Par Florence Beaugé
Ici, pas de sirène d’alerte, pas d’abri et pas de «Dôme de fer», le système antimissiles israélien… Il est 11 heures du matin, ce samedi 19 juillet. Ouda Al-Wadja, 30 ans, se repose sous le porche de sa masure. Il fait chaud. Le ramadan lui interdit de boire et de manger. Sa dernière-née, 3 mois, dort à ses côtés. Soudain, un souffle d’enfer et une pluie d’acier. Une roquette vient de s’abattre devant le porche. Le jeune père est tué sur le coup. La petite fille est grièvement blessée à la tête. Au total, quatre personnes de la même famille seront touchées par cette attaque ratée du Hamas.
Qasr Al-Ser, l’un des nombreux campements de Bédouins du Néguev, n’est qu’à une soixantaine de kilomètres de Gaza. Situé en plein désert, au milieu de nulle part, ce village de toiles et de tôles ondulées fait régulièrement les frais des tirs du Hamas. Le mouvement palestinien croit viser Dimona et Beer-Sheva, mais ses missiles s’abattent parfois sur ceux qui sont supposés être ses alliés. Bien qu’ils soient citoyens israéliens, les 200’000 Bédouins du Néguev sont en effet des arabo-musulmans, passés sous le joug d’Israël lors de la création de l’Etat juif, en 1948, comme les Palestiniens.
«C’est la guerre. Je ne blâme pas le Hamas ni Israël, mais je reproche à l’Etat de ne pas protéger équitablement tous ses citoyens», dit Souleiman, le beau-père d’Ouda, l’air sombre. Si le cratère creusé par la roquette a été comblé par du sable et des pierres, tout le reste est encore en l’état. Des tôles tordues et des morceaux de verre. Devant ce spectacle de désolation, le bêlement des chèvres et des moutons paraît presque incongru.
Souleiman Al-Wadja, 41 ans, est le chef de la tribu des Al-Wadj. Il a deux femmes et quinze enfants. Quelque 400 personnes, toutes parentes, vivent à Qasr Al-Ser, l’un des trente-cinq villages sauvages du Néguev. Pas d’eau courante, mais un simple tuyau branché à Dimona, à trois kilomètres de là. Pas d’électricité, sauf celle des panneaux solaires. Pas de collecte des eaux usées ni des ordures.
Solidarité d’exclus
« La tente, là-bas, va être démolie, sur ordre des autorités», dit avec lassitude le chef de la tribu, en désignant un bivouac où s’activent une vingtaine de femmes et d’enfants en bas âge. «Notre village a été déclaré illégal, mais je suis né ici. Mon père aussi, et avant lui mon grand-père, reprend-il. Nous n’avons pas d’autre choix que de rester ici. »
A 500 mètres de là, une quinzaine d’hommes sont rassemblés à la mémoire d’Ouda. Etendus sur des nattes, sous une tente, ils discutent en arabe. L’époque où ils étaient libres d’aller et venir dans le Néguev les fait encore rêver. Aujourd’hui, en vertu des lois militaires d’Israël, les Bédouins ne vivent plus que sur 10 % du territoire de leurs ancêtres. «La guerre, ça ne nous faisait pas peur. Nos chèvres noires du Sinaï nous indiquaient tous les chemins et les grottes où nous cacher. Maintenant, on ne peut plus s’installer où l’on veut et on se fait tuer», dit Salem, entre nostalgie et colère.SERI POUR “LE MONDE”
Mis à part quelques incidents isolés, les Bédouins n’ont pas basculé dans la violence ces derniers jours. Mais, à l’inverse de leurs parents, les jeunes – 60 % ont moins de 18 ans – se sentent des affinités grandissantes avec les Palestiniens. «Solidarité d’exclus», assurent ceux qui les fréquentent, comme Haya Noach, directrice exécutive de l’ONG Negev Coexistence Forum for Civil Equality, rappelant que les Bédouins constituent la communauté la plus pauvre d’Israël. Presque 70 % d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté. Quant à la mortalité infantile, elle est huit fois plus élevée qu’à Tel-Aviv.
Depuis quelques années, Israël tourne avec insistance ses regards vers le sud. Le Néguev, sa nouvelle frontière? Beaucoup en sont persuadés. Pour les Bédouins, en tout cas, le plan de développement de la région, qui va nécessiter le déplacement de 40’000 d’entre eux, va d’abord profiter à l’industrie militaire israélienne. A la centrale nucléaire de Dimona vont s’ajouter prochainement des bases militaires d’envergure, des camps d’entraînement, des villes nouvelles, des colonies de peuplement pour désengorger la Cisjordanie et compenser la perte de Gaza – et même, dit-on, des centres de loisir. «Nous allons devenir le Las Vegas de la région», assurent certains.
Mal vus par leurs concitoyens juifs, pour qui ils sont, assurent-ils, «des sortes de Roms», «des voleurs, menteurs, et profiteurs», les Bédouins du Néguev ne revendiquent plus l’intégration à la société israélienne, mais une égalité de droits. «Ils sont viscéralement attachés à la terre de leurs ancêtres. C’est l’enjeu de leur bataille actuelle avec l’Etat», insiste Haya Noach. Pour leur part, Lior Rosenberg, médecin à l’hôpital de Beer-Sheva, et sa femme, Tal, redoutent que les Bédouins soient ni plus ni moins «une bombe à retardement» pour Israël. (Article publié dans Le Monde, p. 3, le 23 juillet 2014)
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