Par Jeffrey J. Rossman
«S’ils nous donnent le pouvoir, nous mettrons en pièces ces fichus communistes»
Ignatiev, un manifestant de Vitchouga
«Nous n’avons pas détruit le soviet, mais la Guépéou, la police civile et le comité de district du Parti»
Des grévistes de Vitchouga
En avril 1932, Nikolaï Chvernik [1888-1970], le premier secrétaire du Conseil central de l’Union des syndicats d’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), informa Staline et L. M. Kaganovitch [1893-1991] (membre du Politburo et responsable extraordinaire auprès de Staline pour la «résolution des problèmes») que des travailleurs se rebellaient dans plusieurs régions suite aux graves pénuries alimentaires et à la diminution drastique des rations instaurées le 1er du mois dans toutes entreprises industrielles du pays à l’exception de celles appartenant à la catégorie d’entreprises privilégiées [1]. Dans la région (oblast) industrielle d’Ivanovo (OII), dans la région de la basse Volga, dans l’Oural, en Sibérie occidentale, en Ukraine et en Biélorussie les travailleurs refusaient de faire fonctionner les machines, dénonçant ouvertement les responsables de l’approvisionnement, pillant les installations de stockage de nourriture, manifestant publiquement contre les nouvelles rations de «famine» et affluant dans les localités dont la rumeur disait qu’elles avaient un approvisionnement en pain encore plus limité.
Chvernik ne présentait pas de détails quant à l’épisode le plus sérieux de désordres – une vague de grèves violente et prolongée de plus de 16’000 ouvrières dans quatre villes industrielles de l’OII – car Kaganovitch, avec un train chargé de troupes, s’était dirigé lui-même dans la région pour y restaurer l’ordre. Dans une conclusion codée, quoique sinistre, de son mémorandum, Chvernik avertissait les responsables du sommet adeptes des politiques économiques désastreuses du régime que les désordres récents comportaient une connotation politique: «Dans tous les cas mentionnés ci-dessus, des éléments contre-révolutionnaires et trotskistes ont tenté d’exploiter les difficultés temporaires de l’approvisionnement aux travailleurs.»
Bien que les grèves de l’OII n’aient jamais été rendues publiques, elles hantèrent, en une sorte de «sous-texte», les discours tenus lors des congrès syndicaux qui se réunirent ce même mois à Moscou. S’exprimant devant les délégués, Chvernik ridiculisait les responsables syndicaux des localités où s’étaient déroulées des grèves; Ian Roudzoutak [1887-1938], chef de la Commission centrale de contrôle du PC, admit que les travailleurs «ont macéré dans une atmosphère fétide». Kaganovitch attribua la crise morale à l’attitude «petite-bourgeoise» des nouveaux travailleurs ainsi qu’à la persistance d’«influences bourgeoises» qui régnaient parmi les anciens travailleurs. La commission de révision affirma que des «éléments étrangers à la classe», y compris des «koulaks, des petits commerçants, des éléments déclassés, etc.» avaient infiltré les entreprises soviétiques, au sein desquelles ils «poursuivaient leurs agissements subversifs». Avec de telles assertions générales, la direction du Parti concédait involontairement un fait dont elle avait pris connaissance sous le sceau du secret de la police secrète (Ob’’edinennoe gosudarstvennoe politicheskoe upravlenie, ou OGPU/GPU/Guépéou, entre 1922 et 1934): un climat d’opposition imprégnait toutes les couches de travailleurs.
