Et s’il subsistait une lueur d’espoir dans le vaste cimetière qu’est devenue la Syrie? Depuis qu’en mars 2011 une révolution a éclos dans ce pays, un écheveau complexe d’événements a mené à la guerre civile, avec son corollaire de morts, de disparus et de réfugiés. Cette ultraviolence quotidienne a fini par occulter un phénomène pourtant exceptionnel à bien des égards: la ténacité, dans de telles circonstances, de la société civile syrienne. Foisonnante et dynamique, elle persiste à agir au jour le jour, en Syrie, et pour une Syrie nouvelle.
«Quand une bombe tombe, nous sommes les premiers sur les lieux», répètent les volontaires de la Défense civile syrienne, plus connus sous l’appellation de «casques blancs». Au sein de la galaxie d’organisations hétéroclites composant la société civile, celle-ci est sans doute la plus héroïque. Ces jeunes Syriens – une poignée d’adolescents lors de sa création, à Idlib et à Alep en 2013, près de 3000 hommes (et 78 femmes) aujourd’hui – interviennent dans les zones rebelles ou échappant au contrôle du régime. A Alep, Idlib, Homs, Deraa… Ils sont les fouilleurs de gravats à la recherche des survivants, les transporteurs de blessés, les pompiers qui matent l’incendie, les témoins caméra au poing. Après qu’un raid aérien a dévasté une maison ou un quartier, ils incarnent le dernier espoir de vie pour leurs habitants.
En lice pour le Nobel de la paix
Le surnom de «casques blancs» que leur a valu la couleur de leur équipement n’est pas sans évoquer l’absence des casques bleus et l’impuissance des Nations unies à jouer un rôle modérateur, sinon pacificateur, dans l’interminable conflit syrien. A l’heure où les quartiers orientaux d’Alep, deuxième ville de Syrie, située dans le nord du pays, sont littéralement anéantis par un déluge de bombes, le courage de l’organisation a été récompensé, le 22 septembre, par le Right Livelihood Award, le «prix Nobel alternatif», décerné par la fondation éponyme suédoise. Les casques blancs ont même été en lice pour le prix Nobel de la paix, finalement attribué au président colombien, Juan Manuel Santos.
A l’image de la plupart des organisations non gouvernementales nées dans le sillage de la guerre en Syrie, la Défense civile est l’aboutissement d’une initiative locale lancée par des jeunes d’un même quartier. La plupart des volontaires n’avaient, à l’origine, aucune expérience dans le secourisme ni dans le domaine médical. A leur tête, Raed Al-Saleh, né en 1983, à Jisr Al-Choghour, était vendeur de matériel électrique. Le groupe compte un ancien tailleur de costumes et plusieurs ex-combattants issus de la rébellion. Le code de conduite des volontaires stipule que les armes sont interdites. Tous ont en commun, quelle que soit leur trajectoire personnelle, d’avoir rejeté la violence, sans pour autant se détourner de la révolution.
Abdelrahman Al-Mawwas est l’un de ces casques blancs. Il n’avait pas 25 ans quand les manifestations ont éclaté, d’abord à Deraa, non loin de la frontière jordanienne, puis, par ricochet, dans tout le pays. Il se trouvait alors à Damas, où il projetait de finir des études en ingénierie mécanique, financées grâce à un «job» déniché dans une banque. Quand Alep, d’où il est originaire, se soulève à son tour contre Bachar Al-Assad, le jeune homme abandonne études et travail pour rentrer chez lui. Malgré sa réputation de cité «indocile» – elle avait été le siège du soulèvement des Frères musulmans à la fin des années 1970 –, Alep s’est insurgée relativement tard, à partir du printemps 2012. «Il n’y avait guère le choix: il fallait, dès le début, rejoindre la révolution ou soutenir le régime, raconte Abdelrahman. J’étais paralysé par la peur, je rasais les murs. Je ne suis pas allé dans les manifestations. Mes parents m’ont mis en garde: j’étais leur seul garçon, le soutien de la famille aux côtés de trois filles. Pour eux, il était hors de question que je m’implique de quelque manière que ce soit. »
«La prison, formidable institution de formation»
Comment expliquer que la génération d’Abdelrahman, malgré une enfance et une adolescence bercées par les préceptes d’une dictature qui ne favorisait guère l’éveil des consciences politiques, ait pris goût à l’engagement civique? Quels sont les ressorts de ce pluralisme instinctif propre à ces jeunes de la société civile? « Les prisons!, avance François Burgat, spécialiste de la région et ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), à Damas, de 2008 à 2013. La machine carcérale syrienne s’est révélée être une formidable institution de formation. Les anciens détenus, et ils sont extrêmement nombreux, disent tous la même chose: ils se sont retrouvés en situation de pluralisme politique. C’est là qu’ils ont forgé les instruments de coexistence et du dépassement des appartenances confessionnelles.»
