Suisse. Les opérations internes de l’armée, avant la grève générale de novembre 1918

Les dragons sur la Badener Schlossbergstrasse (Aarau),
en novembre 1918

Par Jo Lang

La grève générale de novembre 1918 a été déclenchée suite à la décision du gouvernement fédéral (Conseil fédéral) de déployer les militaires contre des troubles imminents à Zürich [voir sur ce site l’article ayant trait à l’intervention militaire de décembre 1917]. Mais, ce faisant, le Conseil fédéral a versé encore plus d’huile sur le feu. Sur aucune autre question politique, le mouvement ouvrier n’a été aussi sensibilisé que par ces opérations dites d’ordre interne. Entre 1875 et 1914, il y a eu 42 ordres de mobilisations militaires contre les grèves. Dans toutes les six grèves générales locales, entre 1902 et 1912, l’armée est intervenue, et dans deux cas elle fit feu sur les grévistes.

Lors du premier recours à la troupe, à Göschenen [1], en 1875, cela avait déjà coûté la vie à quatre mineurs italiens. «Les travailleurs organisés de toute la Suisse se sont mis dans une terrible agitation», écrira plus tard Herman Greulich [2], le chef de l’aile modérée du mouvement ouvrier: «ll faut l’avoir vécu soi-même pour être encore ébranlé dans sa mémoire aujourd’hui, 20 ans plus tard, par l’amertume qui s’empara même des camarades qui prenaient calmement les nouvelles». Avec encore plus de recul dans le temps, l’historien Erich Gruner a jugé que: «Sans doute, rien n’a autant discrédité l’Etat démocratique parmi les ouvriers que d’avoir agi manu militari contre les grévistes.» (in Die Arbeiter in der Schweiz im 19. Jahrundert, Francke,1968)

Il est intéressant de noter que les 200 opérations de contrôle de l’ordre qui ont eu lieu avant la Première Guerre mondiale n’ont pas eu les mêmes conséquences politiques.

«La Défense se concentre vers l’extérieur»

Aux yeux des grévistes, dont beaucoup étaient eux-mêmes des soldats, l’armée n’avait rien à y faire. A l’origine, c’était l’opinion de nombreux bourgeois. Lors du débat sur la centralisation de l’armée lors de la révision totale de la Constitution fédérale en 1873 [donc après l’expérience de la guerre de 1870], le Conseil des Etats Johann Karl Kappeler [il est lié au cercle d’Alfred Escher, un des politiciens et hommes d’affaires les plus influents de Suisse ; comme lui, Kappeler est présent dans les chemins de fer et la banque] rassura les sceptiques de Suisse française («Romandie»): «Heureusement, les militaires n’auront que très rarement à faire usage à l’intérieur de leur rôle de soupapes de sécurité. Toute notre puissance militaire est concentrée vers l’extérieur.»

Parmi ces derniers, bourgeois, on trouve l’ancien prédicateur Leonhard Ragaz [3]. Le déploiement de troupes contre une grève générale à Zurich en 1912 a fait du professeur de théologie [de l’Université de Zürich] un antimilitariste. Il n’était que trop évident que l’armée était utilisée principalement dans les conflits du travail, dans lesquels les hommes d’affaires étaient assis à l’extrémité du bras de levier. Dans l’horlogerie, avec ses bâtiments d’usine presque inattaquables et leurs entrepôts, il n’y a eu qu’une seule intervention militaire. Alors que sur les chantiers et dans les tunnels, elles sont au nombre de 24.

Un quart des soldats se sont mutinés

Au début du XIXe siècle, il y a eu quelques actions de refus contre le recours à mettre de l’ordre. Lors de la grève générale de Genève en 1902, 565 soldats se mutinent, soit un quart des appelés. Le futur général Ulrich Wille [durant de la guerre de 1914-1918] a suggéré qu’à l’avenir, il ne devrait plus déployer des troupes originaires ou vivant dans le canton, mais des troupes étrangères [venant d’autres cantons] et adopter une position plus dure envers les mutins.

En 1906, le Congrès du Parti socialiste s’est opposé à cette décision en recommandant que tous les militaires refusent d’attaquer les grévistes. En conséquence, le nombre d’objecteurs de conscience a également augmenté.

La cavalerie sur la Badenerstrasse

Il y a eu des affrontements particulièrement violents entre les grévistes des villes et les soldats d’origine paysanne dans le conflit de l’usine automobile Arbenz à Albisrieden [Zurich, usine créée en 1904]. Au cours de l’été 1906, les actions syndicales s’intensifient après que le gouvernement cantonal eut interdit les piquets de grève, appelé un régiment d’infanterie et un escadron de dragons, et fourni des munitions réelles à 2411 officiers et soldats [4].

