Après les forces d’Al-Assad, les villes d’Al-Dana et Harem, dans le nord de la Syrie, ont chassé les jihadistes de Daech. Mais la peur d’une «guerre sans fin» demeure.
Ils ne sont pas peu fiers d’avoir «nettoyé» leur bout de Syrie des jihadistes. Dans leur uniforme camouflage amidonné et leurs rangers couleur sable, des hommes en armes, la barbe bien taillée, contrôlent le barrage à la sortie du poste frontière de Bab al-Hawa, au sud-ouest de la Turquie. «C’est l’aide non létale fournie par les Occidentaux», précise l’un d’eux en montrant son porte-revolver en cuir pas encore assoupli et son gilet pare-balles «qui pèse plus de trois kilos». Pour la plupart anciens combattants de différentes brigades de l’Armée syrienne libre, ils servent désormais sous la bannière du Front islamique. Constitué en décembre, ce regroupement correspond à la décision de l’opposition syrienne et de ses alliés arabes et occidentaux, prise à la veille de la Conférence de Genève, de combattre les extrémistes de Daech (acronyme arabe de l’Etat islamique d’Irak et du Levant). La formation liée à Al-Qaeda, composée en majorité de jihadistes, a été éliminée il y a quelques semaines de la région dite «campagne d’Idlib», dont elle avait pris le contrôle par «la ruse et la terreur», selon le gradé bien équipé. «Cette deuxième libération a été plus facile et rapide que la première contre les troupes du régime, déjà parce qu’il n’y avait pas d’aviation, mais aussi parce que les hommes de Daech, surpris par la force de notre attaque, n’ont pas cherché à résister. Même s’ils se sont vengés par des attentats à la voiture piégée, que l’on continue de craindre.»
A quelques kilomètres à l’est du camp de réfugiés d’Atmeh, le village d’Al-Dana apparaît comme un lieu privilégié, grouillant de vie et de circulation avec son marché plein de marchandises et d’acheteurs, trop près de la frontière turque pour être attaqué par l’aviation. Nulle trace de destruction sur les magasins et les maisons d’un ou deux étages qui s’étalent dans la plaine fertile d’Idlib. Les jihadistes de Daech avaient établi ici un «émirat» pendant plus de dix mois. «C’était tous des muhajirin (émigrés), dit Abou Mahmoud pour désigner les combattants non-syriens qui occupaient sa localité de 20 000 habitants (lire ci-contre).C’était en majorité des Tunisiens, les pires, des Libyens, et d’autres Maghrébins. Il y avait aussi plusieurs Tchétchènes et ils parlaient tous en arabe littéral.»
«Déterrés trois fois». Ancien capitaine de l’armée régulière, ce quadragénaire bedonnant au poil très noir et à la barbe de quelques jours avait déjà participé aux combats féroces qui ont évincé les troupes du régime en septembre 2012. Installé avec ses hommes à l’entrée d’Al-Dana dans la «cimenterie», un local industriel désaffecté qui a servi de QG à l’un des appareils sécuritaires de Bachar al-Assad puis aux hommes de Daech, Abou Mahmoud soupire en indiquant le terrain vague devant le bâtiment. «On n’a pas fini de découvrir l’étendue du charnier ! Ce matin encore, on a dégagé un corps, le neuvième de la semaine. Seuls trois ont été identifiés et récupérés par les familles. Certains ont été déterrés trois fois, à la demande d’une mère qui arrivait avec une photo de son fils ou du frère d’un disparu. On ensevelit à nouveau ceux qui n’ont pas été identifiés dans une parcelle dédiée.» Confirmant de ses hochements de tête le récit de son chef, l’un des jeunes qui a participé au macabre labeur ajoute, cynique : «On n’a pas creusé trop profond. On les garde en stand-by pour les prochaines réclamations. On se demande même si certains corps ne sont pas ceux de membres de Daech, tués dans les combats et enterrés à la hâte avant leur départ.»
Les jihadistes n’ont pas résisté plus de deux jours, en janvier, à l’assaut du Front islamique qui les a chassés d’Al-Dana où ils régnaient par la terreur. Le charnier n’est pas le pire souvenir qu’ils ont laissé. «Ils n’étaient pourtant pas plus de 150, se désole Abou Mahmoud. Ils ont profité de nos divisions pour s’introduire parmi nous, d’abord en venant proposer une médiation entre deux groupes armés locaux. L’un des notables du village qui les avait amenés a été décapité quelques jours plus tard et sa tête présentée sur la place du marché avec deux autres. On n’avait d’autre choix que de se soumettre, comme l’ont fait la majorité des habitants.»
