Par Jean-François Marquis
«Le Conseil fédéral laisse tomber les infirmières»: c’est ainsi que l’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) résume le message transmis le 21 mai 2025 par le Conseil fédéral au Parlement en vue de la mise en œuvre de la deuxième étape de l’initiative «Pour des soins infirmiers forts»… lancée par l’ASI. L’année dernière, l’ASI s’était abstenue de prendre position au sujet d’EFAS (financement uniforme des soins ambulatoires et stationnaires, voir «Le pouvoir des caisses maladie, enjeu central d’EFAS»), escomptant peut-être un effet «bénéfique» de cette neutralité sur la proposition du Conseil fédéral pour concrétiser son initiative. Le bilan de cette «modération» se lit dans le communiqué de l’ASI: «Il est […] incompréhensible que le Conseil fédéral ait revu à la baisse sa propre proposition initiale de juillet 2024 visant à améliorer les conditions de travail.»
«Incompréhensible»? Ce qui est en train de se passer avec cette initiative peut, au contraire, être perçu comme très «compréhensible», et illustratif de la situation dans le domaine de la santé et, plus largement, dans les rapports d’exploitation du salariat en vigueur en Suisse.
Majorité populaire pour de meilleures conditions de travail
L’initiative pour des soins infirmiers forts a été acceptée en 2021 par 61% des votant·e·s [1]. Face à la pénurie de personnel infirmier, elle demande, d’une part, que nettement plus de personnes soient formées à cette profession et, d’autre part, que les conditions de travail et la rémunération soient améliorées afin de freiner la sortie rapide du métier d’un grand nombre d’infirmières et d’infirmiers qualifiés. C’est la première fois qu’est accepté le principe de règles nationales, avec une base constitutionnelle et une loi, destinées à définir des standards pour les conditions de travail d’une profession.
L’offensive de formation a été mise en place rapidement après la votation. Le débat actuel porte sur les conditions de travail et la situation s’annonce toute différente.
De nombreuses enquêtes parmi le personnel soignant ont mis en évidence ce qui pose le plus de problème dans les conditions de travail du personnel soignant, conduit à son épuisement et motive l’abandon de la profession. Les trois aspects les plus souvent cités sont:
- Les horaires de travail (travail de nuit et du week-end, planification, etc.) et les difficultés qui en découlent en termes de conciliation entre travail et vie privée,
- La charge (physique et psychique) de travail et la difficulté qui en découle de fournir des soins de qualité,
- Le niveau insuffisant des salaires.
L’initiative acceptée en 2021 exige des réponses et elle demande explicitement que la Confédération édicte des dispositions sur la «rémunération appropriée» et les «conditions de travail adaptées». Durant le débat ayant précédé la votation, l’exigence d’effectifs minimaux par patient·e a par ailleurs été défendue par l’ASI comme une mesure essentielle pour diminuer la charge de travail du personnel, lui garantir des horaires de travail plus réguliers et plus prévisibles et garantir la qualité des soins.
LCTSI: Loi pour Contourner Totalement le Soutien à l’Initiative
Le projet de Loi fédérale sur les conditions de travail dans le domaine des soins infirmiers (LCTSI) est la «réponse» du Conseil fédéral à cette décision populaire. Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de toutes les mesures élaborées sous la houlette de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), et donc de la conseillère fédérale «socialiste» Elisabeth Baume-Schneider – encore une réussite à mettre à son crédit. Voici néanmoins les points essentiels de la LCTSI:
- Elle fait tout simplement l’impasse complète sur la question des salaires.
- Elle n’entre pas en matière sur la demande d’une réglementation fixant une dotation en personnel adaptée dans tous les domaines de soins. Le Conseil fédéral prend pour prétexte qu’il n’y a «actuellement aucune donnée fiable sur la manière de calculer une dotation en personnel répondant de manière optimale aux besoins» et, «par conséquent, [qu’il] est de la responsabilité des établissements de santé de garantir une dotation en personnel adaptée aux besoins, de manière à assurer une bonne qualité des soins». La bonne foi de l’argument ressort pleinement quand on a en tête la manière dont le Conseil fédéral, lorsque cela lui convient, convoque des «études chiffrées», et d’une fiabilité sans faille, pour justifier ses propositions – que l’on pense aux finances «déficitaires» de l’AVS ou aux «économies» permises par EFAS, par exemple.
