Un empire fondé sur le cristal
Biel Crystal Manufactury a vu le jour en 1986 pour fournir, entre autres, des verres de montre aux horlogers [mais aussi pour des caméras, des instruments optiques]. Outre les Suisses, la firme compte Christian Dior [du groupe LVMH de Bernard Arnault], Gucci [détenu par le groupe Kerin avec Yves Saint Laurent, Boucheron, Bottega Veneta, etc.; à sa tête François-Henri Pinault], Guess [Etats-Unis, siège en Californie, créée par les frères Marciano] et le japonais Citizen parmi ses clients. Elle fournit un tiers des cristaux utilisés par les fabricants de montres européens. Basée à Hongkong, elle possède deux sites de production en Chine continentale, à Shenzhen et à Huizhou.
Son patron, Yeung Kin-Man, est l’un des hommes les plus riches de la cité portuaire, avec une fortune estimée à 4,3 milliards de dollars, selon le magazine économique américain Forbes. Il vient de se payer une demeure à 346 millions de francs sur le Peak, une montagne qui surplombe Hongkong. Sa richesse, il la doit surtout aux géants de la tech qui lui ont confié, dès 2003, la fabrication de leurs écrans de smartphone. L’entreprise, qui emploie aujourd’hui 140 000 personnes, fournit deux tiers des vitres installées sur les téléphones de la marque Apple. Biel, dont le nom n’a rien à voir avec la ville de Bienne, mais est une translittération phonétique du terme «blessed» (béni), équipe également les appareils de Samsung [Corée du Sud], de Huawei [Chine], d’Oppo [entreprise chinoise d’électronique se situant à Dongguan dans la province Guangdong, la société mère est BBK électronique filiale de One] et Vivo [opérateur brésilien de téléphone mobile, aussi actif dans le secteur des montres et de la bijouterie]. En 2016, Biel Crystal a réalisé 36 milliards de yuans de revenus (5,1 milliards de francs). Le patron de 64 ans espère coter son groupe à la Bourse de Hongkong cette année 2017. [Le siège de la firme se trouve à Hong Kong, 36/F, Legend Tower, No. 7 Shing Yip Street, Kwun Tong, Kln. La manufacture réside à Shenzhen: Biel Crystal Manufactory Limited, 7 No.4 Road, Jin Chuen Gong Ye Gu, Heng Gang Liu Yue, Long Gang Gu, Shenzhen.]
Exploitation. La plupart des horlogers helvétiques équipent leurs montres de verres fabriqués en Chine, le plus souvent dans des conditions terribles. Plongée dans l’un de ces ateliers.
Un jour, épuisée, l’ouvrière est partie faire une sieste. Elle n’a plus jamais été revue vivante. Lin Bo s’était plainte de douleurs diffuses durant des semaines. La jeune femme savait qu’elle devait aller voir un médecin, mais son employeur lui avait déjà refusé à plusieurs reprises un congé. Et ses horaires – de 7 heures du matin à 7 heures du soir ou l’inverse – ne lui laissaient pas le temps de se rendre chez le docteur. Elle est morte dans son sommeil, raconte Li Jun, une collègue de 25 ans. Comme il y a un petit rideau devant chaque lit, ses camarades n’ont rien remarqué. C’est un nettoyeur qui l’a trouvée trois jours plus tard, à cause de l’odeur: «Lin Bo travaillait pour Biel Crystal, l’une des pires usines de Chine. Elle fabrique des verres de montre pour de nombreuses marques horlogères, dont les suisses TAG Heuer [du groupe LVMH, avec Jean-Claude Biver à la tête de l’entreprise], Cvstos [des montres dont le prix s’étale entre 5000 CHF à 16’000, Cvstos renvoie au terme latin gardien; dans l’horlogerie le «garde-temps» est un terme qui désigne une montre de «haute précision», la marque est contrôlé par un héritier: Sassoun Simarkes, fils du coproprétaire du groupe Franck Muller Vartan Sirmakes]; avec l’aide d’un technicien formé à la Chaux-de-Fonds], Technomarine [montre lancée par un publicitaire parisien, Franck Dubarry, le siège est à Genève] et Movado [le groupe américain, aux mains de la famille Grinberg, a aussi le contrôle des marques Ebel et Concord] dans des conditions que l’on peine à imaginer.»
