Par Jean-Philippe Rémy
(Assal al-Ward, Hosh Arab, région du Qalamoun à la frontière avec le Liban, envoyé spécial du quotidien Le Monde)
Le vent est comme une lame qui cherche le cœur des hommes. Le froid coupe les voix et le souffle. Au milieu du massif montagneux passe une frontière, séparant la Syrie du Liban, que seule une poignée de silhouettes transies de l’Armée syrienne libre (ASL) est capable de voir. Malgré leurs kalachnikovs en bandoulière, ils ont plus l’air de contrebandiers ou de paysans que de guerriers. Sur les hauteurs des montagnes dans la chaîne de l’Anti-Liban, la roche est ici syrienne. Mais plus loin, juste après la ligne de crête, c’est le Liban. D’abord des villages dans la montagne, puis la plaine de la Bekaa.
Derrière les rochers décharnés, à moins d’un kilomètre, commencent les premières positions du Hezbollah. Le Parti de Dieu, recrutant parmi la population chiite libanaise, est engagé depuis plusieurs semaines dans la guerre en Syrie aux côtés du pouvoir de Bachar el-Assad, par fidélité à leur parrain commun, l’Iran. Dans ce coin de montagne, la rébellion syrienne se prépare depuis l’hiver à l’arrivée du Hezbollah, en écoutant le vide du vent.
A cette altitude, il n’y a plus de vrais arbres, plus d’abris hormis quelques tentes, et les rebelles syriens se demandent si la guerre s’allumera ici comme un feu quand le temps se radoucira. «On les aperçoit presque tous les jours. Ma crainte, c’est qu’ils s’infiltrent une nuit, et qu’on ne les voie pas arriver», s’inquiète un combattant, la tête enroulée dans un keffieh qui laisse à peine une fente pour ses yeux.
Majorité sunnite
«Depuis des mois, le Hezbollah renforce ses positions de l’autre côté de la frontière. Il y a déjà eu quelques escarmouches, rien de grave. Mais, selon nos informations, ils envisagent d’ouvrir un second front ici pour soulager les troupes de Bachar, à Damas», explique Oussama Nadaf, le commandant du groupe, en regardant ses hommes, gelés jusqu’aux os: «Ce sont des gars d’ici, ils ont l’habitude. Ils sont restés bloqués pendant deux mois, à cause de la neige. Maintenant, la fonte se termine, on les relaye, mais ce n’est pas le moment de se relâcher. Le Hezbollah a passé tout l’hiver à se préparer.»
Sur les pentes, à l’ombre, il reste des plaques de neige glacée. De ce côté-ci de la montagne, les villages sont à majorité sunnite. De l’autre côté, au Liban, ils sont surtout chiites. Entre les deux, des contrebandiers se glissent en se jouant autant des querelles confessionnelles, de la géopolitique régionale que de la frontière. A vol d’oiseau, Damas ne se trouve qu’à 40 kilomètres.
Un peu plus bas vers la vallée, voici le centre nerveux de ce détachement montagnard de l’ASL. Le village d’Assal al-Ward («Ceux qui font pousser des fleurs»), réputé autrefois pour sa production de roses de Damas, est lui aussi sur ses gardes. Dans une maison, on se serre autour du poêle pour entendre l’avis du chef du conseil local sur la situation. «Le Hezbollah a amené de nouvelles troupes et construit de nouvelles bases. Il y a quatre à cinq mille hommes en renfort pour une attaque.» Autour, les visages burinés marquent leur assentiment. «Evidemment, nous aussi, on a des armes, et on les attend», précise en souriant le responsable, qui a garé son beau 4×4 BMW bleu nuit devant la porte, et qui préfère qu’on taise son nom. Les chefs militaires des groupes rebelles locaux opinent encore lorsqu’il ajoute: «Mais les armes qu’on a ici, ce n’est rien en comparaison de celles du Hezbollah.»