Dans l’intervalle, les rumeurs de l’agitation balayant les champs et les usines du pays attisèrent les flammes de l’opposition au sein même du Parti. Même s’ils avaient approuvé par le passé les politiques de Staline, de nombreux communistes étaient désormais profondément ébranlés par les souffrances endémiques qu’elles engendraient. Peu avant les événements d’avril 1932, Martemyan Rioutine [1890-1937], par exemple, achevait la première ébauche de son traité de 200 pages intitulé Staline et la crise de la dictature du prolétariat, qui affirmait que le mécontentement croissant nécessitait un changement complet des dirigeants et de la direction du Parti:
«Des rythmes d’industrialisation aventureux, impliquant une chute colossale des salaires des travailleurs et des employés, des impôts cachés et déclarés insupportables, l’inflation, une hausse des prix ainsi que la chute de la valeur du billet de dix roubles; une collectivisation aventureuse combinée à une incroyable violence, à la terreur et à la dékoulakisation – laquelle a été dirigée, en réalité, principalement contre les couches moyennes et inférieures des campagnes – ainsi que, finalement, l’expropriation des campagnes au moyen de divers types de réquisitions et d’approvisionnements forcés ont mené le pays vers la plus profonde des crises, l’appauvrissement monstrueux des masses ainsi qu’à la famine dans les campagnes comme dans les villes.
[…]
Au cours des dernières années, une vague ininterrompue d’insurrections paysannes – auxquelles ont participé des membres du Parti et du Komsomol – s’est répandue à travers toute l’Union soviétique. Malgré la terreur sauvage, les arrestations, les renvois et les provocations, des grèves ouvrières éclatent tantôt ici, tantôt là.
[…]
Le provocateur le plus audacieux et le plus ingénieux ne serait pas même en mesure de préparer une meilleure destruction de la dictature du prolétariat, pour le plus grand discrédit du léninisme, que la direction de Staline et de sa clique.»
Bien que Rioutine et ses partisans tombèrent sous les coups de la répression à l’automne 1932, leur plate-forme – dont l’existence démontre que des informations sur l’état du moral des civils circulaient en dépit de la censure de la presse ainsi que du système rigoureux de classification régissant les rapports de l’OGPU – reflétait les profondes inquiétudes qui se répandaient dans les rangs du Parti.
Les troubles ouvriers d’avril 1932 sont importants à plusieurs égards. Tout d’abord, parce qu’ils marquent un tournant dans le rapport entre le régime de Staline et la société soviétique. En organisant des grèves, des ralentissements de la production, des «marches de la faim» ainsi que des assemblées d’urgence, les travailleuses du textile de l’OII exprimaient leur volonté de s’engager dans une action collective visant à changer les politiques qui les réduisaient à la pauvreté et à la faim.
En envoyant des troupes, sous le commandement de Kaganovitch, réprimer les manifestations, Staline mit à nu l’hypocrisie de l’allégation selon laquelle il bâtissait un Etat socialiste des travailleurs. Survenant, comme cela fut le cas, au milieu des collectivisations et des famines, ces événements eurent également de profondes ramifications: ils transformèrent le programme économique du gouvernement, exacerbèrent la crise de l’ordre public et, au cours de la Grande Terreur, servirent de prétexte à la répression de nombreux responsables de l’Etat et du Parti.
Il fallut plusieurs années pour que toutes ces répercussions deviennent manifestes, mais la nouvelle se répandit rapidement: quelque chose de sans précédent s’était passé. En effet. A Vitchouga, le pouvoir soviétique s’effondra pratiquement face à une rébellion violente de la classe laborieuse. A l’instar de la grève de Teïkovo qui se déroula en même temps, le soulèvement de Vitchouga illustre la dynamique des résistances de la classe laborieuse sous Staline [2].
Le contexte
Situé à 60 kilomètres au nord-est d’Ivanovo, Vitchouga était une ancienne ville industrielle fière de ses trois entreprises de coton, d’une fabrique de machines ainsi que d’une autre de briques; les villages du district abritaient également cinq usines dont la construction datait d’avant la révolution [3]. A l’instar de la plupart des villes industrielles russes, Vitchouga s’agrandit rapidement au cours des années précédentes: entre 1926 et 1933 sa population passa de 24’700 à 36’000. La moitié des habitants de la ville travaillaient dans l’industrie, les usines de Vitchouga employaient environ 20’000 travailleuses, en majorité des femmes.
