Une Africaine à la tête de l’OMC: tout changer pour que rien ne change?

Par Cédric Duterme

Après des mois de suspense, l’OMC devrait finalement confirmer l’élection de la première femme et de la première Africaine, Ngozi Okonjo-Iweala, à la tête du Secrétariat général de l’organisation. De là à y voir une bonne nouvelle pour l’Afrique – et pour le Sud en général – il y a toutefois un pas que beaucoup hésitent à franchir.

Tout commence le 14 mai 2020. Ce jour-là, à la surprise générale, le Directeur général de l’OMC, le Brésilien Roberto Azevedo, en poste depuis 2013, annonce sa volonté de démissionner. L’incompréhension est d’autant plus grande qu’il lui reste plus d’un an de mandat à accomplir. Et surtout, il quitte le navire en pleine tempête. Déjà fragilisée depuis 2003 et l’échec du «Round de Doha pour le développement» [1], l’OMC est également paralysée depuis plusieurs années par la crise qui affecte son organe de règlement des différends (ORD). En cause, le refus des Américains de renouveler les juges d’appel, pour protester contre ce qu’ils estiment être des interprétations «trop extensives» de leurs compétences.

Cette double crise existentielle s’inscrit dans une crise plus large de la mondialisation néolibérale, qui s’accompagne d’une défiance de plus en plus généralisée vis-à-vis de la libéralisation commerciale. Une crise que la pandémie du coronavirus n’a pas manqué d’exacerber, en déstabilisant les chaînes d’approvisionnement mondiales, et en favorisant en retour la multiplication de mesures protectionnistes.

C’est donc dans ce contexte explosif qu’Azevedo décide de rendre son tablier. Quelles qu’en soient les raisons [2], sa décision impose à l’OMC d’organiser précipitamment sa succession ; une tâche d’autant plus ardue que les réunions se font presque uniquement à distance, compte tenu de la situation sanitaire. Sur les huit candidats officiellement en liste, deux femmes – une première – se disputent finalement la première place: la Sud-Coréenne Yoo Myung-hee et la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala. Rapidement, un large consensus émerge autour d’Okonjo-Iweala. Mais les États-Unis, qui soutiennent la candidate Sud-Coréenne, refusent de s’avouer vaincus. Nouveau coup de théâtre et nouveau blocage. Un de plus.

Dénouement «historique»

C’est finalement l’élection de Joe Biden à la Maison blanche qui va débloquer la situation. Décidé à rompre avec la politique de la terre brûlée de son prédécesseur, Biden se range à l’avis général. Le 5 février, après une conversation téléphonique entre les présidents états-unien et sud-coréen, on apprend que Yoo se retire de la course. Dans la foulée, la nouvelle administration de Washington annonce son soutien à la candidature d’Okonjo-Iweala. Fin du suspense. Le moment est historique. Okonjo-Iweala sera non seulement la première femme à diriger le Secrétariat général de l’OMC, mais également la première Africaine.

Née au Nigeria en 1954, «Dr Ngozi» a servi deux fois comme Ministre des finances depuis le retour de la démocratie dans son pays, en 1999 – une première, déjà, pour une femme à ce poste. En parallèle, elle a également fait une brillante carrière au sein de la Banque mondiale, dont elle ratera d’ailleurs la présidence de peu en 2012. Alors numéro deux de l’organisation, et jugée par beaucoup comme la plus qualifiée des candidats [3], elle voit la nomination lui échapper au profit de Jim Yong Kim, choisi par les États-Unis, en vertu de l’arrangement informel qui réserve, depuis 1944, le choix de la présidence de la Banque mondial aux Américains, et celui de la direction du Fonds monétaire international (FMI) aux Européens.

Pour de nombreux observateurs, l’élection d’Okonjo-Iweala à la tête de l’OMC n’est donc pas qu’une victoire symbolique pour l’Afrique et le Sud en général. Certes, comme le souligne un article récent de la BBC: «Bien qu’elle ait récemment obtenu la citoyenneté américaine, [Okonjo-Iweala] est fière d’être Nigériane et est farouchement patriote – affichant son identité africaine jusque dans ses tenues adaptées à l’Afrique» [4]. Mais surtout, Okonjo-Iweala est une économiste et une experte du développement mondialement reconnue. Elle s’est également forgé une réputation de «dame de fer», aussi intransigeante qu’intègre, notamment dans sa volonté de lutter contre la corruption au Nigeria.