L’image de troupes montées poursuivant les manifestants dans la Badenerstrasse [à Zurich] et les frappant au sabre rappelle la cavalerie cosaque qui avait combattu la Révolution russe de 1905. La dragonnade zurichoise est entrée dans l’histoire comme «l’été cosaque».

Les grenades à main en tant que devoir

Pendant la Première Guerre mondiale, les conflits au sujet des services d’ordre ont commencé à croître à partir de 1916. La préparation secrète d’un transport de troupes vers la Suisse française, où le général Wille craignait des troubles, devient un scandale. En été, une intervention de l’armée eut lieu à Zürich contre des troubles portant sur la hausse des prix. En novembre 1917, les affrontements entre manifestants et policiers firent quatre morts, entraînant le déploiement de soldats et de recrues. En 1918, des troupes assurant l’ordre étaient constamment présentes à Zürich, placées sous la «souveraineté» cantonale. Lors d’une manifestation de femmes contre la faim et l’inflation, les troupes ne sont pas intervenues «parce qu’elles n’étaient que des femmes», a déclaré le commandant de la place. Après une grève des employés de banque en septembre, qui a conduit à une grève générale locale, la bourgeoisie était si peu sûre qu’elle a demandé une intervention militaire du gouvernement fédéral.

Le commandant, le colonel Sonderegger [5], fit alors afficher une déclaration où il était écrit : «Mais s’il est établi sans l’ombre d’un doute que des tirs sont partis d’une maison, le lancement de grenades à main devient une obligation placée sous le commandement». (Article publié le 24 avril 2018 sur son blog, par Josef Lang, historien, de 2003 à 2011, conseiller national de Zoug, représentant le Alternative-Grünen. Traduction A l’Encontre)

Notes de la rédaction A l’Encontre

[1] En 1871, après de fort longues tractations politiques et financières, fut créée la Société des chemins de fer du Gothard dont le siège est à Lucerne. Ce fut un ingénieur de Genève (autodidacte), Louis Favre (1826-1897), qui reçut le mandat. Il avait à son palmarès divers travaux en France et Suisse française concernant des tunnels et voies de chemins de fer. Mais Louis Favre décéda sur le chantier, avant que le premier tronçon soit terminé. Les travaux avaient commencé en septembre 1872 au sud et en octobre au nord. Face à des difficultés techniques pas anticipées, les retards se sont accumulés et les coûts également. En 1875, la société est en crise. De même que de nombreuses sociétés de chemin de fer qui sont touchées par la dépression, commencée en 1870. La milice (armée) réprima en 1875, avec une brutalité plus qu’alpestre, une grève des mineurs qui ne revendiquaient qu’une amélioration de leur salaire. C’est à Göschenen, dans le canton d’Uri au Nord du Gothard, que cette répression eut lieu. (Réd. A l’Encontre)

[2] Herman Greulich est né en 1842 à Breslau (Wroclaw actuellement); il était fils d’un cocher et d’une «bonne d’enfants». Il est décédé à Zurich en novembre 1925. Il sera toujours marqué par son adhésion initiale à un protestantisme social qui «se penche sur les pauvres», ce qui est un des traits forts du «socialisme helvétique». Il s’installe à Zurich, en 1865, où il travaille comme relieur, puis dans un atelier de photographie. Il intégrera des associations culturelles de travailleurs allemands. Dans la tradition autodidacte dominante du mouvement ouvrier, il fréquenta la lecture aussi bien de Fourrier que de Friedrich Albert Lange, un enseignant et philosophe allemand qui travaillait à Zurich, entre autres, et qui était une ferme opposant au «matérialisme historique» de Marx. Greulich adhérera à l’Association internationale des travailleurs (AIT), en 1867. Il chercha à créer des syndicats et un parti «socialiste». Il remplit la fonction de rédacteur à la Tagwacht («la Diane» du matin), de 1869 à 1880. Ce titre a été celui de divers journaux socialistes en Suisse. A ne pas confondre avec la Berner Tagwacht qui fut lancée en 1892.