Les problèmes auxquels faisait face Vitchouga à la fin du premier plan quinquennal n’avaient rien d’inhabituel. Les conditions de vie dans les baraquements et dortoirs ouvriers étaient catastrophiques. Les loyers étaient élevés et augmentaient. Les installations pour la prise en charge des enfants d’une main-d’œuvre largement féminine étaient rares. Les biens de consommation et l’alimentation étaient disponibles en quantité drastiquement limitée. L’opposition aux quotas de production était forte. Enfin, les salaires réels étaient bas et en diminution. Un autre problème était celui de l’état d’esprit.
En septembre 1931, l’OGPU signalait dans un rapport sur la situation à l’usine Nogine – où les spécialistes et les superviseurs dénonçaient ouvertement les normes de production du régime – que des travailleurs en col blanc tentèrent d’envoyer une délégation auprès de M. I. Kalinine (chef en titre du gouvernement en sa qualité de président du Comité exécutif central de l’Union soviétique) afin de protester contre les rations différentiées; et des communistes menèrent une agitation contre l’obligation de souscrire à des prêts et servirent de «leaders au mécontentement de masse des travailleurs» contre l’introduction de l’équipe de nuit [4]. Au niveau des cellules d’usine et du comité de rayon (raion), le Parti manquait de discipline: par exemple, seule la moitié de la base prenait la peine de se rendre aux assemblées obligatoires. Dans le même temps, les communistes ne parvinrent pas à mener l’agitation parmi les travailleurs d’usine qui n’étaient pas membres du Parti.
De même que dans d’autres parties industrialisées de l’OII, environ la moitié des terres du district de Vitchouga et des ménages paysans furent collectivisés en date du 1er janvier 1933. La proportion élevée de travailleurs ayant un lien à la terre – à la vieille de la grève, elle était de 51,5% du personnel de l’usine Krasny Profintern – explique pourquoi un communiste de la base, parlant devant une assemblée des membres du Parti de Iaroslav ainsi qu’un officiel de l’OII, s’exprimant devant le plenum du comité régional (oblast) notèrent dans le sillage du soulèvement d’avril 1932 qu’une «ambiance antisoviétique» et le mécontentement face à la collectivisation étaient choses communes dans les ateliers des usines de Vitchouga [5]. Une telle atmosphère se ressent dans la remarque faite, fin 1930, par un travailleur de la Krasny Profintern: «Comment se peut-il que les communistes n’aient pas honte d’aller dans les villages et d’y saisir le dernier bout de pain et la dernière pomme de terre du paysan? Il ne lui reste plus que sa peau à tondre!»
Si les recrues récentes venant de la campagne étaient mécontentes, c’était aussi le cas des travailleurs présents depuis de nombreuses années dans les ateliers. «Les travailleurs cadres» étaient majoritaires dans les usines. Par exemple, au 1er janvier 1933, ils représentaient 63,1% de la main-d’œuvre de l’usine Nogine. Un rapport de l’OGPU indiquait que les porte-parole des travailleurs étaient souvent d’anciens communistes ou d’anciens membres de partis non bolchevique – c’est-à-dire, la fraction de la main-d’œuvre qui était politiquement la plus active (il est significatif de noter qu’en 1917 les socialistes-révolutionnaires disposaient de nombreux partisans dans les ateliers de Vitchouga).
Fin 1930, lors d’une conférence des travailleurs de la Krasny Profintern, un certain Moshkarev ne cachait pas son opinion de l’Etat: «le régime soviétique boit le sang des travailleurs et des paysans plus que n’importe quel autre gouvernement». Liubimova, une tisseuse, demanda que les travailleurs agissent sans délai: «Une fois que ce plan de cinq ans sera terminé, vous irez et reviendrez du travail avec rien d’autre que du pain. Nous devons insister sur le fait que l’un des dirigeants du centre vienne se rende compte à quoi en sont réduits les travailleurs.» Un fileur du nom de Kozlov lança un appel aux travailleurs afin qu’ils prennent en main la situation: «Ils n’ont pas encore commencé à nous ravitailler et ils ne nous versent pas d’argent. Lénine nous a enseigné comment lutter, nous devons donc nous battre maintenant et veiller à notre bien-être.» D’autres s’interrogèrent quant à la loyauté de Staline et de Kalinine et exprimaient leur soutien aux «dirigeants prolétariens du Parti» tels que Trotski, Rykov, Boukharine et Zinoviev, qui souffraient parce qu’ils disaient «la vérité» et défendaient «la ligne correcte».
