Suisse. «Les émeutes zurichoises de novembre 1917»

Les troupes sur la Paradeplatz

Par Heinz Egger

Le centenaire de la (seule) «grève générale de novembre 1918» va susciter – et déjà suscite – de nombreux articles. Par contre – du moins en Suisse française – les «émeutes» de Zurich de novembre 1917 n’ont pas attiré le commentaire historique.

Nous publions ci-dessous quelques pages de l’ouvrage daté (1952) de Heinz Egger, Die Entstehung der Kommunistischen Partei der Schweiz, consacrées aux événements de Zurich des 15 au 18 novembre 1917. D’aucuns les ont analysés comme une sorte de prélude à la grève générale de l’année suivante. Ces pages sont marquées par un jugement sur la période qui exagère le degré de radicalisation politique de secteurs importants du salariat, tout en notant à juste titre le croissant mécontentement social. La caractérisation de la période se reflète dans quelques jugements politiques.

A l’époque (en 1952), la publication de la thèse de Heinz Egger a suscité au sein de la droite politique – entre autres au Conseil national – une excitation politique qui alla jusqu’à la demande de mesures contre le livre publié par la Genossenschaft Literaturvertrieb Zürich et contre son auteur. En ces années de développement de la guerre froide «l’anticommunisme primaire» occupait le haut du pavé dans les médias et l’officialité politique. Maîtriser l’histoire n’est-ce pas une manière de contrôler l’avenir? (Rédaction A l’Encontre) 

*****

Pour comprendre les événements qui se déroulèrent entre le 15 et le 18 novembre 1917, il est nécessaire d’expliquer le contexte général duquel ils résultèrent. Premièrement, il s’agit d’indiquer à quel point extrême la classe laborieuse, qui déjà révoltée par les conditions de la situation politique interne, est portée à s’opposer de manière tranchante aux autres classes populaires, était imprégnée par ce qui se jouait à l’étranger. La Révolution de février [1917] fut déjà saluée avec enthousiasme, car on apercevait dans toute l’Europe les prémisses d’une série de soulèvements révolutionnaires. Encore beaucoup plus fort furent le retentissement et l’influence de la Révolution d’octobre, sur laquelle s’exprime comme suit le procureur A. Brunner :

«La nouvelle de la victoire des bolcheviks à Saint-Pétersbourg éclata au milieu de cette ambiance orageuse et d’une explosivité permanente… Dans son édition du 9 novembre le «Volksrecht» rapporta la dépêche sur cette victoire. Cette nouvelle éclata sur les masses avec violence comme la foudre.» [1]

Par exemple, l’organe de la gauche suisse romande salua la Révolution russe avec les mots suivants :

« Vive la Révolution russe !

La Nouvelle Internationale, organe du Groupe socialiste international de Genève envoie aux courageux bolschevikis des vœux ardents et le témoignage de sa grande admiration. Puisse la révolution socialiste entreprise par nos camarades russes, dont plusieurs ont été nos compagnons de lutte et furent même membres de notre Groupe, puisse cette œuvre formidable réussir. Souhaitons de tout cœur que le prolétariat russe réalise promptement la paix des peuples et l’instauration du socialisme international. Que les travailleurs de toute la Suisse donnent l’appui aux champions de la révolution russe et, que suivant leur exemple, ils se libèrent du joug nationaliste et capitaliste.

Vive la révolution russe!
Vive la paix des peuples!
Vive la révolution sociale! » [2]

La victoire de la révolution en Russie s’apparentait à la victoire de la théorie de la gauche zimmerwaldienne, qui fut introduite à l’intérieur de la classe ouvrière suisse dès le début de la guerre. Il ne s’ensuit naturellement pas un renforcement organisationnel immédiat, mais de la classe ouvrière de Suisse et le renversement du vieux système se situait absolument dans le domaine de l’atteignable et le socialisme pouvait être, dans un temps proche vivement souhaité, du domaine du possible.