Liu An, une jeune femme de 22 ans aux longs cheveux noirs, a quitté il y a quatre mois sa province rurale du Jiangxi pour la mégalopole de Shenzhen, au nord de Hongkong, où elle a trouvé du travail chez Biel Crystal. Elle a été affectée à l’inspection des verres. «Je travaille douze heures par jour, sept jours sur sept, avec un seul jour de congé par mois lorsque je passe de l’horaire de nuit à l’horaire de jour»,dit-elle entre deux bouchées de soupe de nouilles épicée au sortir de ses douze heures de travail nocturne. Puis elle ajoute, d’un ton ferme: «C’est de la torture.» Son nom ainsi que ceux de tous les autres ouvriers ont été modifiés pour les protéger contre les représailles. Le Matin Dimanche et la Sonntag Zeitung, du 23 juillet 2017, ont parlé avec une cinquantaine d’entre eux.
De 120 à 140 heures supplémentaires par mois
Depuis son arrivée, Liu An a effectué plus de 150 heures supplémentaires chaque mois. En Chine, le maximum légal est fixé à 40 heures de travail par semaine, avec la possibilité d’effectuer 36 heures supplémentaires par mois. Et elle n’est pas un cas isolé: une investigation de l’ONG hongkongaise Sacom a montré que les employés de Biel Crystal effectuent en moyenne 120 à 140 heures supplémentaires par mois.
Pour obtenir ces informations de l’intérieur de cette usine qu’elle considère comme l’une des pires en Chine, l’ONG a déployé une soixantaine de volontaires, qui se sont fait engager incognito par la firme. Ils ont documenté les conditions de travail et de vie à l’intérieur de l’usine grâce à des photos et à des témoignages volés. Nous avons complété ce travail à l’aide d’une enquête indépendante et en nous rendant plusieurs jours sur place.
Même en cumulant toutes ces heures, Lui An ne gagne pas plus de 4000 yuans par mois, soit 570 CHF environ. Cela signifie que son salaire de base, sans les heures supplémentaires, n’atteint que 2000 yuans environ, soit moins de la moitié du salaire moyen d’un ouvrier dans la province du Guangdong, où se trouve Shenzhen.
Au moindre écart, les employés de Biel Crytal se font amender. «Jouer avec son smartphone coûte 100 yuans et casser un verre de montre revient à 10 yuans» raconte Wang Cheng, un ouvrier de 35 ans, au visage rond surmonté d’une coupe en brosse. S’il fume, s’il s’endort, s’il oublie son badge ou s’il ne fait pas la queue au moment de pointer, énumère-t-il, c’est aussi une amende.
Même le fait de ne pas terminer son repas à la cafétéria donne lieu à une punition pécuniaire. «Pour être sûre que cela ne m’arrive pas, je prends toujours de toutes petites portions», confie Fang Mei, une jeune employée qui vient du Hunan. «Ces amendes sont complètement illégales: un employeur n’a pas le droit d’imposer des déductions de salaires à ces travailleurs pour ces petites fautes», relève Yujuan Zhai, professeur de droit du travail de l’Université de Shenzhen.
Une armée de gardes
Ces punitions sont délivrées par une armée de gardes vêtus de costumes vert bouteille qui ressemblent à s’y méprendre à ceux de l’armée chinoise. Ils passent leur temps à parader dans les locaux de Biel Crystal en formation militaire et à discipliner les travailleurs. «La surveillance des ouvriers est constante: ils sont fouillés chaque jour à l’entrée de l’usine, les filles se font harceler, les travailleurs trop lents se font insulter», détaille Michael Ma, un responsable de l’ONG Sacom. [En fin décembre 2010, déjà: «Pour alerter l’opinion sur les conditions de travail indécentes dans les usines de jouets en Chine, une ONG chinoise, la Sacom, vient de rendre publics les résultats de ses enquêtes, en partenariat avec l’association Peuples Solidaires»].