On peut rencontrer des attitudes similaires dans les cellules du Parti. Un communiste de l’usine Krasny Profintern condamna les mesures d’intensification du travail lors d’une séance de remarques devant un groupe de travailleurs, en janvier 1931: «Nous sommes dans la quatorzième année [de la révolution]: nous sommes affamés […] et n’y a eu aucune amélioration, pourtant ils nous font travailler à des rythmes accélérés.» Une femme du Parti lui fit écho: «Où allons-nous? Vers la détérioration de la condition de la classe ouvrière.» La même année, trois membres du Parti dénoncèrent les politiques du travail en vigueur: «Toutes les mesures qui sont mises en place en ce moment sont un fardeau inutile pour les travailleurs.» Un autre membre du Parti, un monteur, renchérit: «Il est devenu très difficile de vivre. C’est pire que sous l’[ancien] propriétaire de l’usine, Konovalov.»
L’effondrement du moral dans les ateliers eut un effet délétère sur la production. En 1931, l’OGPU enregistra une douzaine d’épisodes d’agitation dans les usines de Vitchouga. Début 1932, les taux d’absentéisme et le turnover grimpèrent, ce qui, conjugué avec une myriade de problèmes de production (dont le plus important était le non-fonctionnement de l’équipement), empêcha les usines de remplir les objectifs de production. Alors que les arriérés de salaires s’accumulaient, la fraude et l’incompétence dans les coopératives, les rationnements opérées par les organismes de ravitaillement centraux et régionaux, les transferts obligatoires des pommes de terre cultivées vers les centres de l’industrie lourde ainsi que l’incapacité des envois de grains à arriver à temps précipitèrent l’annulation non autorisée ou la réduction des rations pour de nombreuses familles, qui dépendirent bientôt de l’aide d’amis ou de proches – ou qui se trouvaient au bord de la famine [6]. En ce qui concerne les magasins et les coopératives de la ville, Kaganovitch rapporta, en avril 1932, qu’ils étaient «pratiquement vides».
Bien qu’elles n’eurent pas beaucoup d’options à disposition, les autorités locales firent peu d’efforts pour alléger les souffrances. Selon Fomenko, un responsable du comité régional du Parti, les organisations inférieures du Parti sous-estimèrent l’importance de ravitailler les travailleurs de manière adéquate: «Les gens ne comprennent pas qu’un climat politique se forme autour d’un bol de soupe, qu’un climat politique se forme autour de thermos vides.»
Le soulèvement de Vitchouga
Le 12 mars 1932, un élève du collège technique du textile de Vitchouga, Kholshchevnikov, remit en cause les affirmations officielles sur les conditions de vie de la population lors d’une session sur «la politique actuelle» de son groupe d’étude: «Les conditions de la classe ouvrière ne s’améliorent pas, ainsi qu’il est établi dans les décisions de la dix-septième conférence du Parti; au contraire, elles se détériorent. En raison de l’augmentation des difficultés alimentaires, les salaires réels des travailleurs chutent. Les travailleurs commencent à mourir de faim.» Aristov, l’enseignant d’éducation civique de l’école, donna raison aux assertions de Kholshchevnikov et, lors de ses cours, il les répéta. Non seulement la mortalité montait en raison de la chute des niveaux de vie, déclara-t-il, mais les efforts malencontreux du Parti visant à édifier le socialisme sont responsables de cela.
Il n’est pas surprenant que de tels propos eurent du retentissement autant dans le collège que dans les ateliers des fabriques, où «les conditions de famine des travailleurs» étaient devenues le sujet principal des conversations des étudiants, des techniciens et des mécaniciens ainsi que parmi la base.