Aussi Bretscher par exemple, écrit sur l’effet de la Révolution russe sur la classe ouvrière suisse :

«Bien que cette époque ne nous soit pas éloignée, il est difficile… de juger, se représenter clairement l’état d’âme du prolétariat et la concrétiser en la faisant revivre. Le succès de la révolution bolchevique provoqua dans les rangs de la classe ouvrière combative comme une griserie mentale (intellectuelle). La dépression due à la défaillance de l’Internationale socialiste fut surmontée par l’enthousiasme créé par le triomphe des Bolcheviques, qui conquirent un énorme empire pour en faire le bastion de la nouvelle Internationale. Une force et une confiance en soi décuplées détrônent dans la poitrine des travailleurs radicalisés le sentiment d’infériorité passé. » [3]

Mais justement un tel embrasement de cette atmosphère révolutionnaire n’était pas souhaité par l’aile réformiste de la social-démocratie. Ainsi s’expliquent aussi, les comptes rendus dans la Berner Tagwacht, organe principal du courant réformiste, sur la Révolution russe, qui dans son exposition ne représentait pas cet événement mondial à sa juste valeur. [4] Déjà en ce temps-là, cette attitude attentiste de la social-démocratie masque naturellement dans le fond une position négative envers la Révolution russe, qui trouva ouvertement une suite logique en assumant dès les années vingt une politique antisoviétique. Le réformisme, conformément à sa nature, devint ensemble avec le libéralisme et le fascisme l’ennemi acharné de ce pays, dans lequel la révolution socialiste triompha définitivement pour la première fois dans l’histoire.

La situation économique critique de la classe ouvrière et les violents événements qui se déroulaient au-delà de la frontière de notre pays, formèrent en revanche les prémisses, qui suite aux contradictions latentes existantes entre les différentes classes de la population, devaient, d’une manière ou une autre, aboutir ouvertement à un débordement. Mais pour pouvoir mettre exactement en lumière les événements zurichois de novembre, nous devons nous introduire brièvement au sein des différents groupes du mouvement ouvrier suisse qui s’étaient créés à côté du parti social-démocrate, les syndicats et l’organisation de la jeunesse sociale-démocrate.

Les pacifistes

A Zurich, Max Dättwyler [1886-1976 il développa une activité pacifiste à l’échelle nationale et internationale, sa présence avec son «drapeau blanc» marqua, y compris, des manifestations des années 1960] et Max Rotter [1881-1964, architecte, il quitta le PS pour le PC en 1920, et en 1944 rejoignit le Parti du Travail – PDA – il fonda des nombreuses coopératives d’habitation] réunirent autour d’eux un groupe «de pacifistes actifs». Rotter et Dättwyler membres du parti social-démocrate, développèrent souvent – sous l’effet de leur opinion politique divergente – des affrontements avec la direction du parti (PS) et surtout avec Münzenberg. Grâce à leur activisme, ils réussirent à gagner un secteur de sympathisants parmi la classe ouvrière zurichoise. Leur activité principale se dirigeait en direction des fabriques de munitions et pour l’organisation de grèves parmi leurs travailleurs. Ils défendaient le point de vue, que la poursuite de la guerre pouvait être combattue efficacement par la neutralisation de la fabrication de munitions [une fabrique de munition à Zurich fut bloquée].

Fritz Brupbacher, à droite, début des années 1920

Le groupe «Forderung» (Revendication)

Sous la conduite de Waibel, Jakob Herzog [5], Hans Heinrich Itschner [6] et Fritz Brupbacher [7], les anarchistes purent gagner à Zurich de l’influence à l’intérieur de l’organisation de la jeunesse sociale-démocrate. Ils réussirent habilement à utiliser les réunions pacifistes afin d’élargir leur audience dans un plus large publique. Par ailleurs parut en octobre 1917 leur premier numéro de leur journal Forderung qui fut publié comme organe tous les 14 jours jusqu’à mars 1918. Naturellement ce journal des anarchistes – à côté des divergences théoriques – devait mener l’affrontement envers l’organisation de jeunesses sociale-démocrate, car à terme le but n’était rien d’autre que créer pratiquement une scission au sein de ladite organisation. Le Freie Jugend se confronta de nombreuses fois avec son journal concurrent (Forderung) et à son éditeur. Ainsi, dans son numéro du 10 septembre 1917 (page 7), on pouvait lire, alors que l’apparition de la publication des anarchistes était en préparation :