Les employés de Biel Crystal doivent en outre atteindre certains quotas de production. «Je dois inspecter 1000 pièces par jour, ce qui me laisse environ 10 secondes par verre, c’est beaucoup trop peu», soupire Liu An. En cas d’échec, elle se fait amender.
La pression est telle qu’entre 2011 et 2015 huit employés se sont suicidés, selon l’ONG. L’un d’entre eux a sauté depuis le toit de la cafétéria, après une altercation avec un garde qui voulait l’empêcher de reprendre un morceau de pain lorsque le sien est tombé par terre. Une femme dans la trentaine s’est précipitée dans le vide depuis le 6e étage après deux mois de travail ininterrompu. Elle venait de se faire refuser un jour de repos et de recevoir une amende de 200 yuans.
La souffrance des ouvriers peut aussi être physique. Distraits par la fatigue, beaucoup de travailleurs se blessent avec les machines ou les bords tranchants du cristal. «Je vois énormément de coupures et de doigts écrasés parmi les ouvriers de Biel Crystal», indique Wu Heping, un médecin de l’hôpital voisin.
Le bruit, la chaleur et la poussière qui règnent dans les ateliers sont également insoutenables. «Si j’enlève mon casque antibruit un moment, je n’entends plus rien après, comme si j’avais de l’eau dans les oreilles», raconte Ma Chuanli, un employé de 33 ans qui travaille dans le département du polissage. Un médecin lui a récemment dit qu’il a commencé à perdre de l’audition. Sur le long terme, l’inhalation de la poudre de verre peut provoquer des cancers du poumon et des silicoses.
Produits aux émanations toxiques
Plus grave encore, certaines étapes de la préparation du verre, comme l’ajout d’une couche antireflet, l’impression d’un liseré métallisé le long des bords et le nettoyage des pièces, requièrent l’usage de puissants produits chimiques dont les émanations sont extrêmement nocives. Les travailleurs sont censés porter un masque et des gants, mais beaucoup renoncent car cela les ralentit dans leur travail. [Ces conditions de travail ont existé dans l’horlogerie suisse entre autres pour la fabrication des cadrans, des aiguilles, du briochage des cadrans etc. Ce n’était un hasard si à l’entrée des «boîtes d’horlogerie» existaient des distributions de Saridon (qui contient de l’ibuprofène) et qui n’est prescrit contre le mal de tête, les douleurs au dos, par exemple, que pour trois jours ; alors qu’il était connu que des ouvrières se faisaient des tartines de Saridon, pour tenir le coup et les rythmes; dans certains secteurs spécifiques, réduit en termes de nombre, de la production horlogère des conditions similaires existent encore en Suisse]
«Les produits utilisés pour imprimer sur le verre ont une forte odeur chimique, mais je ne sais pas ce que c’est car l’étiquette est en anglais» dit Da Jiao, une jeune femme de 21 ans qui vient de Hubei. «Pour effacer les bavures, nous avons de l’huile de banane.» Un euphémisme communément employé à Shenzhen pour décrire le benzène, un puissant solvant dont l’usage est interdit en Europe et aux Etats-Unis, car il provoque des leucémies.
Da Jiao dit être «allergique» à la machine utilisée pour sécher les verres imprimés. «Lorsque je la touche, cela provoque des éruptions sur mes avant-bras, qui se transforment pas la suite en cicatrices», dit-elle en montrant sa peau recouverte de lésions grisâtres. Elle réagit vraisemblablement au trichloréthylène, une substance utilisée pour accélérer le séchage de pièces industrielles et qui peut provoquer des dermatites.
Les ouvriers ne tiennent que quelques mois
Parmi les autres produits toxiques utilisés figurent du nitrite de potassium et de l’acide sulfurique, qui peuvent provoquer des brûlures internes et externes s’ils sont inhalés ou entrent en contact avec la peau, de l’acétone, qui peut affecter les voies respiratoires et le système nerveux, et une solution de polissage à base de diamant liquide, qui peut endommager certains organes lors d’une exposition prolongée.