En outre, son action au sein de la Banque mondiale témoignerait de sa préoccupation pour les intérêts du monde en développement. Depuis 2015, en tant que présidente du Conseil d’administration de l’Alliance mondiale pour le vaccin et l’immunisation (GAVI) [5], elle s’est d’ailleurs illustrée par ses positions en faveur d’un accès plus équitable aux vaccins entre les pays du Nord et du Sud, une thématique, parmi d’autres, qu’elle souhaite amener au sein de l’OMC.

Figure du néolibéralisme au Nigeria

Mais tous ne partagent pas cet enthousiasme. Pour l’anthropologue nigérian Omolade Adunbi, par exemple: «Lors du retour du Nigeria à la démocratie en mai 1999, [Okonjo-Iweala] est devenue une figure importante dans l’élaboration des politiques économiques néolibérales de la nouvelle administration, d’abord comme conseillère d’Obasanjo et ensuite comme Ministre des finances, où son bureau est littéralement devenu un avant-poste du FMI/Banque mondiale. Elle a aidé à peupler les administrations d’Obasanjo et de Jonathan avec des employés actuels ou anciens de la Banque mondiale et du FMI et d’autres sympathisants des politiques économiques néolibérales» [6].

Le résultat fut la mise en œuvre de politiques controversées en matière de privatisation, de renégociation de la dette publique ou encore de mesures d’austérité. Comme le souligne, de son côté, Francisco Pérez, dans la revue Jacobin, durant son second mandat de Ministre des finances: «Okonjo-Iweala est devenu le visage public de la décision profondément impopulaire de supprimer les subventions sur les carburants en janvier 2012, qui a conduit à un doublement des prix des transports du jour au lendemain et à une forte augmentation du coût de la vie. Des millions de Nigérians estimaient que la subvention sur les carburants était le seul avantage qu’ils recevaient de la vaste richesse pétrolière de leur pays et ils ne faisaient pas confiance à leurs dirigeants politiques pour réaffecter les fonds aux dépenses sociales comme ils l’avaient promis. Ce mouvement a déclenché une grève nationale et les protestations d’Occupy Nigeria, auxquelles se sont joints des artistes comme Seun Kuti, Wole Soyinka et Chinua Achebe» [7].

Dans ce contexte, l’auteur se demande si l’élection d’Okonjo-Iweala ne revient pas à «mettre un visage africain sur l’agenda du Nord pour étendre le libre-échange et renforcer la puissance des grandes multinationales». Et à en croire les priorités exprimées par la future Directrice générale (DG) pour l’avenir de l’OMC [8], on peut effectivement se poser la question. Entre sa volonté d’éliminer les restrictions au commerce lié à la pandémie ou son souhait de pousser à la conclusion des négociations controversées sur les subsides à la pêche ou encore le e-commerce [9], on peine à trouver des propositions un tant soit peu radicales qui permettraient d’adresser les biais fondamentaux qui caractérisent le fonctionnement de l’OMC au détriment des pays et des populations les plus pauvres.

Des limites structurelles insurmontables

À sa décharge toutefois, à supposer qu’un candidat avec de telles ambitions puisse parvenir à se faire élire, ce qui serait une gageure, il ferait face à de nombreux obstacles pratiquement insurmontables. En premier lieu, la marge de manœuvre extrêmement étroite dont bénéficie le Directeur général au sein d’une OMC qui fonctionne au consensus entre ses États membres. Okonjo-Iweala le reconnaît d’ailleurs elle-même: «le DG n’a pas de pouvoir direct, mais il a ce que j’appelle un ‘soft power’» [10]. Ensuite, et surtout, le poids des traités, de la jurisprudence ou encore de la tradition institutionnelle de cette organisation, structurellement conçue pour favoriser la «libéralisation» de l’économie.