«Si Jakob Herzog dans sa lettre de présentation de la publication écrit qu’il s’agit du journal de la gauche zimmerwaldienne zurichoise, il dit consciemment une contre-vérité. Jamais la gauche zimmerwaldienne a discuté à ce sujet, et encore moins pris une telle décision. Il s’agit d’une complète et pure fabrication d’un rêve personnel du camarade Herzog, afin de posséder un journal et à travers lui jouer un rôle politique. Même si ceci devait se faire au prix d’une scission parmi l’organisation de jeunesse, ceci est révélateur de la part d’un ancien membre de la direction centrale.»

Herzog se distança pourtant plus tard largement de l’anarchisme. Il conserva cependant une certaine tendance anarchiste lors de la naissance du vieux Parti communiste et la rédaction de son programme. Mais au cours de l’année 1919 il se situa absolument sur le terrain de la IIIème Internationale sur les questions essentielles. Nous aurons encore l’occasion de nous exprimer plus loin sur Herzog.

Les différences théoriques entre les anarchistes, d’une part, et l’organisation de la jeunesse sociale-démocrate et toute la gauche zimmerwaldienne, d’autre part, consistait dans l’expression de leur position sur les événements de novembre à Zurich, sur lesquels nous pouvons intervenir maintenant plus précisément.

Rotter et Dättwyler organisèrent le 15 novembre 1917 une assemblée à la Maison du Peuple de Zurich, où devait être débattu sur la victoire de la révolution en Russie.

D’après A. Brunner, les anarchistes étaient présents en grand nombre; ils invitèrent les participants de la réunion à la tenir dehors, sur l’Helvetiaplatz. Là, Dättwyler prit la parole; il dit à ce propos qu’il ne fallait pas seulement admirer les actions de la Révolution russe, mais qu’il convenait aussi en Suisse de débuter la campagne révolutionnaire. On devrait commencer par la fermeture des fabriques de munitions. Le rassemblement de la foule donna suite à cette proposition et se dirigea en cortège compact vers la Zentralstrasse et à le Stauffacherquai, où ils occupèrent les fabriques de munitions. La police n’était pas en mesure d’éviter cette action.

Le succès de la manifestation eut pour conséquence qu’une nouvelle démonstration fut organisée le jour suivant. Willi Münzenberg ayant connaissance de ce projet voulut toutefois dans une discussion commune avec les pacifistes les dissuader de maintenir leur plan. Münzenberg écrit à ce sujet:

« Mais en vain je cherchais à les persuader de l’inopportunité de leur action disjointe isolée des larges masses de la classe ouvrière. Précisément le succès atteint la veille avait nouvellement conforté la justesse de leur propagande. Il croyait fermement qu’à travers une grève des travailleurs dans les fabriques de munitions, faire cesser la guerre par manque de munitions… » (Willi Münzenberg. Die Dritte Front, p. 244).

Ainsi le soir du 16 novembre, se déroula un rassemblement sur l’Helvetiaplatz. Juste après sa prise de parole, Dättwyler fut arrêté lors d’une injuste intervention de la police.

La foule rassemblée tenta de le libérer. La police dégaina et fit usage de ses armes, elle subit elle-même l’attaque par jets de pierre. Il y eut des deux côtés des blessés et 27 personnes furent emmenées et embastillées (selon A. Brunner).