Quelques mois après avoir établi leur «émirat» d’Al-Dana, certains jihadistes avaient fait venir leur femme et parfois leurs enfants, de Tunisie notamment. Tout aussi zélées que leurs maris, elles se promenaient en ville en niqab, kalachnikov en bandoulière, et organisaient des réunions pour les femmes du village. Amina a participé à ces causeries, «par curiosité», dit cette institutrice, mère de quatre enfants, qui donnait auparavant des cours de lecture, de couture et d’explication du Coran aux filles dans la mosquée de son quartier.
«Une belle et jeune Tunisienne surnommée Oum Bara nous a raconté qu’il y a quelques années, avant d’être remise sur le droit chemin, elle se promenait en minijupe et savait peu de chose de l’islam. Nous avons d’abord été séduites par sa personnalité, mais quand elle s’est mise à nous reprocher nos pratiques traditionnelles et à vouloir nous apprendre des préceptes religieux pour nous instinctifs, nous ne l’avons plus supportée. Surtout que, dans le même temps, nous découvrions l’hypocrisie de ces émigrés et les exactions qu’ils commettaient. Quand on demandait pourquoi ils ne se battaient pas contre le régime, ils disaient que leur première mission était de réformer nos esprits pour savoir mieux mener le combat.» Intarissable sur les aberrations et les horreurs de Daech, Amina parle devant ses filles, ses nièces, sa sœur et sa voisine dans le petit séjour où se rassemblent en fin d’après-midi les femmes et les enfants de la famille.
Cours de maths. Autour d’un poêle à mazout sur lequel bout la théière et sèche le linge, les adolescentes révisent leurs cours de maths, d’anglais et de français. Elles avaient cessé d’aller en classe les dernières semaines de règne de Daech. «L’émir tunisien Abou Oussama est venu nous expliquer qu’il était interdit à nos professeurs, des hommes, de nous donner des cours, raconte l’une d’elles. Nous l’avons supplié de nous laisser continuer nos études en lui disant que nous étions prêtes à nous couvrir intégralement devant nos enseignants, il n’a rien voulu savoir.» Soulagées depuis le départ des terroristes, comme la majorité des habitants d’Al-Dana, les filles rattrapent leur retard scolaire. «Si ces gens-là ont su s’imposer, c’est aussi en raison de la collaboration de commerçants de la ville opportunistes et cupides qui les ont accueillis et leur ont même donné leurs filles en mariage contre des dots substantielles, dit Amina. Certains regrettent leurs portefeuilles pleins de devises.»
Le vrombissement d’un Mig de fabrication russe dans le ciel d’Al-Dana interrompt les conversations. «Pendant les dix mois où Daech occupait la ville, le régime n’a jamais approché notre ciel. Maintenant, la menace revient, l’aviation survole tous les deux jours, comme pour nous dire que nous ne serons jamais libérés», note la sœur d’Amina. Dans ce milieu rural et conservateur, les Syriennes sont plus éprouvées par trois ans de conflit que les hommes, mais aussi plus lucides. Elles ont su assumer des responsabilités auxquelles elles n’étaient pas préparées. Comme Amina, nombre de fonctionnaires vont chercher tous les mois dans les quartiers d’Idlib ou d’Alep contrôlés par le régime le salaire qui fait vivre leur famille. Elles ne cachent pas leur impatience et leur scepticisme face aux promesses et aux paris des hommes engagés dans des batailles incertaines. «Nous avions placé tant d’espoirs en Genève, dit Amina, qui espérait qu’un compromis serait trouvé dès lors que l’opposition avait accepté de participer. Mais nous avions oublié qu’Al-Assad ne céderait rien et qu’il peut continuer à nous épuiser dans une guerre sans fin.»
La route qui mène d’Al-Dana la plate à Harem la montagneuse traverse d’est en ouest des plaines céréalières, des monts d’oliviers et des champs d’amandiers en fleurs. A quelques kilomètres de la frontière turque, la grosse bourgade a toujours été un verrou stratégique depuis la route de la soie jusqu’aux croisades, en passant par Byzance qui a érigé son imposante forteresse.
Abou Mohamad, qui ne sait rien de l’histoire ancienne, est chez lui dans la citadelle où il a vécu avec sa famille jusqu’à ses 5 ans et qu’il a surtout «libérée» au terme d’une bataille épique. Le petit bonhomme à la barbe grise et aux yeux verts est le chef d’une brigade familiale de Harem. Composé de ses trois fils, ses frères, neveux et cousins, ce groupe «free-lance» s’engage auprès de brigades plus importantes. Abou Mohamad a dirigé durant trois mois les opérations qui ont permis, en décembre 2012, de conquérir la forteresse, dernier bastion tenu par les soldats d’Al-Assad dans la province d’Idlib. «En haut, l’artillerie pilonnait la ville, tuant des dizaines de civils. Puis les gens ont fui pour se réfugier dans les villages voisins ou en Turquie.»