Les remarques que P. S. Borisov fit à l’un de ses collègues à l’école de la fabrique n°1 démontrent que l’érosion de la confiance progressait y compris parmi ceux qui avaient la responsabilité de mobiliser le soutien en faveur des programmes de Moscou. Borisov déclara: «Ce qu’Aristov a dit est vrai, je partage entièrement son avis. Je ne vais pas me rendre auprès des travailleurs pour mener des discussions et tenter de les convaincre d’une chose que je ne crois pas moi-même. On ne bâtira pas le socialisme dans un seul pays – Lénine lui-même a écrit à ce sujet – et, de plus, les étrangers sont convaincus que l’Union soviétique peut être brisée sans même faire la guerre, il leur suffit d’attendre tranquillement une révolution en Russie elle-même, sans qu’ils aient à intervenir.» La conclusion de Borisov constitue une analyse prémonitoire: «Les conditions en Russie sont désormais si tendues qu’une secousse suffirait à faire exploser l’atmosphère ainsi créée.»
Lorsque les secrétaires du Parti réunirent finalement leurs membres afin de faire face à un tel climat «trotskiste», ils découvrirent qu’au sein de la base certains ne souhaitaient pas suivre la ligne. Le communiste I. V. Zatroev, du combinat Shagov, déclara: «La troisième année du plan était critique, et, pour l’avoir endurée, nous pensions que “le ravitaillement s’améliorera”, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Nous avons reçu de la viande et du poisson l’année dernière, mais en si petite quantité, nous n’avons désormais rien. Nous avons atteint le point où nous n’avons pas même de quoi graisser les lanternes. Nous devons améliorer le ravitaillement centralisé, et ne pas déprendre des stocks de nos propres réserves.» Bien que peu de membres du Parti soutinrent ouvertement son discours, Zatroev affirma qu’il représentait leurs vues: «Nombreux sont ceux qui sont d’accord avec moi, vous savez, mais ils ont peur de s’exprimer. Je ne crains rien et dirai toujours ce que je pense.»
Entre-temps, le «mécontentement» des travailleurs qui n’était pas affiliée au Parti s’exprima sous la forme de rumeurs selon lesquelles les ouvriers qui avaient encore des liens avec la terre seraient retirés des listes de rationnement ainsi que par la montée des plaintes parmi les 600 employés de l’usine Nogine qui ne parvinrent pas, en février, à obtenir de la farine de la coopérative. Bien que la frustration des ateliers atteignît son point culminant par des ralentissements de la production et des arrêts de travail épars le 25 mars, le comité de district du Parti ignora les rapports de l’OGPU détaillant «les signaux que le mécontentement prenait de l’ampleur».
Le 31 mars, fatigués par l’obstruction, une foule de travailleurs de la Nogine marchèrent en direction du centre de la ville et exigèrent que les autorités du district leur rendent immédiatement leurs rations. Essuyant un refus, les manifestants élirent une délégation de travailleurs avec pour mandat de se rendre à Moscou pour soumettre leurs griefs. Informés du conflit, les agents de l’OGPU interceptèrent aussitôt les délégués, les empêchant de quitter la ville.
Au cours de la première semaine d’avril, le comité de district de Vitchouga répondit tardivement à l’ordre de Moscou de couper les rations – de 31 à 47% pour les travailleurs et de 50% pour les personnes à charge – en réunissant des assemblées fermées des membres des cellules du Parti, du Komsomol (Jeunesse du parti) et des syndicats. Afin d’éviter le «mécontentement» que les rumeurs des diminutions de ration avaient éveillé – qui s’était traduit par une grève d’une heure des employés de l’usine Nogine – les responsables du Parti choisirent de ne pas convoquer des assemblées générales, lesquelles étaient notoirement difficiles à contrôler. La réduction du rationnement devait, au lieu de cela, être expliquée lors d’assemblées spéciales à l’échelle de la brigade ou de l’atelier.