Et ces armes, d’où viennent-elles? «Du Liban, évidemment!» Et tout le monde de se payer d’un bon rire la tête du visiteur qui, décidément, ne comprend rien aux logiques des zones frontalières. Dans ces montagnes, le commerce est bien plus ancien que la frontière, sans parler de la guerre civile en Syrie. «Les meilleures armes sont celles de Walid Joumblatt, et celles de Samir Geagea. Et, bien sûr, il arrive qu’on en achète aussi au marché noir… au Hezbollah», explique le responsable du conseil local, qui aurait bien aimé que les pays occidentaux, par des livraisons de matériel militaire, aident l’ASL à tenir ces montagnes. «Vous, vous avez eu vos guerres pour la liberté. C’est à notre tour de payer ce prix. Bachar, c’est notre Hitler à nous.» Et puis, après un temps de réflexion, il conclut: «Si on ne nous aide pas, on sera bien obligés d’avoir des extrémistes.»
«Nous sommes désespérés»
La discussion se poursuivra, plus tard, chez le cheikh, véritable autorité du village. Avec ses lumières bleutées, ses tables basses sur des tapis épais, son vaste salon a un peu des airs de boîte de nuit, dotée de magnifiques toilettes en marbre veiné vert qui ne dépareraient pas dans un palais italien. Le propriétaire des lieux, que chacun salue en lui baisant respectueusement la main, a 27 enfants dont les prénoms se télescopent un peu dans sa tête, mais une aptitude aux affaires et une influence de premier ordre.
Alors qu’on apporte une collation géante, un des convives, ancien pilote de Mig originaire du village voisin, qui a fait défection il y a quelques mois parce qu’il ne voulait plus aller bombarder des villes syriennes «à cause des femmes et des enfants à l’intérieur des maisons», tente de faire le décompte des bases aériennes militaires que compte le pays, à commencer par celle de Sweida, au sud, où il était basé quand il a pris la fuite pour rejoindre la rébellion. Il arrête son décompte à 15, puis conclut: «En fait, c’est impossible de savoir, surtout le nombre des appareils, avions et hélicoptères, car personne ne connaît l’ensemble des détails.» Puis il vous offre la bague que portait son frère avant son arrestation par la police secrète, et avoue subitement son nom: Jallal. «Dites au reste du monde que nous sommes désespérés. Qu’il faut à tout prix nous aider. Que nous n’avons rien à voir avec Al-Qaida. Tant qu’on en aura la possibilité, on ne laissera pas des étrangers faire la loi ici, ce n’est pas dans nos traditions.»
Plus loin, sur une autre montagne du même massif, à Hosh Arab, un homme regarde une vallée en contrebas depuis les fenêtres d’une villa un peu amochée par un tir récent. Le froid, l’isolement et les roquettes n’excluent pas la coquetterie: Abou Qousay, commandant de la katiba locale, a souligné ses yeux de larges traits de khôl et, quand il parle, fourrage dans sa barbe fournie avec une évidente satisfaction («C’est moi qui ai la plus grande barbe de la région», indique-t-il d’un ton ferme, comme si nous avions l’intention d’émettre des doutes à ce sujet). Abou Qousay a quelque chose d’important à expliquer, mais, pour cela, il souhaiterait que nous fassions un petit déplacement en sa compagnie. La nuit tombe, il n’y a pas de bombardement de l’armée gouvernementale. Le moment est bien choisi.
Sur son ordre, ses hommes soulèvent le rideau de fer de son garage et exhibent le pick-up qui fait la fierté et la joie de la katiba, avec sa mitrailleuse Douchka de 12,7 mm montée sur le plateau arrière. Il n’y a pas eu de combats féroces pour prendre le contrôle de cette région, toute proche de Damas. «On a attaqué les checkpoints, et, tout à coup, ils ont fui.» Depuis, cela n’empêche pas la ville d’être la cible, régulièrement, de bombardements. Nous voici en route, tous feux éteints, vers l’origine de ces tirs.