En grimpant les rochers et les pierres ocre du monument, Abou Mohamad raconte sa guerre : «Le tournant, ça a été quand nous avons réussi, en nous introduisant par les galeries, à atteindre la source d’eau utilisée par 300 soldats du régime, dit-il, indiquant un puits de 150 mètres de profondeur. Les derniers corps à corps se sont déroulés entre ces niches et ces donjons. Certains se planquaient derrière les murs en ruines et deux soldats ont tenté de fuir en dévalant la pente vers le village, mais nous les avons abattus. Parmi les derniers à se rendre, se trouvaient plusieurs Alaouites que j’ai renvoyés à leurs familles, sans chercher à les échanger contre des prisonniers aux mains du régime.» Il marque une pause ; sa voix et son regard s’assombrissent. «C’était peu avant que mon fils cadet ne soit arrêté à Damas où il est détenu depuis plus d’un an.»
Drapeau noir. Les habitants de Harem ont pu profiter plus longtemps que ceux d’Al-Dana de leur «libération» de l’emprise du régime Al-Assad. «Nous avons perdu 250 jeunes martyrs, rappelle Abou Mohamad. Mais après, la vie s’est bien organisée avec la mise en place de deux conseils, civil et militaire, et le retour des habitants. Les services ont recommencé à fonctionner pendant un an jusqu’à l’arrivée des hommes de Daech.» Là encore, les extrémistes ont profité d’un différend entre groupes armés locaux pour dépêcher en décembre une centaine d’hommes, des «émigrés» en majorité. En deux jours, ils ont pris position aux entrées et sur les places de la ville, aussitôt recouvertes de leur drapeau noir et de leur sigle. Mais un mois plus tard, «nous avons repris les armes et nous sommes engagés dans la bataille décrétée par le nouveau Front islamique pour les chasser, poursuit Abou Mohamad. Rien à voir avec la guerre contre les forces du régime. En deux jours, leur affaire était réglée. Avec mes deux fils, nous avons capturé trois de leurs jeunes émirs. Alors que nous discutions au pied de la forteresse pour décider où les garder, je me suis retourné et je les ai vus se prendre par les épaules en formant un cercle. J’ai bondi pour éloigner mon fils qui était à côté. Les trois hommes se sont fait sauter avec leurs ceintures explosives !»
Débarrassés du contrôle du régime d’Al-Assad et des jihadistes de Daech, les habitants de la région d’Idlib vivent un printemps inédit. Les brigades du Front islamique, bien équipées et organisées, semblent avoir tiré les leçons du passé et maintiennent la sécurité aux barrages routiers sans que leurs hommes se promènent en armes dans les rues et les marchés. Tandis que des conseils locaux, mis en place dans chaque ville avec l’aide de la coalition nationale d’opposition syrienne, gèrent les services, la police, les écoles et la santé. Les affaires et les trafics à travers la Turquie frontalière sont florissants.
Narguilé. En fin d’après-midi, devant les magasins du centre de Harem, les hommes s’installent sur les trottoirs pour fumer le narguilé, un temps interdit par la loi des extrémistes. Un avion survole la localité mais ne les perturbe pas. Il est haut dans le ciel et ne risque pas d’attaquer si près de la frontière turque. L’appareil se dirige vers le sud et lance un missile sur Kafr Takharim, à une dizaine de kilomètres de là. Le lendemain, nous irons constater les dégâts. La frappe a fait 15 morts et une cinquantaine de blessés dans ce bourg de 25 000 habitants qui accueille aussi 20 000 déplacés d’autres régions syriennes. Devant les immeubles de trois étages calcinés, des groupes de femmes, d’hommes et d’enfants circulent parmi les gravats et les bris de verre que des jeunes ont commencé à déblayer. Trois ou quatre d’entre eux filment le spectacle avec leur téléphone. «A quoi ça sert ? crie une passante. Depuis le temps que vous prenez des photos que personne ne veut voir !»«Laisse-les faire ! réplique un vieillard. Et si ces images pouvaient hérisser un poil d’humanité qui resterait à certains ?»
Trois ans de violences, de guerres, de libérations et d’occupation par toutes sortes d’agresseurs ont appris aux Syriens à relativiser et à comparer leurs souffrances. Mais la crainte du prolongement du conflit en l’absence de visibilité vers une solution les remplit d’angoisse. «Nous voilà à nouveau libérés et donc abandonnés», soupire Amina qui rêve de revoir un «pays vraiment gouverné». (Article publié dans le quotidien français Libération du 15-16 mars 2014, pp. 2-4)
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