Se réjouir du vote du Parlement britannique tout en soutenant le soulèvement syrien

David Cameron, à gauche debout, lors du débat au Parlement britannique sur la Syrie le 29 août 2013
David Cameron, à gauche debout, lors du débat au Parlement britannique sur la Syrie le 29 août 2013

Par Gilbert Achcar

Ce texte de Gilbert Achcar a été publié en date du 31 août 2013 sur le site Open Democracy. Mardi 3 septembre, le secrétaire d’Etat John Kerry est intervenu devant la commission des Affaires étrangères du Sénat américain. Selon le New York Time : «John Kerry, ancien sénateur et ancien président de cette même commission, qui avait voté en 2003 pour la guerre en Irak avant de militer contre, ce même John Kerry a donc imploré ses anciens collègues d’approuver un acte de guerre.» Selon le quotidien, John Kerry s’est adressé aux membres de la commission  en ces termes: «Au vu de notre expérience irakienne, nous sommes déterminés à ne plus jamais demander au Congrès de voter sur des données fausses et falsifiées pour partir en guerre. C’est pourquoi nos services de renseignement ont vérifié encore et encore les preuves dont nous disposons maintenant.»  Selon le quotidien USAToday, la résolution qui devrait être votée par la commission puis soumise au Sénat et à la Chambre des représentants «limite une action militaire américaine à 60 jours avec une possible extension de 30 jours supplémentaires. Par ailleurs, le texte proscrit tout déploiement de soldats sur le sol syrien.» Le débat parlementaire en France se tient ce mercredi 4 septembre. François Hollande laisse entendre que si le vote du Congrès américain, le 9 septembre, est négatif, «la France n’agira pas seule»: «J’ai déjà dit que la France ne pouvait agir seule, qu’elle ne peut situer son action que dans le cadre d’une large coalition, la plus large possible». La question d’un vote décisif du parlement reste pour l’heure ouverte.  (Rédaction A l’Encontre)

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Le meilleur moyen de «punir» le régime syrien est de permettre au soulèvement populaire de le briser, et non de bombarder le pays.

En un rare exemple d’un exécutif d’un Etat impérial occidental prenant au sérieux la «démocratie parlementaire», le gouvernement du Royaume-Uni a consulté le Parlement au sujet d’une action militaire contre le régime syrien, sans être certain par avance de remporter le vote, et a décidé de respecter le résultat de ce vote qui a répudié son projet. En tant qu’opposant résolu au régime baasiste syrien, dans une perspective démocratique radicale, j’ai de nombreuses raisons de me réjouir de cette issue.

La première raison est que toute limitation des pouvoirs de l’exécutif impérial, qui est devenu le modèle commun de la plupart des grands Etats occidentaux, est sans aucun doute positive d’un point de vue démocratique et doit être saluée sans réserve. Bien que, de prime abord, la décision en cette occasion ait épargné une dictature des plus brutales et des plus meurtrières, le fait que le gouvernement britannique ait demandé au Parlement l’autorisation d’engager une action militaire censée être «limitée» établit un précédent qu’il sera difficile au gouvernement britannique et à ses pairs des démocraties électorales d’ignorer dorénavant. Bien qu’une répétition du scénario britannique à Washington soit très peu probable, le résultat du vote britannique a suscité une pression croissante sur l’administration des Etats-Unis elle-même. Cela malgré une résolution sur les pouvoirs de guerre, adoptée à la suite de la guerre du Vietnam, qui «limite» le pouvoir de l’exécutif à faire la guerre durant 60 jours sans autorisation du Congrès, une résolution que la Maison-Blanche a néanmoins violée de façon répétée.

Non pas que j’aie la moindre illusion sur les raisons qui ont mené certains va-t-en-guerre parlementaires à voter cette fois-ci contre l’intervention militaire. Ils ne l’ont certainement pas fait par «pacifisme», et encore moins par «anti-impérialisme», mais pour la même raison qui fait que les faiseurs d’opinion occidentaux affichent, dans leur grande majorité, un manque patent de sympathie pour la cause de l’insurrection populaire syrienne. Cette raison est avant tout la méfiance à l’égard du soulèvement syrien, comme le chef d’état-major interarmes des Etats-Unis, le général Martin Dempsey, l’a récemment avoué publiquement. Une considération d’autant plus convaincante que l’expérience la plus récente, en Libye, a été un fiasco complet à cet égard: l’intervention de l’OTAN n’a fait que contribuer à rendre la Libye moins accueillante vis-à-vis de l’Occident qu’elle ne l’avait été durant les dernières années du règne de Kadhafi. Et, bien sûr, la Libye possédait l’attrait majeur d’être un important exportateur de pétrole, ce que la Syrie n’est point.