Quand la nouvelle de ces incidents se propagea à travers la ville, une grande émotion s’empara des travailleurs zurichois, et quand le Parti social-démocrate décida d’organiser une manifestation de protestation pour le 19 novembre, les travailleurs créèrent eux-mêmes un Comité d’action qui annonça pour le 17 novembre une assemblée de protestation contre les agissements policiers. On ne pouvait relever précisément qui étaient membres de ce Comité d’action. Selon les recherches de A. Brunner, à part Ischner (jouant déjà un rôle déterminant dans l’organisation des manifestations précédentes) en faisaient aussi partie : le couple Acklin [8], Waibel, l’étudiante Léonie Kascher [d’origine polonaise, elle se réfugia en Suisse, en fut expulsée en 1918 ; elle fut arrêtée par deux fois en URSS], et certainement encore d’autres personnes autour de Waibel et Herzog. Il est établi, que Ischner était la cheville ouvrière ; il organisa la démonstration du 17 novembre et fit le compte rendu pour le quotidien le Volksrecht sur les incidents de l’Helvetiaplatz. Les anarchistes prirent donc en main la conduite de l’action. La totalité «du mouvement dérapa par la propre faute du Parti social-démocrate de Zurich».

Willy Münzenberg (à gauche au premier plan), en 1915

Les événements du 17 novembre débutèrent à 8 heures du soir sur l’Helvetiaplatz. Sur place «se rassembla une foule de plusieurs milliers de personnes… La police n’empêcha pas le rassemblement et se fit invisible, afin de ne pas provoquer. L’ambiance était spécialement tendue. La foule semblait prête à tout ce que l’on pouvait exiger d’elle. On chanta l’Internationale et on revendiqua que le sujet soit débattu publiquement.» «Manquaient seulement les dirigeants du parti social-démocrate.»

Etaient présents entre-autres Münzenberg, Bucher, Marti et Trostel, tous membres de la direction de la jeunesse sociale-démocrate. Malgré que la réunion fût organisée par-dessus leurs têtes, ils considérèrent justement la nécessité de leur présence à la manifestation afin de possiblement la prendre en main. Bucher, Marti et Trostel prirent la parole et Marti comme chef de l’assemblée proposa de marcher en cortège à travers la ville et de manifester devant le bâtiment de la Neue Zürcher Zeitung. Cette proposition fut aussitôt exécutée ; alors même que le cortège se trouva devant le poste police de l’arrondissement 4 une partie de celui-ci s’y arrêta avec l’intention de libérer les emprisonnés de la veille. Dès lors éclata un affrontement avec la police. Brunner écrit là-dessus :

«… tout en sachant qu’aucune provocation n’avait lieu et que la police municipale se tenait à l’intérieur du bâtiment sans se montrer, commença immédiatement l’attaque du poste de police… »

D’après Münzenberg : « après la retraite de la majorité des manifestants… les policiers courageusement gagnèrent la rue abordant et frappant sabres-au-clair les quelques manifestants attardés.». Sur les événements, Münzenberg, qui n’était pas sur place lors des incidents du poste de police de l’arrondissement – qu’il apprit durant la manifestation devant la Neue Zürcher Zeitung – fit le compte rendu suivant :

«A cette nouvelle se rassemblèrent en un solide bloc quelques centaines de personnes restées sur place après la manifestation qui rejoignirent au pas de course la Paradeplatz et de là retournèrent au pas de marche vers la Badenerstrasse. Lorsque nous arrivâmes, nous tombâmes en pleine bataille rangée de rue. La police tirait à l’aveugle dans la foule, près de moi tomba un jeune travailleur touché au cœur. Les travailleurs cherchèrent à se protéger en érigeant une barricade avec des planches, des poutres des pierres et un char à banc. Devant un bombardement de pierres la police dut reculer. La rue appartenait aux manifestants. Sur ces faits le colonel de police sollicita l’aide militaire. Vers minuit apparurent sur le terrain de lutte plusieurs compagnies d’infanterie munies de mitrailleuses. Les barricades furent conquises, la rue occupée. Les travailleurs et travailleuses s’étaient défendus avec courage. Je vois encore aujourd’hui les jeunes travailleuses, qui se placèrent devant les mitrailleuses et expliquèrent préférer mourir plutôt qu’abandonner la place.

