Par Hélène Sallon
Sur la colline surplombant Rame, au centre de la Galilée, dans le nord d’Israël, Aya Manaa est venue chercher l’apaisement. Depuis la table de ce restaurant fréquenté par la jeunesse arabe des environs, cette jeune femme coquette de 27 ans sirote un verre, le regard errant entre son village de Majd El-Kurum, la ville juive voisine de Karmiel et, au loin, le lac de Tibériade.
La voix encore cassée par les inhalations de gaz lacrymogènes, elle raconte la manifestation du lundi 21 juillet dans la ville arabe de Nazareth. Avec des centaines d’autres Palestiniens citoyens d’Israël et les responsables de tous les partis politiques arabes, elle a défilé contre la guerre à Gaza et la poursuite de l’occupation israélienne. Les rideaux des commerces avaient été tirés à la suite de l’appel à une journée de grève générale en hommage aux victimes de Chadjaiya, dans la bande de Gaza.
La manifestation pacifique a tourné à l’affrontement entre des dizaines de jeunes, armés de pierres et le visage masqué d’un keffieh, et autant de policiers anti-émeute, certains montés à cheval, répondant par des tirs de balles assourdissantes, de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Plusieurs ont été arrêtés, portant à plus de 400 le nombre d’Arabes israéliens interpellés depuis le début des manifestations en juin. Nombre d’entre eux sont trop jeunes pour avoir connu les grandes manifestations d’octobre 2000, pendant lesquelles les habitants de Nazareth et des autres villes arabes avaient défilé massivement en solidarité avec la seconde intifada en Cisjordanie et à Gaza. Treize étaient morts lors des neuf jours d’émeutes contre la police et des extrémistes juifs, consommant la rupture avec la majorité juive. Elles avaient renforcé le ralliement à la cause palestinienne de la minorité arabe israélienne (20 % de la population), descendante des Palestiniens restés en Israël après la création de l’Etat en 1948 [donc après l’expulsion des «autres»; voir à ce sujet, en traduction française, Ilian Pappé: La guerre de 1948 en Palestine, Ed. La Fabrique éditions, 2000 et Le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008, Réd. A l’Encontre]
Aya avait 14 ans à l’époque. L’un de ses amis, Asil Asla, fait partie des victimes. «Je descendais dans les rues jeter des pierres. Mon père voulait m’en empêcher mais j’avais la rage», raconte-t-elle. Née dans une famille de notables politisés, elle a depuis son plus jeune âge participé à toutes les commémorations de la Nakba, qui marque la « catastrophe » de la création de l’Etat d’Israël le 15 mai 1948, et du Jour de la terre, le 30 mars, contre la confiscation des terres palestiniennes par Israël depuis 1948. «La Palestine historique est là sous mes yeux, mais j’aurais pu naître à Gaza ou dans les camps palestiniens du Liban», dit-elle.
Ses parents comprennent son engagement mais sa façon de vivre, son célibat et ses idées progressistes détonnent dans une société palestinienne conservatrice. Après des études à Jérusalem et à l’étranger, Aya se voit désormais comme l’une des meneuses de la nouvelle génération de protestataires. Une jeunesse qui ne se reconnaît plus dans les partis politiques arabes et s’est départie de la peur des anciennes générations. D’Haïfa à Gaza, en passant par Ramallah, tous se coordonnent par le biais des réseaux sociaux pour mener des actions communes, pour soutenir les prisonniers en grève de la faim ou la relocalisation des Bédouins du Néguev.
Les tensions suscitées par la mort de trois Israéliens enlevés en Cisjordanie en juin, celle du Palestinien Mohammed Abou Khdeir, puis l’opération à Gaza, a renforcé leurs rangs. «Des jeunes non politisés ont commencé à venir aux manifestations. La situation socio-économique dans la communauté est catastrophique. Avec cette guerre à Gaza, Israël se crée de nouveaux ennemis», explique Aya. Les chefs politiques arabes craignent de ne pas être en mesure de contrôler cette jeunesse en plein malaise, qui ne se sent pas plus israélienne que ses parents. «On n’est jamais devenus israéliens car même les juifs ne veulent pas que l’on soit israéliens. Ils créent une nation juive mais pas une nation israélienne», explique Jafar Farah.
Le directeur de l’association Mossawa («égalité» en arabe) note une escalade dans l’incitation à la haine, chez les responsables politiques juifs, les médias et l’opinion publique». L’opération militaire à Gaza a attisé les divisions. «Au travail, j’évite les discussions. Mes collègues juifs parlent de leurs enfants ou de leurs proches rappelés par l’armée pour l’opération. Moi, je pense à mon peuple et aux enfants qui subissent une agression», confie Aya, rappelant que les Palestiniens d’Israël sont dispensés de service militaire.
Aya défend l’idée d’un seul Etat pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais elle a de plus en plus de mal à y croire. «Avec les événements et les crimes racistes, je ne vois pas d’espoir. Le pays est construit sur la paranoïa et la peur de l’autre. Il faut être dur et violent pour vivre ici», explique-t-elle. Aya défend aussi l’idée d’un boycottage économique comme moyen de se faire entendre. «Israël a fait de nous des consommateurs. On doit boycotter les commerces des villes juives», pense-t-elle. (Article publié dans Le Monde du 24 juillet 2014, p. 4)
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