C’est vrai de beaucoup, y compris au sein de la Défense civile syrienne. Ammar, autre volontaire alépin souhaitant rester anonyme, a été jeté en prison alors qu’il participait à sa toute première manifestation. Au bout d’un mois, son père réussit à l’en sortir, au prix des économies de la famille. Tel n’est pas le cas d’Abdelrahman, dont la première étape – non des moindres à en croire son récit – consista à s’émanciper de l’autorité paternelle. C’est d’abord en cachette qu’il se porte volontaire auprès d’ONG alépines. Puis en provoquant des «scènes terribles» avec ses parents et une «angoisse insupportable». Ces derniers ont fini par admettre sa décision. Après qu’ils se sont réfugiés en Turquie, «la relation s’est apaisée». Mais ses activités – «distribuer de l’aide humanitaire» et «aider les journalistes étrangers» – paraissent vaines aux yeux du jeune homme, tandis que se multiplient les tirs de missiles sur la ville. A partir de l’été 2012, des groupes armés rebelles se sont emparés par surprise de la moitié d’Alep. Le «fleuron» de l’économie syrienne est devenu le principal champ de bataille de la guerre civile.
«La situation était tragique, il y avait tant de blessés et de souffrance, insiste-t-il. Je connaissais l’un des types qui avaient monté le bureau des casques blancs à Alep, c’était un voisin. Je savais aussi qu’ils cherchaient des volontaires grâce à Halab Al-Youm (“Alep aujourd’hui”)», une radio contrôlée par l’opposition, émettant à Alep depuis la Turquie. Aussitôt recruté, il se forme, sur le terrain, aux missions de sauvetage devenues plus périlleuses avec l’apparition des bombes barils. «Ce sont des barriques rouillées, pleines d’explosifs, de clous, de verre, de shrapnels, parfois de haches», décrit Raed Al-Saleh, dans une lettre publiée, en mars 2015, par le New York Times. Les hélicoptères du régime les «jettent sur les zones civiles afin d’éviter que le vent les détourne sur ses troupes, sur les lignes de front. Les plus grosses peuvent ravager un espace correspondant au volume de dix immeubles ».
Certaines scènes dont Abdelrahman fut le témoin l’ont profondément affecté. Une femme errant dans une rue pulvérisée d’Alep. Son fils était sorti jouer, quelques minutes avant l’explosion, le temps qu’elle prépare son déjeuner. Elle répétait comme une folle: «Le repas est prêt ! J’ai fait des patates, comme tu aimes! Le repas est prêt!» «Un autre jour, raconte-t-il au cours d’un entretien sur Skype, c’est un marché de la ville qui venait d’être frappé. Dix-huit morts, beaucoup de blessés. Le sol était couvert de sang et je n’avais pas d’autre choix que de marcher dedans.» Malgré lui, il profanait les corps des victimes. Il assista au spectacle déchirant d’un de ses collègues retirant d’un immeuble en ruine le bras arraché du corps de sa propre sœur. «Des histoires horribles, il y en a plein! La colère m’a envahi, confesse-t-il. Elle ne me quitte plus. Seul le sauvetage d’un enfant me permet encore d’effacer ce mauvais sentiment.»
«Sauver une vie, c’est sauver l’humanité», telle est la devise des casques blancs. Comme elle est extraite du Coran, cette phrase est aussi utilisée comme élément à charge par leurs détracteurs. Selon leur théorie, la Défense civile syrienne est aux mains d’islamistes radicaux liés au Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida (l’organisation, rebaptisée Front Fatah Al-Cham, dit avoir rompu avec la nébuleuse djihadiste depuis l’été 2016). Les casques blancs affirment porter secours au peuple syrien, sans distinction politique ou de religion.
Leurs accusateurs n’ont pas apporté la preuve du contraire. Pour étayer leurs allégations, ces derniers (très actifs sur les réseaux sociaux et dans les médias russes) rappellent que M. Al-Saleh s’est vu refuser l’accès au territoire américain, au mois de mai, où il devait recevoir le prix humanitaire 2016 d’InterAction, un groupe rassemblant 180 ONG internationales. A la suite de contrôles pointilleux à l’aéroport de Dulles, à Washington, il avait été expulsé vers Istanbul, sans explication: « Un incident très embarrassant » pour le gouvernement américain, avait alors déclaré la cofondatrice du Migration Policy Institute (un think tank expert en politiques migratoires), Kathleen Newland, interrogée par le magazine Newsweek.