L’Helvetiaplatz fut occupée jusqu’au petit matin par les troupes de travailleurs. Une centaine était légèrement blessée, vingt-huit gravement et dans le lot dix policiers preuves de la résistance des travailleurs. Quatre étaient morts: trois travailleurs et un policier.»

Selon la description du procureur nous apprîmes sur les événements en autre ceci :

« La police réussit quand même par une intervention vigoureuse à faire reculer un peu la foule. Déjà là partit de leur rang le premier tir… Ce tir pour les masses fut le signal de l’ouverture de feu à travers les revolvers et les pistolets en direction de la police, qui dura avec plus ou moins de densité et d’intensité diverse jusqu’à environ trois heures du matin, escarmouches entre la police municipale et cantonale d’une part qui finalement durent utiliser leurs armes pour leur défense, et les insurgés grandissant…

Qu’il y eut par la durée de l’échange et la quantité de puissants tirs, relativement un pas trop grand nombre de morts et blessés vient manifestement que la police tira la plupart du temps des tirs d’avertissement en l’air et au sol, tandis que le tir au but de la foule était entravé, car aucun des tireurs présents ne voulait par son acte criminel être vu ou être éventuellement dénoncé plus tard »

Durant ces événements du 17-18 novembre étaient présents de manière compacte les anarchistes, cependant que le parti social-démocrate et l’organisation de la jeunesse sociale-démocrate n’étaient pas officiellement participants, malgré tout une part des membres de ces organisations prirent une part active durant ces affrontements. Comme le stipule Brunner lors de ses recherches (a. a. O. S. 133 ff.), les responsables de l’organisation de jeunesse (Münzenberg, Willi Trostel [9], Bucher, Marti) s’ingénièrent de protéger les manifestants contre les provocations et les combats incertains, malgré tous ces efforts furent sans succès.

Les policiers effectuèrent de nombreuses arrestations le jour suivant, surtout parmi les membres de l’organisation de la jeunesse sociale-démocrate envers laquelle se dirigeaient principalement les attaques de la presse bourgeoise (Münzenberg, Die Dritte Front, p. 248). D’après Trostel et Marti, Münzenberg fut aussi incarcéré le 19 novembre. Le 21 novembre, le Conseil fédéral décréta son expulsion de Suisse. Mais avant cela, Münzenberg dut subir une détention provisoire. Il fut libéré cinq mois plus tard contre caution. Comme la décision d’expulsion prise par le Conseil fédéral ne pouvait manifestement pas être effectuée, il fut à nouveau arrêté en mai 1918 [10].

Münzenberg fut écroué d’abord dans la prison de Witzwil et plus tard dans celle de Meilen jusqu’à son expulsion en Allemagne le 11 novembre 1918.

Les événements de novembre 1917 à Zurich prirent dans l’histoire du mouvement ouvrier suisse une grande signification. Ce premier grand soulèvement du prolétariat, aigri par la lourde situation économique dans la laquelle il se trouvait et enhardit par le bouleversement révolutionnaire en Russie, témoigna de la volonté de renverser le système économique capitaliste suivant le chemin révolutionnaire pour le remplacer par un ordre social socialiste. A tout le moins ce soulèvement avait des allures d’un «putsch à caractère absolument spontané». Pendant que la direction majoritairement centriste du Parti social-démocrate se

comporta ouvertement passivement, l’aile gauche (ensemble avec la direction de l’organisation de la jeunesse social-démocrate) adopta le point de vue que le moment du déclenchement du renversement révolutionnaire était prématuré. Pour cette aile révolutionnaire du mouvement ouvrier, une préparation et une organisation planifiées du soulèvement étaient la précondition d’une exécution victorieuse. Il est donc certainement abusif de considérer ces émeutes de novembre comme «le premier soulèvement bolchevique en Suisse», comme le stipule Schenker par exemple, dans son ouvrage Die Sozialdemokratische Bewegung in der Schweiz (1926, p.143) Une telle considération participe d’une vision superficielle de la situaton. L’aile gauche de la classe ouvrière participa évidemment aux événements de Zurich – contre sa volonté seulement après que l’action démarra – parce qu’elle aperçut dans cela un processus de lutte de classe lorsqu’il était déjà déclenché. Elle devait la soutenir et la diriger correctement.

