Par Ingo Schmidt
Qui y croit encore? L’histoire selon laquelle «les bénéfices d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain» (Helmut Schmidt, chancelier fédéral, SPD, de mai 1974 à octobre 1982)? Que la baisse des salaires et des impôts au profit de l’augmentation des bénéfices des entreprises conduit à la prospérité pour tous? Que des prix stables et des budgets équilibrés favorisent la compétitivité internationale? Si, dans les secteurs populaires, la croyance dans les forces bienfaitrices du marché est mise en doute, en haut ils se disputent pour savoir si la politique menée au nom du marché pendant des décennies est encore adaptée à notre époque.
Le néolibéralisme dans un seul pays?
L’effondrement du modèle politique de radicalisme du marché ou néolibéral s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle droite qui place les questions d’identité nationale et raciale au premier plan. Toutefois, elle est plus radicale en matière de politique économique et sociale que la plupart des anciens ou actuels partisans du néolibéralisme. La nouvelle droite ne représente pas une alternative à ce dernier, mais une nouvelle variante de celui-ci. Au lieu de la mondialisation néolibérale, elle exige la protection de l’Etat contre la concurrence déloyale des importations et de la main-d’œuvre étrangères. Le néolibéralisme dans un seul pays, pour ainsi dire!
Les penseurs et les hommes politiques néolibéraux, tout comme leurs ancêtres libéraux, n’étaient pas étrangers aux idées nationalistes et racistes. Mais ils les associaient toujours à leur objectif principal: le libre-échange, selon les règles de la nation ou de la race qu’ils considéraient comme choisie. Le libre-échange uniquement à l’intérieur d’un pays est pour eux une contradiction dans les termes.
L’adhésion à une telle absurdité est principalement due à l’incapacité de la gauche à tirer profit de la crise de la mondialisation néolibérale. Notamment parce que la plupart des gens de gauche restent totalement silencieux sur le thème de l’économie ou laissent parfois échapper des mots abstraits sur l’accumulation du capital et les crises.
Le silence de la gauche en matière d’économie est mortel. Car l’histoire rattrape toujours la gauche. Entre autres parce que le néolibéralisme a réussi à stigmatiser les forces de gauche de toutes les teintes de rouge en les qualifiant de «sachants» qui se mêlent des affaires des autres sans qu’on le leur demande. La critique justifiée de la bureaucratie et des déficits démocratiques s’est transformée en un préjugé populaire qui colle aux militants de gauche au-delà de la date de péremption du néolibéralisme. La nouvelle droite fait des forces de gauches et des mondialistes néolibéraux des agents de la tutelle de l’Etat. Avec le succès que l’on sait, la gauche est assez souvent perçue comme un appendice des élites mondialistes.
Cent et une légendes
Ce qui manque à la gauche, c’est une caractéristique unique qui lui permette d’enregistrer les expériences des «petites gens» et de les synthétiser en images dans lesquelles ces personnes peuvent se reconnaître. Des images qui invitent à l’échange d’idées et qui peuvent ainsi contribuer au développement d’alternatives imaginables. Pour cela, ils doivent s’intéresser au quotidien des «petites gens», sans perdre de vue les puissants qui déterminent les conditions de la vie quotidienne. Au quotidien, il s’agit avant tout d’argent et de travail, de questions économiques en somme. Un petit nombre de personnes de gauche s’occupent de ces questions, mais ne sont guère entendues. Pourquoi?
L’exemple du livre Wirtschaftsmärchen – Patrick Schreiner, Kai Eicker-Wolf: Wirtschaftsmärchen. Hundertundeine Legende über Ökonomie, Arbeit und Soziales. Köln: PapyRossa, 2023 – Fables économiques. Cent et une légendes sur l’économie, le travail et le social; un ouvrage à traduire – permet d’expliquer l’impact limité de la critique de l’économie par la gauche. Dans le sous-titre, les auteurs, Patrick Schreiner et Kai Eicker-Wolf, présentent «cent et une légendes sur l’économie, le travail et le social». Chacune de ces légendes est racontée sur deux ou trois pages. Chacune d’entre elles est introduite par la citation d’un producteur d’idéologie néolibérale, accompagnée de brèves indications biographiques et de sources. On obtient ainsi une bonne vue d’ensemble de l’ensemble des universités, associations et médias par le biais desquels les slogans néolibéraux sont diffusés auprès de la population.
Au-delà des domaines mentionnés dans le sous-titre, ces slogans et légendes couvrent toute la gamme du travail salarié, de l’Etat social et des impôts, du marché mondial et de la politique, jusqu’aux effets de la politique néolibérale sur la répartition des revenus et de la fortune et la soumission de la démocratie aux forces du marché.