Des soutiens financiers… à charge
D’autant plus embarrassant que les Etats-Unis sont aujourd’hui, par l’intermédiaire d’Usaid, l’Agence américaine pour le développement international, le principal soutien financier de l’organisation, avec une aide s’élevant à 23 millions de dollars (21 millions d’euros). Cette manne constitue un autre élément à charge – selon ces mêmes détracteurs – mais dans un registre diamétralement opposé au premier: les casques blancs seraient aussi les marionnettes de l’Occident, des Etats-Unis ou de la CIA…
«Notre problème, ce sont ceux qui regardent les Syriens mourir en restant les bras croisés! L’identité de nos donateurs étrangers n’est pas un secret, nous n’en avons pas honte!»,se défend Abdelrahman Al-Mawwas. Arrivé à Paris, le 18 octobre, il a revêtu un costume-cravate pour rencontrer le président François Hollande – qui a rendu un hommage appuyé aux casques blancs – et pour témoigner devant l’Assemblée nationale. Il est devenu coordinateur des opérations des casques blancs pour l’ensemble de la Syrie. Son chef, Raed Al-Saleh, s’est entretenu le lendemain avec le président français.
Outre l’appui de Washington, la Défense civile syrienne reçoit le soutien financier de nombreux gouvernements : Royaume-Uni (Conflict, Stability and Security Fund), Pays-Bas, Allemagne, Danemark et Japon. L’aide est parfois ponctuelle. «La France, précise-t-il, a financé cinq séances de formation pour réagir en cas d’attaque chimique, ainsi que la remise en service d’un centre détruit à Alep. Mais donnera-t-elle plus?»
«Une voix qui susurre “Vous allez mourir’’»
«Je ne suis plus seulement en colère, poursuit Abdelrahman. J’ai peur. Peur de faire ce travail quand, à tout instant, la mort peut vous emporter. Le pire, c’est le sifflement des bombes. C’est comme une voix qui susurre : “Vous allez mourir.’’ Quand l’une d’elles s’écrase à côté, nous disons : “Ce n’est pas ton nom qu’elle murmurait aujourd’hui!’’ C’est devenu une blague dans notre unité, pour relâcher la pression.» Depuis la création de la Défense civile syrienne, 147 casques blancs ont été tués, le plus souvent fauchés par une deuxième déflagration sur le site où ils étaient venus porter secours.
Quand l’aviation russe s’est mise au service du régime de Bachar Al-Assad, la Défense civile syrienne a dénoncé l’apparition de bombes à fragmentation. Abdelrahman assure que ses camarades et lui, à force d’habitude, savent tous différencier, à l’oreille, le type d’avion qui les survole et la catégorie de l’explosif largué. A Alep, ils pensent ainsi avoir identifié de nouveaux missiles, des «bunker busters», conçus pour atteindre des cibles profondément enfouies.
Les casques blancs sont sortis de l’anonymat. La chaîne américaine Netflix leur a consacré un documentaire, disponible depuis le 16 septembre, utilisant des images spectaculaires filmées par les caméras embarquées par les volontaires. On les voit aussi qui s’entraînent à l’utilisation d’un nouveau matériel – des stéthoscopes géants – permettant d’écouter les appels des vivants, même enterrés sous des monceaux de gravats. Selon leur propre décompte, les casques blancs ont sauvé 60’000 personnes et disposent aujourd’hui de 120 centres en Syrie.
Le revers de la notoriété
La notoriété leur a donné de l’argent et une voix, au nom de la révolution et de la société civile syrienne. Mais elle a son revers. Au lendemain du Right Livelihood Award, le 22 septembre, trois des quatre centres d’Alep ont été pilonnés lors de raids aériens menés par l’aviation du régime et de la Russie: un centre a été rasé, une ambulance, un véhicule de service et un camion de pompier détruits. Cinq membres du personnel ont été tués. Le 20 octobre, au lendemain de la visite de M. Raed à l’Elysée, des frappes aériennes ont encore visé deux centres des casques blancs dans la province d’Idlib. Ces attaques ont fait un mort et plusieurs blessés parmi les volontaires.
«Notre volonté de vie est plus forte, affirme Abdelrahman. Nous nous préparons à de nouvelles missions, comme réparer le réseau électrique. Ou à la reconstruction, pour des jours meilleurs. Peut-être que sera créée une zone protégée [d’exclusion aérienne], comme nous en avons beaucoup entendu parler.»
Le jeune casque blanc s’est marié en 2015. Son épouse est installée en Turquie. «Nous n’avons pas encore décidé si nous voulons un enfant, dit-il. Peut-être, si nous avions un peu d’espoir pour nos vies. J’aimerais aussi finir mes études…» Il ajoute : «Je n’ose pas réfléchir à ma situation personnelle car l’urgence est en Syrie.» A chaque fois qu’il franchit la frontière pour une autre mission, le jeune homme «oublie tout»: «Le silence entre dans ma tête. Il me faut écouter les bombes.» (Article mis en ligne par le quotidien Le Monde, en date du 21 octobre 2016, à 16h47)
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