Ironiquement, c’est le refus de la bureaucratie de convoquer les assemblées générales qui déclencha les premières protestations. Dimanche 3 avril, un groupe de 150 travailleurs fit irruption dans une assemblée qui se tenait au club de l’usine Nogine, «se répandirent dans l’usine et exigèrent la convocation d’une conférence de toute l’usine sur la question du ravitaillement alimentaire». Le jour suivant, deux assemblées de travailleurs à l’usine Shagov n°1 se finirent de la même façon. L’agitation en faveur d’une grève et d’assemblées d’atelier non autorisées proliféra aussitôt que le rejet de la revendication des travailleurs de faire face collectivement à la crise devint clair, ce qui témoignait du rôle que l’obstruction des responsables joua dans l’exacerbation du conflit.
Mardi 5 avril, des tisserandes de l’usine Shagov n°1 dénoncèrent une fois de plus les tentatives de la direction de maintenir les travailleuses isolées les unes des autres: «Pourquoi nous rassemblez-vous en petits groupes? Rassemblez des assemblées ouvrières générales, où nous pourrons, aussi, parler.» Dépassés par le mécontentement, leurs supérieurs cédèrent finalement et permirent à plusieurs départements de se réunir ensemble. Comme on le craignait, toutefois, les assemblées devinrent «très agitées» aussitôt que fut annoncée la réduction des rations. Lors de l’un de ces meetings, en outre, le monteur Tezine et la tisserande Zabelkina demandèrent catégoriquement à leurs collègues «d’organiser une grève».
Comme conséquence d’une telle agitation, les tisserands se réunirent à l’extérieur du combinat Shagov une fois le travail terminé et menèrent l’agitation en faveur d’une grève et d’une assemblée générale. Il n’est pas surprenant que d’autres travailleurs apportèrent immédiatement leur soutien. Apprenant ces troubles, le comité de district envoya plusieurs fonctionnaires pour qu’ils expliquent la situation aux manifestants, qui se dispersèrent à la fin. Convaincu que l’ordre avait été restauré, en dépit des rapports de l’OGPU qui disaient le contraire, le comité de district tourna rapidement son attention sur les «questions de routine». Entre-temps, le soutien en faveur d’une réponse collective à la crise gagna de l’ampleur dans les ateliers et dans les quartiers de la classe ouvrière de la ville. (A suivre)
[Traduction de l’anglais par Sébastien Abbet pour A L’Encontre. Le texte original a été publié en 2002 dans le recueil d’articles de divers auteurs publié in VIOLA, Lynne (éd.), Contending with Stalinism. Soviet Power and Popular Reistance in the 1930’s, Ithaca et Londres: Cornell University Press, p. 44-83. Afin de ne pas charger la traduction, les nombreuses notes de pages qui renvoient à des documents d’archives n’ont pas été traduites.]
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[1] Sur la politique de rationnement, voir la note 1 du premier document, Rapport de la commission régionale de l’Inspection ouvrière et paysanne sur les grèves dans les usines textiles…, reproduit en complément de cet article (NdT).
[2] Cet article se fonde principalement sur des sources d’archives russes, y compris sur les dossiers de l’OGPU sur les participants à la grève, du matériel de la commission centrale de contrôle, du comité du Parti de la région industrielle centrale et des syndicats. Pour des informations supplémentaires sur la vague de grèves de l’OII, voir ROSSMAN, Jeffrey J, Worker Resistance under Stalin: Class and Gender in the Textile Mills of the Ivanovo Industrial Region, 1928-1932, thèse de doctorat, Université de Berkeley, 1997. Sur la grève de Teïkovo, voir également ROSSMAN, «The Teikovo Cotton Workers’ Strike of April 1932: Class, Gender and Identity Politics in Stalin’s Russia», Russian Review, 56, 1 (1997: p. 44-69. Bien que je n’ai pas la place ici de faire un examen approfondi de l’historiographie, ma recherche met en doute la vision selon laquelle les travailleurs soviétiques furent «calmes» lors du premier plan quinquennal ou qu’ils soutinrent avec enthousiaste la «révolution par en haut» de Staline. Pour d’autres appréciations, voir CHASE, William, Workers, Society, and the Soviet State: Labor and Life in Moscow, 1918-1929, Urbana: University of Illinois Press, 1987; KOTKIN, Stephen, Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkley, University of California Press, 1995; KUROMIYA, Hiroaki, Stalin’s Industrial Revolution: Politics and Workers, 1928-1932, Cambridge: Cambridge University Press, 1988; SIEGELBAUM, Lewis H., et SUNY, Ronald G. (éd.), Making Workers Soviet: Power, Class, and Identity, Ithaca, New York: Cornell University Press, 1994; STRAUSS, Kenneth, Factory and Community in Stalin’s Russia: The Making of an Industrial Working Class, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1997 et VIOLA, Lynne, The Best Sons of the Fatherland: Workers in the Vanguard of Soviet Collectivization, New York: Oxford University Press, 1987.