Les lumières de Damas
Pour comprendre quelques mécanismes essentiels de la région, il faut se rendre, en veillant à ne pas se faire repérer, sur un promontoire rocheux à la périphérie d’Howsh Arab. Tout tient dans le panorama grandiose. En contrebas, cinq grandes taches lumineuses, comme des soucoupes volantes posées sur les ténèbres de la terre, sont visibles sur le plateau: des bases de l’armée syrienne. Elles donnent la mesure des difficultés de l’ASL pour la conquête de Damas. Ces bases avec, estiment les rebelles, cinq brigades comptent plusieurs centaines de chars (sur les 1 500 que posséderait l’armée régulière) et sont bourrées d’artillerie de tous calibres. Les canons, les missiles, les roquettes, servent à tirer aussi bien vers le haut, en direction de Hosh Arab, que vers le bas, en direction des rebelles de la région de la Ghouta, jusqu’aux portes de Damas. Un relief du terrain les protège des mortiers rebelles, de moindre portée. Plus loin, on voit justement les lumières de Damas, et une série de points jaunes: les lampadaires de la route de l’aéroport. On dirait que la géographie est le fruit du génie d’un stratège militaire engagé dans la défense de Damas.
Depuis certaines de ces bases, comme celle de Qutayfah, sont tirés presque chaque nuit des missiles, notamment des Scud, en direction d’autres villes de Syrie, jusqu’à Deir ez-Zor ou Alep. Abou Qousay se permet une remarque à ce sujet: «Lorsque Saddam tirait des Scud vers Israël, il était accusé d’être un grand criminel par les Occidentaux. Bachar fait ça tous les jours sur les Syriens, et on dirait que tout le monde trouve ça normal.»
Ces bases, pour les rebelles syriens, semblent encore hors de portée, à tout point de vue. Pour y accéder, il faut parcourir plus d’une dizaine de kilomètres en terrain plat et dégagé. Cela n’empêche pas des infiltrations de petits groupes de l’ASL, qui passent, la nuit, en marchant sur la pointe des pieds ou en rampant, à quelques dizaines de mètres des positions gouvernementales pour relier les hauteurs de l’Anti-Liban à la banlieue nord de la capitale, notamment les villes de Barzeh ou de Rankous. Mais ce terrain dégagé a interdit les grandes attaques. Les unités de l’ASL ont toutes les chances de se faire hacher par l’artillerie gouvernementale avant d’avoir atteint leurs murs et leurs barbelés. Alors, Abou Qousay a la même requête qu’à Assal al-Ward: «Si on veut nous aider, c’est ici qu’il faut agir, en nous donnant les moyens d’attaquer ces bases. Il y a trois lignes de défense successives pour Damas. Tant qu’on ne les aura pas brisées, rien n’avancera.»
Alors que la situation militaire piétine dans la Ghouta, à l’est de Damas, certains responsables rebelles ont réfléchi à de nouvelles approches pour tenter de bousculer cette ligne de défense. Combien de temps faudrait-il pour mettre en œuvre un tel changement tactique? Tous les commandants qui y songent n’ont qu’une obsession: acquérir des armes de longue portée pour ne pas envoyer leurs hommes à la boucherie. Peut-être des manœuvres d’encerclement, ou des attaques surprises, pourraient-elles compenser un peu le déséquilibre du matériel?
En attendant de voir si la pénurie d’armes peut être contrebalancée par des ruses tactiques, des unités de la région du Qalamoun se préparent à une longue guerre. La région, avec ses vastes zones presque vides, abrite aussi des camps d’entraînement. Il est possible d’en visiter certains, à condition de ne pas se tromper d’adresse. A l’arrivée dans une ferme qui n’était pas celle que nous cherchions, nous voici confrontés à un homme en train de manier la tronçonneuse (pour couper du bois), nous conseillant de repartir dans les meilleurs délais. Se présentant comme un «salafiste tunisien», il n’avait pas la moindre intention d’ouvrir les portes de son camp à des journalistes occidentaux.
Plus loin dans la montagne, un autre camp est plus accueillant. Dans un lieu isolé, une série de bâtiments au milieu de vergers décharnés. C’est là que plusieurs brigades ont monté un centre d’entraînement, sous le commandement d’Abou Khaled, de la brigade des «étrangers». Abou Khaled est un organisateur né, ce qui lui permet de faire beaucoup de choses à la fois: mener des entraînements, alimenter le recrutement pour l’ASL en continuant à pousser les militaires syriens frustrés à déserter, ou encore à attaquer des positions gouvernementales à la portée de sa katiba d’une centaine d’hommes.