L’important tournus (turnover) chez Biel Crystal – la plupart des ouvriers ne tiennent pas plus de quelques mois – rend l’identification de cas d’intoxication chronique malaisée, car la maladie ne se déclare en général pas avant plusieurs années. L’usine a néanmoins pris quelques précautions pour se prémunir contre les réclamations. «Dans au moins deux cas, l’entreprise a demandé à des employés malades de signer des documents, qui se sont avérés être des déclarations de renonciation volontaire à toute compensation financière», déplore Michael Ma.
Contactée, Biel Crystal n’a pas souhaité prendre position sur ces diverses accusations.
De son côté, l’horlogerie helvétique choisit de fermer les yeux. Ses motifs sont purement intéressés. «Si les marques suisses s’approvisionnent en Chine, c’est essentiellement pour des raisons de coûts», note Jean Daniel Pasche, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse.
«Nos prix sont en moyenne 30% plus élevés que ceux pratiqués en Chine, car nos salaires sont plus hauts et nous devons nous soumettre à une multitude de normes environnementales et de travail», confirme un producteur suisse de verre, qui souhaite garder l’anonymat. Très gourmand en électricité, le cristal est la partie de l’habillage de la montre la plus chère à produire après le boîtier, précise-t-il.
Une pièce qui vaut 30 francs en Suisse ne coûte que 21 francs dans l’Empire du Milieu. «Mais il arrive aussi que nous perdions un contrat pour 1fr.50 de différence, sur des montres vendues 6000 ou 7000 francs en magasin», assure, dépité, l’entrepreneur. Son diagnostic est confirmé par Laurent Berberat, responsable commercial d’Erma Boécourt [Erma produit des verres en saphir pour l’horlogerie], un autre producteur helvétique de verres de montre, qui estime que trois quarts des montres suisses sont équipées de glaces importées.
Cela a des conséquences très réelles sur les quatre entreprises suisses qui fabriquent ces cristaux (une cinquième fournit exclusivement Swatch et ne se porte pas trop mal). «Nous avons dû mettre certains de nos employés au chômage technique l’an dernier», dit Laurent Berberat. Pour quelques francs d’économisés, on tue les capacités et le savoir-faire développés en Suisse durant des décennies.»
Du côté des clients mis en avant par Biel Crystal sur son site, on se tait. Cvstos, Technomarine et Movado n’ont pas répondu à nos multiples sollicitations. Longines assure ne pas être en relation contractuelle avec Biel Crystal et essaie de clarifier si un de ses intermédiaires se fournit dans cette usine. TAG Heuer reconnaît acheter des verres de montre à Biel Crystal, dans un souci de «diversifier ses fournisseurs afin de sécuriser ses approvisionnements de composants de montres», mais affirme avoir «une réglementation stricte avec ses fournisseurs, suivie par des audits réguliers».
Le code de conduite des fournisseurs de LVMH – maison mère de TAG Heuer – se trouve pourtant une flagrante contradiction avec certains des manquements constatés chez Biel Crystal. Elle interdit par exemple «les déductions salariales pour des motifs disciplinaires» et oblige ses fournisseurs à proposer un environnement de travail qui ne soit ni dangereux ni nocif pour la santé des ouvriers. Elle exige aussi que ceux-ci ne travaillent pas plus de 60 heures par semaine avec au moins un jour de congé.
Deux autres marques ont, pour leur part, cessé de recourir aux services de Biel Crystal: Franck Muller en 2012 et le groupe Richemont en 2015, après avoir constaté que l’usine chinoise contrevenait à sa charte éthique.
Pour Liu An, tout cela ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Epuisée et dépitée, elle a décidé de démissionner. «Mais il y a des quotas qui interdisent à plus de deux personnes par mois et par département de quitter l’usine», explique-t-elle, résignée. Elle attendra donc jusqu’en octobre. (Article publié dans la SonntagsZeitung et Le Matin Dimanche en date du 23 juillet 2017)
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