- Elle n’apporte quasiment aucune amélioration significative en matière de temps de travail. Elle fixe ainsi la durée normale hebdomadaire à plein temps entre 40 et 42 heures, c’est-à-dire à la situation actuelle. L’avant-projet envisageait audacieusement une fourchette entre 38 et 42 heures: cette minuscule avancée est passée aux oubliettes. La durée maximale du travail est réduite de 50 à 45 heures. Cela correspond à la norme habituelle de la loi sur le travail et, surtout, cette diminution est d’une portée des plus réduites dans un secteur où il est devenu très difficile de travailler à plein temps, vu la charge de travail. (En réalité, dans les soins, 80% est devenu le nouveau 100% – mais avec un salaire réduit d’un cinquième!) Les autres dispositions, relatives à la planification des horaires, à la compensation du travail de nuit ou du dimanche, ou encore au temps d’habillage n’apportent pas d’amélioration notable par rapport aux minimaux de la Loi sur le travail ou du Code des obligations.
- Elle prévoit que «les employeurs et leurs associations doivent mener des négociations avec les associations du personnel en vue de conclure une CCT [convention collective de travail].» Cette disposition, qui se donne des airs d’avancée sociale, en est tout le contraire:
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- Premièrement, cette obligation s’étend aux services de santé faisant partie de la fonction publique, cantonale ou communale, et dont les conditions de travail sont définies par des statuts de droit public, en général plus favorables que les règles de droit privé. Pour les autorités cantonales et communales concernées, la LCTSI est donc une invitation à séparer le personnel de santé du reste de la fonction publique, avec une probabilité très grande que cela ouvre la voie à un décrochage progressif des conditions de travail. C’est ce qui s’est passé dans le canton de Vaud, depuis que le secteur parapublic a été soumis à une CCT propre il y a un quart de siècle.
- Deuxièmement, l’obligation porte sur le fait de mener des négociations et non de conclure des CCT. Selon les données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), 16% environ des salarié·e·s du secteur santé social seraient actuellement couverts par une CCT, contre 50% pour l’ensemble des salariés. Les règles collectives sont donc très faibles dans le secteur et les employeurs sont en position de force pour imposer leurs conditions et refuser tout contrat ne leur convenant pas.
- Troisièmement, la loi prévoit explicitement la possibilité pour les CCT de déroger en défaveur des salarié·e·s aux maigres dispositions prévues par la LCTSI. Dans son avant-projet, le Conseil fédéral avait soumis deux variantes, la première excluant cette possibilité. Les associations d’employeurs, les cantons (qui financent) et les partis de droite se sont sans surprise massivement prononcés pour la possibilité de dérogation. Qui a donc été retenue par le Conseil fédéral, sans surprise également.
- Enfin, et c’est le clou final, la LCTSI ne prévoit rien pour financer une amélioration des conditions de travail. Le Conseil fédéral fait croire que le financement par DRG (diagnoses related groups) permettra d’absorber, avec un «petit» décalage temporaire, les hausses de coûts pour les hôpitaux et que les cantons et communes épongeront volontiers les hausses pour les soins à domicile et les EMS. Difficile d’être de plus mauvaise foi: les hôpitaux sont déjà étranglés financièrement par le financement par DRG et les cantons comme les communes freinent des quatre fers face à toute augmentation de leur «financement résiduel» des soins de longue durée.
Le verrou de la LAMal
Cette absence de financement est la manière certaine de tuer dans l’œuf toute mise en œuvre de l’article constitutionnel accepté par la population en 2021: comment réduire la charge de travail, augmenter les effectifs, garantir des horaires moins épuisants et revaloriser les salaires sans allouer des ressources financières supplémentaires aux hôpitaux, aux EMS et aux soins à domicile?
Le verrou du financement de ces institutions de soins est logé dans la loi sur l’assurance maladie (LAMal). D’une part, le système des primes par tête aboutit aujourd’hui à une charge financière insupportable pour la majorité de la population, qu’utilisent les autorités politiques, comme le Conseil fédéral, pour justifier le carcan financier dans lequel les fournisseurs de soins sont enfermés. D’autre part, la LAMal donne aux assureurs privés un pouvoir exorbitant pour serrer au maximum ce carcan.
La seule conclusion «réaliste» est la suivante: un changement fondamental du régime de la LAMal, allégeant la charge des ménages, avec un financement proportionnel au revenu, et démantelant le pouvoir des assureurs privés, en créant un système de caisse publique unique, est nécessaire pour permettre la mise en œuvre effective de l’initiative pour des soins infirmiers forts.
