Par Hélène Prudon
Il est 16 heures et c’est leur dernière chance de fuir. Dans une heure, le poste-frontière de Rafah, unique porte de sortie de la bande de Gaza vers l’Egypte, sera à nouveau fermé. Walaa pleure, écrasée par le découragement. La jeune femme de 22 ans a fait ses valises, jeudi 10 juillet au matin, dès qu’elle a appris que le gouvernement égyptien ouvrait sa frontière avec Gaza à ses ressortissants et aux Palestiniens blessés durant les trois premiers jours de l’offensive israélienne «Bordure protectrice».
Egyptienne par sa mère, elle a voulu saisir cette chance pour sortir du territoire et «ne jamais revenir», après la nouvelle nuit de bombardements qui a touché son quartier de Tal Al-Hawa, à Gaza-Ville. Le matin, elle était parvenue à remplir toutes les formalités du côté palestinien de la frontière. Son nom était même inscrit sur la liste des sortants, côté égyptien. Ne manquait plus que le feu vert des gardes-frontières.
Mais en fin de matinée, le couperet est tombé: sa double nationalité – palestinienne et égyptienne – lui interdit de sortir. Seuls les natifs d’Egypte auront cette chance. «Nous avons appelé le ministère des affaires étrangères au Caire, mais ils n’ont que faire de nous, s’insurge Walaa. Ça ne les intéresse pas qu’on meure à petit feu.»
«Je refuse désormais d’opérer»
A Rafah, près d’un millier de Palestiniens ont essayé, jeudi, de traverser la frontière égyptienne, devenue quasi infranchissable. Depuis la prise de pouvoir, il y a un an, du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en Egypte, le terminal de Rafah n’a ouvert qu’épisodiquement pour laisser passer des convois humanitaires, renforçant la sensation d’enfermement des Gazaouis, déjà soumis au blocus israélien. En mars, le Hamas au pouvoir à Gaza avait qualifié de «crime contre l’humanité» la fermeture quasi-permanente de l’unique frontière qui n’est pas contrôlée par Israël.
Dans une ambulance, Zeinab, 51 ans, attend, grise de fatigue. Habitante de Rafah, elle raconte, d’une voix faible, la déflagration vers 2 heures du matin et le toit de la maison qui s’effondre sur elle, lui cassant les deux jambes. A son bras, on peut encore voir les traces du cathéter retiré précipitamment avant le trajet vers le poste-frontière. Zeinab fait partie des 21 blessés des bombardements israéliens à avoir été transférés, jeudi, vers les hôpitaux situés dans le nord du Sinaï, en Egypte. Une dizaine de Palestiniens ont également été évacués vers une clinique de Haïfa, dans le nord d’Israël. Depuis lundi soir, les frappes israéliennes ont fait plus de 95 morts, en grande majorité des civils, et 500 blessés.
Après trois jours de frappes aériennes, les hôpitaux de Gaza, croulent sous le poids des blessés. A l’hôpital Al-Shifa, le docteur Ayman Al-Sahabani, les traits creusés, égrène la longue liste des produits manquants: pansements, bandages, cathéters, sets de suture et même de simples gants chirurgicaux: «Je refuse désormais d’opérer, sauf en cas de nécessité absolue», avoue le chef des urgences. Derrière lui, les draps verts des lits des blessés n’ont pas été changés depuis plusieurs jours.
Refoulement des Palestiniens
Selon le ministère de la santé gazaoui, un tiers des médicaments de base commencent à manquer, dont des antibiotiques et anesthésiques. La pénurie d’essence – problème récurrent à Gaza depuis la destruction en 2013 des tunnels de contrebande vers l’Egypte – immobiliserait une ambulance sur deux: «Dans de telles conditions, si les frappes israéliennes se poursuivent, nous pouvons tenir encore deux jours. Pas un de plus», avance le porte-parole du ministère de la santé, à Gaza, Ashraf Al-Qadra.
Dans une salle de l’hôpital Shifa, Nabila Kilani regarde dans le vide. Elle vient de quitter à la hâte sa maison de Beit Lahya, située dans le nord de la bande de Gaza, après qu’une fusée «d’avertissement» de Tsahal se soit abattue sur son toit, signe d’un bombardement imminent. Nabila a bien entendu parlé de l’ouverture, jeudi, de la frontière égyptienne, mais elle n’a même pas tenté sa chance pour fuir le piège gazaoui: «Je n’ai aucun espoir de m’échapper d’ici», soupire Nabila qui se souvient, avec nostalgie, du temps où elle faisait des allers-retours en Egypte pour «se vider la tête», avant de revenir à Gaza par les tunnels de contrebande.
En fin de journée à Rafah, le refoulement des Palestiniens ayant la double nationalité a soulevé un vent de révolte. Devant l’entrée du terminal égyptien, un employé, paniqué, a fini par tirer plusieurs coups de sommation pour calmer les esprits.
«Va en enfer, Egypte!»
A l’intérieur du poste, la fébrilité des candidats au départ tranche avec la sérénité de ceux qui ont réussi à passer. Mouna Khaled en fait partie. Egyptienne de naissance, installée à Gaza depuis son mariage en 2003, elle a quitté avec ses enfants, sa maison située au nord de l’enclave, près d’Erez, le point de passage avec Israël, où se regroupent des chars en vue d’une éventuelle attaque terrestre: «Il n’y a pas d’endroits pour se cacher. Nous sommes en danger partout et à tout moment. La seule possibilité d’en réchapper, c’est de franchir Rafah.»
L’opération israélienne attise le ressentiment des Gazaouis envers le gouvernement du maréchal Sissi, jugé coupable de participer au bouclage de la bande de Gaza. Au terme d’une longue journée d’angoisses, Khaled Al-Shaen, 45 ans, pourtant détenteur de la nationalité canadienne et d’un visa égyptien, accuse: «Pourquoi les Egyptiens ne nous laissent-ils aucune chance de survivre?»
Sur les réseaux sociaux de Gaza, un mot d’ordre lapidaire – «Va en enfer, Egypte!» – se répand pour dénoncer l’«indifférence» du voisin égyptien face au drame gazaoui. Au final, près de 250 personnes, seulement, auraient réussi à franchir, jeudi, la frontière égyptienne. Walaa, la jeune femme de 22 ans, n’a pas eu cette chance: «Je retourne à Gaza me faire tuer», avance-t-elle, glaciale et résignée. (Article publié dans Le Monde du 12 juillet 2014)
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