Pour les anarchistes cependant les rassemblements initialement organisés par les pacifistes furent le point de départ de la concrétisation de leur point de vue putschiste en ce qui concerne l’organisation de masse de la classe laborieuse. Ils ne menaient pas le combat selon une préparation planifiée, basée sur une évaluation objective de la situation générale et des rapports de force entre les classes antagonistes. Précisément en cela se différencie leur façon d’agir de celui des marxistes révolutionnaires qui différencient le soulèvement de novembre 1917 d’un soulèvement bolchevique.

Si la Gauche zimmerwaldienne en Suisse estime la situation en général et les rapports de forces n’étaient pas assez mûrs pour un bouleversement révolutionnaire, demeure une autre question: est-ce que cette évaluation de la situation était-elle juste ou fausse? Incontestablement il est établi que la situation matérielle dans une large couche de la population s’était à un tel point dégradée et la conscience de classe parmi les travailleurs à un tel point renforcée, de façon que les conditions pour une action révolutionnaire étaient envisageables dans ce contexte préalable favorable. La question serait inutile, si des conditions n’existaient pas pour une véritable entrée en action de la partie révolutionnaire de la classe ouvrière pour effectuer une avancée.

Encore d’un autre point de vue, les événements de novembre 1917 avaient une grande signification. Cette première ample action révolutionnaire de la classe ouvrière suisse devait en plus pousser à un alignement de la politique de la social-démocratie réformiste, ouvertement opposé à la pensée et à l’action des engagés travailleurs révolutionnaires. Sur le comportement des réformistes pendant les émeutes Brupbacher par exemple écrit :

«La police qui a si joliment sévi se trouvait sous le dicastère du social-démocrate Jakob Vogelsanger [il représentait le courant de la Société du Grütli, à droite du PS]. Le militaire sollicita la majorité bourgeoise du conseil municipal. Mais aussi les sociaux-démocrates Otto Lang et Klöti désirait la mise en place de piquet. »

«Pendant les journées de novembre le groupe «Forderung» distribua un tract aux soldats, qui invitait les mitrailleurs de ne pas tirer sur le peuple, s’ils en recevaient l’ordre. Itschner rédigea le tract, Acklin, Toni Waibel, Kascher et d’autres le distribuèrent aux soldats. Pour cette raison ils furent convoqués devant le tribunal de guerre pour sédition et émeute. Naturellement le tribunal de guerre les condamna. Mais, le prolétariat zurichois organisa une imposante manifestation de soutien à la Stadthalle, dans laquelle Otto Lang (encore il y a peu de temps il avait voté pour le piquet militaire contre les travailleurs) et le conseiller national Huggler, c’est-à-dire les officiels du PS, s’engagèrent en faveur de l’action antimilitariste des militants de Forderung». 

Grimm prenant la parole en 1920

Après les événements de novembre apparut la première réaction de la direction réformiste du parti socialiste, pas dans le renforcement du combat contre la bourgeoisie, mais contre l’aile gauche au sein du mouvement de la classe ouvrière. Ainsi la Berner Tagwacht écrit sur les événements zurichois – sous le titre «Gegen zwei Fronten – quotidien dont la rédaction était principalement entre les mains de Robert Grimm [de 1909 à 1918] durant l’époque qui nous intéresse :