La deuxième raison pour laquelle je me réjouis du vote du Parlement britannique est qu’il était explicitement lié à la condition d’une légitimation par l’ONU – ce qui a incité le gouvernement du Royaume-Uni à soumettre un projet de résolution au Conseil de sécurité pour tenter de convaincre une majorité de parlementaires. Malgré les limites évidentes de l’ONU et du droit international existant, il est préférable que les relations internationales soient institutionnalisées sous une forme d’état de droit, aussi déficient que puisse être ce droit, plutôt que d’être soumises à la «loi de la jungle» qui fait que les Etats puissants, les Etats-Unis au premier chef, se sentent libres de décider unilatéralement quand et contre qui utiliser la force. L’idée selon laquelle le droit international est une entrave qui permet à la Russie et à la Chine d’empêcher que se déroulent de véritables actions humanitaires repose sur l’idée que les interventions militaires occidentales sont généralement motivées par de nobles intentions. Ce n’est certainement pas le cas. Il suffit de constater que les deux interventions militaires occidentales qui, depuis la fin de la Guerre froide, ont violé de la manière la plus flagrante le droit international – Kosovo 1999 et Irak 2003 – ont toutes deux eu recours à des prétextes humanitaires pour dissimuler des desseins impériaux et ont abouti à des résultats humanitaires catastrophiques.

La troisième raison pour laquelle je me réjouis du vote parlementaire britannique est celle qui se fonde le plus directement sur mon soutien résolu au soulèvement populaire syrien. L’action militaire que Washington envisage consiste à administrer au régime criminel syrien quelques coups militaires afin de le «punir» de son utilisation d’armes chimiques contre des civils. Je n’ai guère de doute quant au fait que le régime syrien a eu recours à de telles armes dans son attaque barbare contre le peuple syrien. Il sera toutefois difficile à l’équipe d’inspecteurs de l’ONU, qui n’a été autorisée à se rendre sur les lieux du crime que plusieurs jours après qu’il ait été perpétré, de trouver une preuve accablante. Mais le fait que le régime syrien possède des armes chimiques et les moyens d’opérer des frappes avec celles-ci (de mettre sur pied une attaque de grande envergure utilisant missiles et artillerie, comme cela s’est produit) ne fait aucun doute, tout comme il n’y a pas de doute possible sur la capacité du régime syrien à perpétrer froidement un massacre de masse contre des civils. En témoigne l’utilisation d’une bombe incendiaire larguée par un avion de combat sur une cible civile (la cour de récréation d’une école) qui a été enregistrée sur le vif: dans ce cas, au moins, personne ne peut sérieusement contester le fait que le régime a le monopole de la force aérienne dans la guerre civile syrienne [1]. Mais tout cela mène à poser la question suivante: est-il plus grave de tuer jusqu’à 1500 personnes avec des armes chimiques que d’en tuer plus de 100 000 au moyen d’armes «conventionnelles»? Pourquoi donc Washington souhaite-t-il frapper maintenant, tout à coup, après avoir placidement observé le peuple syrien se faire massacrer, son pays être dévasté et des survivants par millions devenir des réfugié·e·s et des personnes déplacées?

En vérité, les frappes envisagées ont pour seul but de restaurer la «crédibilité» des Etats-Unis et de leurs alliés face à une alliance des gouvernements syrien, iranien et russe qui s’est donné toute latitude pour opérer une escalade de la guerre contre le peuple syrien malgré les appels des Etats-Unis au compromis. Les frappes sont nécessaires afin de rétablir la posture impériale des Etats-Unis qui a été fort bafouée au cours des dernières années en Irak et en Afghanistan, ainsi que par l’Iran et même par l’Israël de Netanyahou.  Ces frappes n’aideront pas le peuple syrien: elles accroîtront les destructions et le nombre des victimes sans permettre aux Syriens de se débarrasser de leur tyran. Elles ne sont pas conçues dans cette perspective. En réalité, Washington ne souhaite pas que le peuple syrien renverse la dictature: il entend forcer l’opposition syrienne à conclure un compromis avec l’essentiel du régime, sans Assad. C’est la soi-disant «solution yéménite» que le président Obama a activement poursuivie depuis l’année dernière et que le secrétaire d’Etat John Kerry a tenté de promouvoir en courtisant son homologue russe [Lavrov].