Déjà en 1999, dans un article où ils détaillaient les dix raisons pour lesquelles il fallait, selon eux, fermer l’OMC, Russell Mokhiber et Robert Weissman soulignaient que: «Certains de ces problèmes, tels que le penchant de l’OMC pour le secret, pourraient éventuellement être résolus, mais les problèmes fondamentaux – la priorité accordée aux valeurs commerciales sur d’autres valeurs, les contraintes pesant sur la prise de décision démocratique et les préjugés contre les économies locales – ne le peuvent pas, car ils sont inhérents à l’OMC elle-même» [11].

Leur conclusion était dès lors sans appel, et pour beaucoup elle s’applique encore aujourd’hui, indépendamment de la personnalité qui se trouve à la tête de l’organisation: si l’on souhaite promouvoir un ordre commercial international plus favorable aux pays et aux populations les plus marginalisées, c’est au démantèlement pur et simple de l’OMC qu’il faut s’atteler. Pour le dire autrement, dans les mots de Francisco Pérez: «Ce dont le Sud global a besoin c’est de pouvoir et de ressources, et non d’une représentation vide» [12]. (Article publié sur le site du Cetri, le 11 février 2021)

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[1] Après le « Round » de négociations d’Urugay qui a débouché sur la création de l’OMC en 1994, le Round de Doha, lancé en 2001 au Qatar, devait poursuivre l’intégration commerciale internationale en l’axant davantage sur les priorités du développement. Ce nouveau cycle s’est toutefois heurté à des oppositions irréconciliables entre pays du Nord et pays du Sud – notamment sur la question des subventions agricoles –, aboutissant à son échec lors la Conférence de Cancún, en 2003, au Mexique. Aucun accord n’a été trouvé depuis lors pour relancer ce cycle de négociations.

[2] Officiellement, il a invoqué des « raisons familiales », mais peu de temps après l’annonce de sa décision, on apprenait qu’il avait accepté un poste chez le géant agroalimentaire PepsiCo pour s’occuper des politiques publiques, des affaires gouvernementales et des efforts de communication…

[3] Notamment par l’influent hebdomadaire libéral The Economist : « Hats off to Ngozi », The Economist, 31 mars 2012 : https://www.economist.com/leaders/2012/03/31/hats-off-to-ngozi.

[4] Falayi K. (2021), « Ngozi Okonjo-Iweala set to make history at WTO », BBC, 6 février 2021 : https://www.bbc.com/news/world-africa-54903788.

[5] Pour une discussion critique de cette Alliance et plus largement de l’enjeu du « nationalisme vaccinal » en temps de covid Covid : Polet F. (2020), « Covid 19 au Sud : face au « nationalisme vaccinal », l’enjeu de la souveraineté sanitaire », CETRI : https://www.cetri.be/Covid-19-au-Sud-face-au.

[6] Adunbi O. (2018), « The lady is not for turning », Africa is a Country, 12 août 2018 : https://africasacountry.com/2018/12/the-lady-is-not-for-turning.

[7] Pérez F. (2021), « The Global South Needs Power and Resources, Not Empty Representation », Jacobin, 6 février 2021 : https://jacobinmag.com/2021/02/okonjo-iweala-wto-representation.

[8] Monicken H. (2020), « Okonjo-Iweala outlines ‘proactive’ agenda amid WTO director-general impasse », Inside U.S. Trade, 16 novembre 2020 : https://insidetrade.com/daily-news/okonjo-iweala-outlines-%E2%80%98proactive%E2%80%99-agenda-amid-wto-director-general-impasse

[9] Sur ces négociations, lire, respectivement : PANG (2019), « Fisheries Subsidies Negotiations and Development in the World Trade Organization », OWINFS, octobre 2019 : http://www.ourworldisnotforsale.net/2019/PANG_fisheries.pdf ; et Leterme C. (2019), « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

[10] Monicken, « Okonjo-Iweala outlines… », op. cit.

[11] Mokhiber & Weissman (1999), « Top 10 Reasons to Shutter the WTO », Mother Jones, 24 novembre 1999 : https://www.motherjones.com/politics/1999/11/top-10-reasons-shutter-wto/.

[12] Pérez, « The Global South… », op. cit

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière responsabilité de l’auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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