[3] Les usines de Vitchouga comprenaient l’usine de filage et de tissage de Nogine (7’439 ouvriers), l’usine de filage et de tissage Krasnyi Profintern (Tezinskaïa) (7’494 ouvriers), les usines unifiées de filage et de tissage de Shagov (2’529 ouvriers), la fabrique de machines n°6 (425 ouvriers) et la fabrique de briques de la coopérative de logement (43 ouvriers). Les niveaux de l’emploi dans les usines oscillèrent en 1932 en raison des changements autant en raison des capacités de production que des disponibilités de main-d’œuvre. En termes d’équipements et de personnel, les usines Nogine et Krasnyi Profintern étaient parmi les plus grandes de l’OII. Toutes les usines de Vitchouga furent construites au XIXe siècle et étaient situées à plusieurs kilomètres les unes des autres.
[4] Un grand nombre des travailleuses engagées pour l’équipe de nuit étaient des mères de famille dont leurs rendements étaient gênés par leurs responsabilités dans l’éducation des enfants car les installations de soins aux enfants étaient peu nombreuses. En date du 1er octobre 1932, l’usine typique de l’OII était composée en majorité de travailleuses, les membres du Parti étaient une petite minorité et les communistes du rang étaient plus souvent des hommes que des femmes. A Vitchouga, les femmes représentaient 73,6% de la main-d’œuvre à l’usine Nogine, 66,55 à l’usine Shagov et 63,9% à l’usine Krasnyi Profintern; les communistes représentaient respectivement 9,1%, 7,1% et 6,3% de la main-d’œuvre et les hommes constituaient, respectivement, 61,4%, 62,5% et 63,5% des communistes du rang.
[5] Sur les 3’862 ouvriers de la Krasnyi Profintern qui indiquaient avoir un lien avec la terre le 1er avril 1932, 52% étaient des fermiers collectifs et 48% des edinolichniki (soit des paysans privés, en dehors du secteur des fermes collectives). Tandis que 51,5% des ouvriers de la Krasnyi Profintern avaient des liens avec la terre, ce chiffre n’était que de 20% à l’usine Nogine. Les données pour les autres usines textiles de la région furent établies en novembre 1932 et incluaient aussi le personnel de bureau: au combinat Shagov, 11,3% avait un lien avec la terre; à l’usine Krasine, 25,7%; à la Krasnyi Oktiabr’, 26,4%.
[6] La fraction de la main-d’œuvre la plus frappée était la centaine de parents célibataires, principalement des femmes, qui ne recevaient aucun soutien des agences de ravitaillement et qui se trouvaient donc pratiquement dans l’impossibilité de soutenir les personnes à charge. Un élément qui exacerba les souffrances tient dans le fait que les nurseries commencèrent à ne donner aux enfants que la moitié des rations quotidiennes de 100 grammes de pain. Suite à la grève, Kaganovitch estimait que les parents célibataires ayant trois ou quatre personnes à charge recevaient «moins d’une livre de pain par jour» par membre de la famille. Les familles comptant beaucoup de salariés et peu d’enfants étaient quelque peu protégées des pénuries de même qu’étaient chanceuses celles qui disposaient soit d’un lien à la terre ou celles qui avaient anticipé en constituant des réserves.
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