L’orientation générale de Greulich: pour le «progrès social», contre «l’anarchisme» (qualificatif appliqué aux courants combatifs), pour des «droits des femmes», entre autres le suffrage féminin. Rapidement, il fut, de facto, un fonctionnaire du Secrétariat ouvrier qui était soutenu par la Confédération et qui participait aux «négociations» pour l’établissement de lois sociales. Il en resta membre jusqu’à son décès. Ce n’est donc pas un hasard s’il fut celui qui lança l’Association des ouvriers communaux et cantonaux (actuel SSP/VPOD) en 1905. Il en assuma la présidence jusqu’en 1915. Il était pour un «syndicalisme neutre» politiquement. D’orientation sociale-démocrate, il ne commença une «carrière politique» d’élu que tardivement, dans la ville de Zurich. Opposé à la «grève générale», il ne s’y opposa pas en 1918. (Réd. A l’Encontre)

[3] Leonhard Ragaz (1868-1945), après des études de théologie à Bâle, Berlin et Iéna, il enseigna. Par la suite, il fut pasteur à Coire et à Bâle. Sa sensibilité sociale reposait sur une conception où se mélangeaient «le royaume de Dieu» et le bien-être sur terre des pauvres, des travailleurs, ce qui déboucha sur un socialisme religieux, souvent plus radical que les sociaux-démocrates. Il fut solidaire de la grève des travailleurs de la construction à Bâle en 1903 et de la grève générale à Zurich en 1912. Dès le début des années vingt, après avoir quitté la chaire de professeur de théologie à l’Université de Zürich, il se fit prédicateur du socialisme religieux dans les milieux populaires. Il ne recula pas face à la censure. De 1941 à 1945, il fit publier clandestinement  la revue Neue Wege. Il y a chez lui de nombreux éléments qui annoncent la «théologie de la libération». (Rédaction A l’Encontre)

La Grève de masse, par Robert Grimm, 1906 (deuxième édition)

[4] La grève générale zurichoise de 1912 a été l’un des événements les plus marquants durant la période de grève la plus intense de l’histoire suisse au tournant du siècle et de la Première Guerre mondiale. Il s’agit par exemple de la grève générale de Genève de 1902, de la grève de Zurich lors de l’été 1906, au cours de laquelle une grève générale a été discutée, mais rejetée à la suite à l’intervention militaire à l’usine automobile Arbenz d’Albisrieden, de la grève des ouvriers du bâtiment de Winterthur de 1909 à 1910, qui dura exactement un an et un jour, la grève nationale la plus longue jamais organisée en Suisse. Et enfin, celle de novembre 1918, la dite «grève générale». Dans un contexte de reprise économique, la Suisse a connu une vague de grèves inédite dans les années antérieures à 1914, qui n’a trouvé son pendant que durant la période de crise de 1917 à 1919, mais dans un contexte complètement différent. En 1905, 23’110 travailleurs/travailleuses ont participé à 167 grèves, 24’636 salarié·e·s à 264 grèves en 1906 et 31’927 à 276 grèves en 1907. Ces événements ont assuré une grande popularité au mouvement ouvrier social-démocrate. Le nombre de membres des fédérations affiliées à l’Union syndicale suisse (fondée en 1880 et active dès 1881) est passé d’environ 12’000 peu avant le début du siècle à plus de 86’000 en 1913. D’ailleurs en 1906, le «principe de neutralité» en matière politique et religieuse est abandonné et est intégrée une approche reconnaissant la «lutte des classes». La part des électeurs du Parti social-démocrate aux élections du Conseil national est passée de 3,6% en 1890 à 20% en 1911. (Réd. A l’Encontre)

[5] Emil Sonderegger (1836-1934), né à Hérisau (Appenzell Rhodes-extérieures), est le fils d’un industriel de la broderie. Il plaça son avenir non pas dans l’usine, reprise par son frère, mais dans l’armée: dès 1896, capitaine d’état-major ; dès 1901, major d’état-major, puis en 1912, colonel, toujours d’état-major. Il admire, en y assistant, les grandes manœuvres de 1912 dans l’Allemagne de Guillaume II. Il acquit les galons de commandant de brigade d’infanterie, la 17e  en 1913 ; d’infanterie de montagne, la 3e –  une ascension! – en 1914. En 1918, il est nommé responsable du «maintien de l’ordre» à Zurich et Winterthour. Sa brutalité – dite fermeté – fut applaudie par la bourgeoisie. En 1920, il est nommé chef de l’Etat-major général et devint l’inspirateur d’un «régime d’ordre». Face aux résistances qui s’exprimèrent sur le rythme et le contenu de sa contre-révolution, il démissionna de ses responsabilités officielles en 1923. Il se recycla comme représentant des fabricants d’armes , entre autres SIG à Neuhausen am Rheinfall et Oerlikon (ce n’est qu’en 1936 qu’Emil Georg Bührle rachète Oerlikon).

Les cibles politiques de Sonderegger: les juifs, les francs-maçons, les socialistes, les communistes, les syndicalistes, les libéraux. En 1933, sa conception est résumée dans un ouvrage dont le titre dit tout, pour ce grand admirateur de Mussolini: L’ordre dans l’Etat. En 1934, il prend la tête du Volksfront, mais est rappelé à Dieu cette année-là. (Réd. A l’Encontre)

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