Entretien avec Françoise Thébaud recueilli par Flore Thomasset
Quelle était la situation des femmes avant que le conflit ne commence?
Françoise Thébaud: Au XIXe siècle et pour longtemps, l’idéal social est celui de la séparation des sphères, publique pour les hommes, privée pour les femmes, y compris dans les milieux populaires où elles ont toujours travaillé. Mais les transformations économiques et sociales de la Belle Époque (fin XIXe siècle-1914) et le développement d’un mouvement féministe ont favorisé une évolution de la place des femmes, qui accèdent notamment à de nouveaux métiers.
La première avocate est par exemple admise au barreau en 1900. On ne parle toutefois que de quelques centaines de personnes, car les lycées de filles ne conduisaient pas alors au baccalauréat. De plus, de fortes résistances s’expriment contre le travail féminin, y compris de la part des syndicats qui voient dans les ouvrières, moins bien payées que les hommes, des concurrentes. La revendication du droit de vote s’affirme, elle, dans la première décennie du XXe siècle. Les féministes pensent alors acquérir rapidement ce droit.
Quand la guerre éclate, que deviennent ces revendications?
F. T.: En France comme ailleurs, les féministes suspendent leurs revendications, au nom des devoirs à remplir envers la patrie. Très patriotes dans leur grande majorité, elles rompent aussi les liens féministes internationaux avec les militantes des pays ennemis et s’engagent pour de multiples causes nationales. Il s’agit, pour les femmes, de faire la preuve de leurs compétences et de remplacer les huit millions d’hommes mobilisés (60 % de la population active masculine). Les revendications émergent à nouveau en 1917 où elles réaffirment leur droit au suffrage et à une plus grande égalité professionnelle.
Ces espoirs ne vont-ils pas être déçus?
F. T.: La question de la guerre et de l’émancipation des femmes fait débat parmi les historiens et la réponse ne peut qu’être nuancée. La guerre a modifié des trajectoires individuelles, en ouvrant parfois de nouveaux possibles. Mais elle n’a pas émancipé les femmes dans leur ensemble. Les premières «bénéficiaires» sont sans doute les jeunes filles des classes moyennes et aisées qui aspirent aux études et à un métier. Cette demande est reconnue par les familles qui ont pris conscience des revers de fortune et du manque d’hommes à épouser.
Cela se traduit, en matière réglementaire, par l’ouverture en 1924 d’un cursus allant jusqu’au baccalauréat dans les lycées de jeunes filles. Un diplôme d’infirmière est aussi créé en 1922. Mais ce sont les deux seules avancées obtenues. Le droit de suffrage n’est pas accordé aux femmes ou, plus précisément, il est voté par les députés à plusieurs reprises dans l’entre-deux-guerres mais reste toujours bloqué par les sénateurs.
Ceux-ci, majoritairement issus du Parti radical très laïciste, craignent un vote clérical des femmes qui mettrait la République en danger. En parallèle, une politique nataliste est mise en place, avec des mesures répressives contre la contraception et l’avortement. La société française demande aux femmes de repeupler le pays, pas de bousculer l’ordre social.
Les droits des femmes n’avancent donc pas?
F. T.: En matière législative, non. Dans les faits, en revanche, si le taux d’activité des femmes redescend après la guerre, il y a une transformation qualitative de leur travail, avec un recul de l’emploi agricole et de la domesticité. Les femmes ont occupé des postes plus valorisants et elles entendent continuer.
C’est l’époque où elles deviennent employées de banque ou de bureau. Ces avancées ne doivent pas masquer les difficultés matérielles et affectives de l’après-guerre, que les femmes retrouvent leur mari ou non (600 000 veuves). Dans l’intimité des familles et les non-dits d’une société pudique, celles qui ne l’ont pas perdu vivent parfois «l’enfer» du retour d’hommes blessés, mutilés, traumatisés. (Françoise Thébaud est historienne, spécialiste de l’histoire des femmes et des féminismes, auteure notamment de La femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1986. Article publié dans le quotidien La Croix du 12-13 juillet 2014)
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