Liberté d’exploiter: voilà la loi patronale
Le fait que la LCTSI revient à une liquidation du volet «conditions de travail» de l’initiative «pour des soins infirmiers forts» met aussi en évidence une réalité dépassant le domaine des soins. Depuis des décennies, le patronat helvétique a imposé une «flexibilité» maximale en matière de conditions de travail: liberté d’engager ou de licencier sans entrave, de fixer les salaires sans norme légale, d’adapter les horaires à convenance, de maximiser la charge de travail… C’est un des atouts majeurs du patronat helvétique dans le cadre de la concurrence internationale et il n’est pas prêt à y renoncer alors que celle-ci s’exacerbe – au contraire.
Une des facettes actuelles de ce combat patronal pour sa liberté d’exploitation sans entrave est la bataille menée au Parlement pour que les salaires minimaux cantonaux – qui ne sont pourtant pas très élevés – ne soient plus applicables dans les branches où existent des conventions collectives de travail préconisant des salaires plus bas. Lors d’une audition en mars dernier devant la commission du Conseil national responsable de ce dossier, le directeur de l’Union patronale suisse (UPS), Roland Müller, a expliqué: «On ne peut exiger des employeurs ou de l’économie qu’ils assurent un revenu suffisant pour vivre. A un moment donné, il y a une limite. […] A la fin, c’est à l’aide sociale d’intervenir.» (Blick, 5.6.2025) En clair: rien, et surtout pas une décision démocratique, ne doit limiter la marge de manœuvre patronale. Le salaire, comme les autres conditions de travail, doivent rester des variables d’ajustement dont dispose chaque employeur dans sa quête d’un taux de profit qu’il considère comme «normal».
Pour cette croisade patronale, les lois, définissant des règles applicables à tous les salarié·e·s, sont l’ennemi public numéro un. Pour les éviter ou les neutraliser, le patronat leur oppose le «partenariat social» et les CCT. Mais lorsque les syndicats – lesdits «partenaires sociaux» – revendiquent des conventions collectives de travail avec un contenu fort et une force obligatoire au niveau national, le patronat leur oppose… le «partenariat social» avec des CCT «adaptées» à chaque entreprise… Pour le patronat, le vrai «partenariat social», c’est lorsqu’un «partenaire» est plus égal que les autres.
De ce point de vue, la LCTSI est un chef-d’œuvre: c’est une loi qui stipule que le refus patronal de toute loi limitant sa marge de manœuvre est la bonne façon de concrétiser un vote populaire demandant une loi qui améliore de manière générale les conditions de travail du personnel soignant! Difficile de faire mieux.
Mais il y a plus. La LCTSI met aussi en place le mécanisme politique typique de la politique fédérale pour laminer les demandes de changements qui se sont exprimées avec succès. Le voici: Une majorité de votants soutient, en connaissance de cause, la demande d’une amélioration générale des conditions de travail du personnel soignant. Le Conseil fédéral, invoquant «le cadre légal», les «compétences» ou la «procédure de consultation», réduit la concrétisation de cette demande à presque rien. Mais, étape suivante, ce presque rien se trouve érigé néanmoins au statut d’enjeu de première importance. La droite va multiplier les propositions au Parlement pour le réduire encore plus. «En face», les «raisonnables», emmenés par Elisabeth Baume-Schneider, vont appeler à «sauver» ce presque rien, voire, pour les plus ambitieux, à l’accroître un peu, et, ainsi, à valider l’abandon du reste… c’est-à-dire de toutes les mesures pouvant réellement améliorer les conditions de travail des soignant·e·s.
Si les parlementaires «de gauche» et l’ASI entrent dans le jeu, le Conseil fédéral pourra se targuer d’avoir «réalisé» la volonté populaire en l’ayant complètement défaite. L’alternative est de dire ce qui est – la LCTSI est une trahison complète de la votation de 2021 – et de reprendre le chemin de la mobilisation collective du personnel soignant, et de ses soutiens dans la population. (11 juin 2025)
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[1] Rappelons que les personnes ne disposant pas d’un passeport suisse n’ont pas voix au chapitre, bien qu’elles travaillent ici et paient leurs impôts. Dans les hôpitaux, un tiers du personnel n’est pas de nationalité suisse. Les proportions sont du même ordre de grandeur dans les EMS ou dans les soins à domicile. Pour ne prendre que ces deux secteurs directement concernés.
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