Défections
Il n’existe aucun chiffre sur la réalité des défections au sein de l’armée syrienne, mais, dans les environs du Qalamoun, il existe encore des positions d’où les petits soldats fuient pour rejoindre les rangs rebelles. A Zamalka, dans la région de la Ghouta, nous avions croisé des déserteurs au passé si lourd qu’il paraissait impensable de les voir combattre au sein de l’ASL. L’un avouait tranquillement être un ancien commando, et avoir fait le coup de feu contre les rebelles à Homs, avant de «comprendre que tous ces massacres ne servent à rien», et de sauter le pas pour rejoindre l’autre camp, en compagnie d’un milicien shabbiha, les terreurs de la population. Il y a des défections plus banales, assure Abou Khaled en connaisseur: «On encercle des checkpoints. On leur crie avec des haut-parleurs de se rendre, qu’ils auront la vie sauve. Parfois, on vient la nuit quand on a des contacts par téléphone, et on facilite leur fuite.»
Dans le camp d’entraînement, les différentes katibas restent quinze jours. La formation est destinée à parer au plus pressé et comprend notamment un peu de tir de précision, ou encore des leçons pratiques sur la bonne manière de se déplacer face au feu ennemi. «Et puis, il faut bien le reconnaître, on leur donne des éléments de discipline élémentaire, mais vitale: on s’est aperçu qu’on avait beaucoup de blessés et de morts à cause de tirs amis.»
Un ancien étudiant en marketing à l’Université de Kuala Lumpur, rentré en Syrie pour prendre part à la guerre, a dessiné le drapeau de la katiba. Lui aussi a adopté un nom d’emprunt. Précaution et méfiance mêlées, deux réflexes de base: «Il y a des gens de la rébellion avec qui je suis depuis deux ans et qui ne connaissent pas mon vrai nom.» Traversé par une diagonale, le drapeau est moitié noir, moitié blanc. Une décision pratique: «Le noir, c’est le drapeau de Jabhat al-Nousra, le blanc celui des salafistes. Je me suis dit que ce serait bien de mélanger les deux, pour ne fâcher personne mais en restant différent.» Le résultat a un peu l’air d’un fanion de signalisation maritime, mais l’effet recherché est important. A mesure que s’appesantit le climat de la guerre en Syrie, de plus en plus de groupes se rapprochent des tendances plus extrémistes, du point de vue religieux.
Récit d’une attaque
De temps en temps, la katiba des «étrangers», originaire d’Al-Tall, juste au nord de Damas, lance aussi des attaques surprises contre des positions gouvernementales dans le relief glacé. Sur une vidéo, les soldats montrent une opération récente: leur groupe marche longtemps dans la neige, avant d’entourer un checkpoint, au bord d’une route en lacets. L’assaut est lancé, il provoque la fuite des soldats, qui abandonnent leurs morts derrière eux et s’évanouissent dans la montagne. «C’est au retour que ça s’est gâté, raconte un membre de la katiba, ancien étudiant en sciences économiques. J’ai perdu le groupe dans la nuit. Il y avait douze heures de marche à l’aller, ensuite l’attaque, puis douze heures retour. Tout à coup, je me suis retrouvé seul, dans la neige, dans la montagne. J’étais épuisé et je me suis dit que j’allais mourir. Je me suis concentré, j’ai fait un effort sur moi-même, j’ai prié, et j’ai marché, encore, et encore, jusqu’à ce que j’aperçoive une lumière. C’était une maison: j’étais sauvé!»
En terminant ce récit, il sort de la salle où toute la katiba s’était assise pour manger. Les chaussures gisent en vrac à l’entrée, il fouille le tas et pousse un juron en découvrant que sa paire a été subtilisée par un inconnu. «Et voilà, c’est ce qui arrive tout le temps. Dans cette guerre, le plus dur, en réalité, c’est de garder ses chaussures.»
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