«Les « pacifistes», la «gauche zimmerwaldienne» – et aussi quelques jeunes, qui ne pouvaient rester en arrière face au radicalisme – poussaient pour une «action» le samedi soir… L’action spéciale… se déroula. Sur cela nous voulons régler les comptes. Une fois encore le parti zurichois et avec lui le parti suisse furent entraînés dans une situation par des «actions» de quelques cercles, pour laquelle elle doit refuser la responsabilité une fois pour toutes. Nous avons repoussé l’aile droite quand elle entravait le développement. Nous devons, si nécessaire, aussi considérer la séparation avec ceux qui chambardent tout avec leur manque de discipline et entassent difficultés sur difficultés…. Nous ne craignons pas le combat sur deux fronts; nous saurons faire face aux réactions de droite ou de gauche» (20 novembre 2017).

Précisément les événements de novembre obligèrent les réformistes à parler un langage clair. Les prises de position de la Berner Tagwacht et du reste de la presse centriste et droitière incitèrent même ainsi la Basler Vorwärts à une réaction:

«Cela a selon notre opinion absolument aucun sens, si notre correspondant auprès du Conseil fédéral reproduit dans l’article d’hier à une place de choix de la « Tagwacht » un appel de lutte contre l’aile gauche du parti… Nous n’avons pas à lutter contre deux fronts, mais jeter la phalange compacte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie réactionnaire, et se tenir au côté des moyens de lutte de la classe ouvrière organisée, de tout son corps. Désormais la direction du parti suisse lors de sa séance d’hier a pris position sur la situation. Nous ne pouvons pas prétendre que cela s’est passé d’une manière impressionnante. Nous avons ajouté d’autres revendications non accomplies et sommes allés devant le Conseil fédéral, qui noie l’histoire avec de belles paroles, pour d’ailleurs tout laisser comme anciennement. Requêtes et audiences ont perdu de leur efficacité…nous devrions enfin le reconnaître à tous les niveaux… Il aurait été plus méritoire si notre correspondant fédéral se battait avec nous contre la fatale passivité du parti et de sa direction, plutôt que de prêcher une guerre sur deux fronts.» (21 novembre 2017)

Deux jours auparavant, également sur les événements de novembre, le Basler Vorwärts s’était déjà prononcé sur ce qu’elle entendait par «recourir aux moyens de lutte»:

«Mais nous aussi nous vivons dans un Etat de classes, dans lequel la classe possédante a le pouvoir. Nous devons en ce moment nous poser la question si les moyens de lutte proposés ci-dessus suffisent. Si le bulletin de vote ou la manifestation de rues suffisent pour conférer du poids aux revendications des travailleurs. Et là nous faisons face à un non cinglant… Nous sommes entrés au stade de la lutte de classe nécessitant l’application de moyens de lutte plus efficaces… » (19 novembre 1917)

Durant les révoltes de novembre à Zurich, les grandes tensions sociales existant entre les différentes classes de la population entraînèrent spontanément des débordements. Ce qui se jouait ici pour le moment dans un cadre local, se répéta une année plus tard au niveau national. La grève générale de 1918 fut causée par les mêmes conditions que les émeutes de novembre 1917 à Zurich. Cependant changea la manière de conduire la lutte. Il ne s’agissait plus d’une action spontanée à couleur putschiste, mais d’une confrontation préparée de manière planifiée. (Traduction A l’Encontre)

____

[1] Bericht des Ersten Staatsanwaltes A. Brunner an den Regierungsrat des Kantons Zürich. über die Strafuntersuchung wegen des Aufruhrs in Zürich im November 1917. (vom November 1918).

[2] La Nouvelle Internationale, 17 novembre 1917.

[3] Bretscher Willy, Steinemann Ernst, Die sozialistische Bewegung in des Schweiz 1848-1920. (1) Geschischte des schweizerischen Sozialismus bis zum Weltkrieg. Von einem Sozialpolitiker. (2) Wandlungen der schweizerischen Sozialdemokratie 1914-1920. Herausgegeben von W. Brestcher, Redaktor, Zurich aund Dr. E. Steinemann, Zentralsekretär der fres.-demokr, Partei der Schweiz in Bern, page 112f.

