériles qui n’offrent pas de débouché politique crédible.
Socialistes et sociaux-démocrates, nous sommes affligés par l’orientation politique du gouvernement actuel. Nous l’estimons néfaste et démobilisatrice pour les électeurs de gauche qui avaient nettement indiqué vouloir rompre avec le Sarkozysme en 2012. Ce choix fragilise le PS et la gauche dans son ensemble. C’est pour préserver l’identité socialiste et transmettre le témoin aux générations futures de militants que nous décidons de créer un club, ayant pour vocation de montrer qu’un programme socialiste est plus que jamais crédible en France et en Europe. Il s’avérerait en tout cas bien plus approprié que les politiques d’austérité pour lutter contre le chômage et les inégalités, ainsi que pour financer la transition écologique. En France, tout comme en Grèce, en Espagne ou au Portugal, ni les salaires, ni l’Etat social ne sont nos ennemis. Ce qui nous menace, ce sont la finance et l’austérité, cette dernière étant imposée en Europe par des procédures de décision anti-démocratiques.
Ce club est ouvert à toutes et à tous, adhérents du PS ou pas. Il doit regrouper les citoyens actifs, intellectuels, militants associatifs, politiques et syndicaux qui veulent aider la gauche à redevenir une force de propositions et d’action au service de la justice et de l’égalité sociale. Nous n’avons aucun ennemi à gauche et nous entendons, dans un esprit unitaire, mener collectivement la bataille idéologique et politique que la gauche a perdue au cours de ces trente dernières années. Nous travaillerons ainsi en collaboration avec des clubs et think tanks européens, eux aussi engagés dans le même combat. Nous entamerons le dialogue avec toutes les forces qui entendent œuvrer à la recomposition de la gauche. Notre objectif sera aussi de fournir les ressources intellectuelles et humaines aux listes de gauche qui se présenteront aux prochaines échéances électorales. (12 mai 2014)
“Trente et un ans après mars 1983, un gouvernement à majorité socialiste opère un second tournant de la rigueur.” Ah, bon ?
On peut rester songeur lorsqu’on voit des intellectuels mettre autant de temps à comprendre que la terre a cessé d’être plate. Pour ma part je ne leur fais aucunement confiance. S’il n’y a pas de péché originel en politique, l’aveuglement n’est ni une excuse ni une recommandation.