Libérés du jargon technique et politique, les auteurs exposent les hypothèses sur lesquelles repose chaque légende et montrent que les exigences politiques qui y sont liées ont des conséquences différentes dans la réalité que dans la légende. Cent et une légendes sont réfutées empiriquement les unes après les autres et les intérêts de ceux qui les propagent sont mis à nu. En même temps, les contours d’une politique économique alternative, axée sur la justice, l’écologie et la démocratie, apparaissent clairement.
Avec leur livre, Schreiner et Eicker-Wolf font un travail d’information dans le meilleur sens du terme. Celui qui lit ce livre est armé pour de nombreuses discussions. En ces temps d’irrationalisme rampant, c’est une condition nécessaire pour reprendre l’offensive sur le plan politique. Mais ce n’est pas suffisant.
Démasquer les contes économiques néolibéraux comme étant empiriquement faux et exposer les intérêts des riches et des puissants derrière les légendes ne conduit en aucun cas à une mobilisation pour des alternatives. En tout cas, pas automatiquement. Bien que les objectifs qui y sont liés obtiennent des taux d’approbation élevés dans les sondages d’opinion. La peur des Lumières fait obstacle aux alternatives.
La peur des Lumières
Lorsque les alternatives ne sont pas envisageables, la connaissance des causes des conditions de travail et de vie mal vécues renforce le malaise déjà existant, le désarroi, la peur et les sentiments d’impuissance se répandent. Si la compréhension de sa propre misère n’est pas liée à une perspective de la surmonter, la croyance en la justice du marché, pour autant qu’elle soit libérée de l’ingérence d’élites malveillantes [l’utilisation du terme caste par Javier Milei est là], crée un soulagement émotionnel.
Mais pourquoi les alternatives sont-elles impensables? L’effondrement de la vision néolibérale du monde, jusqu’ici indissociable de la mondialisation, n’élimine pas les pièces du puzzle qui composaient cette vision du monde. Cela vaut en particulier pour le noyau de cette vision du monde repris de l’ancien libéralisme: l’idée de la liberté et de l’égalité des participants à l’échange de marchandises, dont Marx affirmait qu’elles devaient «posséder la fermeté d’un préjugé populaire» pour que l’échange de marchandises puisse devenir la forme de circulation prédominante dans les sociétés à division du travail.
Le fétichisme de la marchandise, de l’argent et du capital restent des formes de pensée déterminantes, même lorsque l’accumulation et la crise conduisent à des conditions sociales qui sont rejetées en masse. Ce sont ces formes de pensée qui rendent si difficile le passage de l’explication des causes à la réflexion sur des alternatives.
Les idées intériorisées de liberté et d’égalité, aussi flatteuses soient-elles pour l’estime de soi – qui aime se voir comme un sujet? – contredisent les expériences quotidiennes de soumission aux ordres des chefs et des fonctionnaires. Ou, dans la recherche d’un emploi, à la soumission anticipée aux attentes supposées d’«employeurs» potentiels.
Entre l’image que l’on se fait de soi-même, celle d’un individu libre, égal et éclairé, et l’expérience de la soumission et de l’abandon, il y a un fossé. Les pensées dominantes ne permettent pas de se faire une idée de la situation subalterne, et encore moins d’imaginer des issues à cette situation. Au lieu de cela, la peur de ne pas être à la hauteur des idéaux intériorisés ou, pire encore, de ne pas pouvoir s’imposer sur le marché, domine.
Pour que des alternatives soient envisageables, il faut que les formes de pensée liées à l’échange de marchandises soient perçues comme les piliers idéologiques d’un système économique basé sur l’absence de liberté et l’exploitation, et qu’elles puissent alors être surmontées. Il faut créer un espace pour partager les expériences avec d’autres subalternes. Le partage permet de prendre connaissance d’un savoir existant depuis longtemps, mais qui ne peut pas être exprimé dans les anciennes formes de pensée. Le savoir est indissociable du travail concret que les gens effectuent pour reproduire leur vie.
Les différentes formes de travail concret, rémunéré ou non, ont fait l’objet d’une série dans la SoZ l’année dernière (de février à septembre). Voici maintenant une série sur l’histoire des idées économiques et du pouvoir politique qu’elles déploient jusqu’à aujourd’hui. On y verra que les fétichismes de l’échange de marchandises mis en évidence de manière abstraite par Marx prennent de très nombreuses formes concrètes et créent un réseau d’idées dont il est difficile de se libérer. Pour cela, il faut un échange collectif d’expériences, des processus d’apprentissage et d’organisation. (Article publié par la SoZ, mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Ingo Schmidt est un économiste marxiste (Canada, Allemagne)
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