[4] Berner Tagwacht, 9 novembre 1917.

[5] Jakob Herzog (1892-1931) adhéra à la Jeunesse socialiste en 1912 ; il devint rédacteur de la revue Feie Jugend. Etat en contact avec Lénine et Brupbacher. Il participa à la création des «Vieux communistes» en 1919, Il partageait l’appréciation d’une révolution imminente en Suisse. «Agitateur» plusieurs fois arrêté, il participa au deuxième Congrès de l’Internationale communiste en 1920 et fut des fondateurs du Parti communiste en 1921. Actif dans la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment, il en fut exclu. Et, dans le cadre du courant ultragauche syndical du PC, il organisa l’Opposition syndicale ouvrière en 1928.

[6] Hans Itschner (1887-1962) avait formation de typographe. Avant la Première Guerre mondiale, il entra dans les cercles anarcho-syndicalistes de Fritz Brupbacher et en 1917 dans le groupe Forderung de Jakob Herzog, qui donna naissance aux «vieux communistes? (Altkommunisten). Après les troubles de novembre 1917 à Zurich, il s’enfuit en Espagne et en France, puis en Union soviétique. En 1919-1920, il devint le premier représentant des «vieux communistes» suisses au comité exécutif du Komintern à Moscou, qui l’employa comme traducteur et émissaire dans divers pays d’Europe et d’Asie. En 1931, il revint en Suisse et dirigea en 1932 la grève des locataires à Zurich. Après son exclusion du parti communiste suisse, il fonda le groupe Union prolétaire. Il vivait de travaux journalistiques (articles signés « Helveticus », parus notamment dans Volksrecht, Der Öffentlicher Dienst et Die Nation). (Source: Dictionnaire historique de la Suisse).

[7] Fritz Brupbacher [1874-1945], formation de médecin. Il est membre du Parti socialiste dès 1898 et se fit défenseur du syndicalisme révolutionnaire. En 1905, participa à la création de la Ligue antimilitariste. Opposant dans le PS, il adhéra en 1921 au Parti communiste. Il en fut exclu en 1933 étant donné ses attaques contre le cours stalinien de ce parti.

[8] Emil Acklin (1889-1976) est membre du PS dès 1917 ; il avait été premier lieutenant de 1914 à 1917. Il fut dégradé après «les troubles de novembre 1917». Membre des «Vieux communistes», il adhéra au Parti communiste en 1921. Il exerça, entre autres, le métier de correcteur.

[9] Will Trostel (1894-1942) Membre du Grand Conseil zurichois en 1917, il fut arrêté en novembre 1917. Il adhéra au Parti communiste et fut élu au Grand Conseil à plusieurs reprises jusqu’à l’interdiction du parti en 1940. Il occupa le poste de rédacteur du journal communiste Kämpfer et, en tant que membre du Secours rouge il apporta son soutien aux réfugiés allemands et italiens en Suisse. Il eut en charge le fils de Fritz Platten _ un des fondateurs du PC suisse – qui, après sa résidence définitive en URSS en 1923, fut fusillé dans les années 1930.

[10] La communication officielle de la décision du Conseil fédéral contenait la teneur suivante : «Le Conseil fédéral dans sa session actuelle a décidé l’expulsion du citoyen allemand Wilhelm Münzenberg, né le 14 août 1889 à Erfurt, domicilié à Zurich, actuellement secrétaire de la direction centrale de l’Organisation de la jeunesse sociale-démocrate suisse et secrétaire de l’organisation faîtière internationale de la jeunesse sociale-démocrate, en considération que le surnommé abuse de son séjour en Suisse à des fins de propagande antimilitariste, qu’il incite des jeunes gens à refuser leurs devoirs militaires et de surcroît a participé récemment aux dernières agitations produites à Zurich. Son expulsion sera exécutée à peine après que les autorités compétentes auront entamé la procédure pénale pour émeute. (Basler Vorwärts, 21 novembre 1917)

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