Cependant, en refusant au courant majoritaire de l’opposition syrienne les armes défensives antiaériennes et antichars qu’il réclame depuis presque deux ans, tandis que la Russie et l’Iran fournissaient avec abondance le régime syrien en armes (et, récemment, en combattants dépêchés par l’Iran et par ses alliés régionaux), l’administration états-unienne n’a fait que produire deux résultats: d’une part, elle a permis au régime syrien de conserver le dessus militairement et de se convaincre ainsi qu’il pourrait emporter la victoire ; en conséquence, le régime ne s’est senti nullement obligé de faire quelque concession que ce soit. D’autre part, les réseaux jihadistes qui étaient déjà actifs en Irak voisin (où le régime syrien lui-même contribua à leur développement) ont été capables de s’imposer comme une composante importante du soulèvement syrien en bénéficiant de fonds généreux en provenance de sources wahhabites et après avoir été propulsés initialement par le régime syrien lui-même (y compris par la libération de jihadistes des prisons syriennes au début du soulèvement, le régime souhaitant conférer à la révolte populaire un caractère intégriste sunnite).

C’est la raison pour laquelle le peuple syrien n’a pas la moindre confiance en Washington. En témoigne ce reportage du Washington Post:

Les Syriens préféreraient renverser Assad sans aide étrangère, mais si l’Occident procède à ses frappes, l’Armée syrienne libre entend tirer avantage de tout désarroi dans les rangs des forces du régime pour avancer ses propres positions, a affirmé Louay al-Mokdad, coordinateur politique et de la presse pour l’ASL.

«Nous allons, bien entendu, exploiter au maximum cette opération afin d’améliorer notre situation sur le terrain, et tenter de contrôler et de libérer de nouvelles zones», a-t-il dit. «C’est notre droit. Nos combattants sur le terrain doivent utiliser toute occasion qui s’offre à eux, même un changement de climat si cela peut les aider. Si notre ennemi doit se  battre sur un autre front, nous devons tirer profit de cela.» 

Toutefois, ceux qui soutiennent l’intervention expriment des préoccupations sur la manière dont les frappes se dérouleront et sur leurs conséquences – s’il y en a – sur la conduite de la guerre qui fait rage et qui a tué plus de 100 000 personnes.

«Les gens, ici, s’inquiètent beaucoup de ce que les frappes ne soient destinées à aider le régime», dit Abou Hamza, un activiste de Darayya, à la périphérie de Damas, où certaines des batailles les plus féroces de la guerre ont ravagé une ville de près de 500 000 habitant·e·s, la transformant en ruines désertes. «Je soutiens les frappes, bien sûr, si cela peut mettre un terme au bain de sang, mais il y a eu des tueries durant deux ans et demi, pourquoi donc devrions-nous croire que les Etats-Unis sont désormais sérieux?»

«Les gens ont perdu confiance dans le gouvernement des Etats-Unis», a-t-il ajouté. «Ils pensent que les Etats-Unis n’agiront que dans leur propre intérêt.»  [2]

Les puissances occidentales se seraient-elles véritablement souciées du peuple syrien – ou, même, Washington aurait-il été plus intelligent en cherchant à créer les conditions pour le compromis qu’il recherche – il leur aurait été facile d’équiper l’opposition syrienne avec des armes défensives et de permettre ainsi au soulèvement de renverser le cours de la guerre de façon à provoquer une rupture du régime. Sans un tournant décisif dans la guerre civile syrienne au détriment du régime, ce dernier restera intransigeant et uni autour du clan Assad et la guerre se poursuivra avec ses conséquences terribles.

C’est cette réalité qui réfute l’argument qu’avancent beaucoup de personnes bien intentionnées, selon lequel des livraisons d’armes à l’opposition syrienne ne feraient qu’augmenter le nombre des victimes. Au contraire, c’est précisément l’avantage du régime en armement qui fait que la guerre se poursuit et que le nombre des pertes humaines augmente. Que l’on m’excuse de répéter ici les paroles du révolutionnaire français Gracchus Babeuf (1795), que j’ai citées dans mon dernier ouvrage:

«Et quelle guerre civile plus révoltante que celle qui fait voir tous les assassins d’une part, et toutes les victimes sans défense de l’autre? Pouvez faire un crime à celui qui veut armer les victimes contre les assassins?»

Face aux horribles crimes perpétrés par le régime Assad, avec le soutien de la Russie, de l’Iran et des alliés de celui-ci, il est du devoir de toutes celles et ceux qui affirment défendre le droit des peuples à l’auto-détermination d’aider le peuple syrien à obtenir les moyens de son autodéfense. (31 août 2013. Traduction par le site A l’Encontre revue par l’auteur)

[1] Voir: http://alencontre.org/video/syrie-les-inspecteurs-partent-les-bombes-continuent-a-tuer.html

[2] http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/syrian-extremists-in-the-opposition-fear-us-strike/2013/08/29/7c6537a0-10e7-11e3-a2b3-5e107edf9897_story.html

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