Par Amira Hass
Dans chaque conversation téléphonique – lorsqu’il y a du temps entre les frappes aériennes et les files d’attente pour l’eau – l’hippopotame dans la pièce est le point de vue des habitants de Gaza sur l’attaque du Hamas du 7 octobre. Il semble que la grande majorité d’entre eux ne se sentent pas libres d’exprimer sincèrement leurs opinions, ni au téléphone – lorsque la qualité de la ligne permet une discussion politique –, ni sur les médias sociaux.
Il y a plusieurs raisons à cela. En général, le sentiment permanent de terreur causé par les bombes, la mort et les déplacements contraints [1], ainsi que la lutte quotidienne pour obtenir de l’eau, de la nourriture, des vêtements chauds et un abri contre la pluie ne constituent pas une bonne base pour une discussion politique et idéologique franche. Au fil du temps, l’ampleur des morts et des destructions causées par les frappes aériennes et d’artillerie d’Israël atténue toute volonté d’exprimer des critiques ou de remettre en question la logique de la stratégie du Hamas.
La conclusion que l’on peut tirer de l’intensité de l’attaque est qu’Israël ne se contente pas de riposter, mais qu’il met en œuvre l’un de ses dispositifs d’intervention visant à anéantir le projet national palestinien. L’autocritique publique pourrait être considérée comme exonérer Israël de ses intentions et de sa responsabilité directe dans ce que les Palestiniens vivent comme un génocide.
Si Israël pense pouvoir éradiquer le Hamas par des massacres de masse qui retourneraient la fureur de la population contre cette organisation islamique, il oublie que même les plus grands opposants au Hamas ne considèrent pas Israël comme un acteur neutre ou une victime. Et Israël sera toujours perçu comme un régime visant à détruire les Palestiniens. Les gens ne veulent pas être un complice, même indirect, de la machine de propagande israélienne.
Une autre raison est que la «résistance» et la «lutte armée» restent un ethos (comportement) national sacré, même pour la plupart des Palestiniens qui ne peuvent pas ou n’ont pas l’intention d’y souscrire. Même les adversaires du Hamas estiment qu’il est né d’une opposition légitime à l’occupation israélienne et qu’il fait partie du tissu social et politique palestinien.
Plus la politique de colonisation et de blocus prouve qu’Israël a pour objectif de faire échouer toute possibilité d’indépendance palestinienne, même sur les territoires occupés en 1967 (Cisjordanie et Gaza), plus la résistance armée bénéficie d’un soutien important. La diplomatie a échoué et la lutte populaire non armée a été réprimée par Israël. Les négociations et leur dernier vestige, la coordination de la sécurité [entre les forces de police de l’Autorité palestinienne et celles d’Israël], ont effectivement anéanti l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et abouti à ce que l’Autorité palestinienne (AP) soit détestée par la plupart des Palestiniens.
Au milieu de ces échecs, la lutte armée et son attrait se distinguent. Le soutien à la lutte armée peut avoir plusieurs raisons: le désir de venger 75 ans d’expulsion et d’oppression, la conviction qu’il s’agit d’une tactique logique contre un ennemi qui ne comprend que la force (comme l’a démontré, par exemple, l’Egyptien Anouar el-Sadate lors de la guerre du Kippour en 1973), ou la conviction profonde de la nécessité inévitable d’une lutte contre un projet colonial tel que porté par le sionisme. Le fait que l’opposition actuelle à la lutte armée soit associée à l’AP corrompue renforce en fait le soutien à cette voie.
La résistance non armée à l’occupation – summud (stratégie de «fermeté» qui s’est exprimée après la guerre des Six-Jours) – est un réflexe de tout Palestinien, quelque chose dont on s’imprègne avec le lait de sa mère. La résistance armée, en revanche, est considérée comme supérieure parce qu’elle implique une volonté consciente d’abnégation.
Trois mois après le début de la guerre, les Palestiniens sont impressionnés par les aptitudes dont le Hamas a fait preuve pendant et après l’attaque, notamment sa planification dans le plus grand secret sur la durée. Il a été capable de s’armer et de creuser des tunnels sous Gaza au-delà de toutes les évaluations des services de renseignement israéliens, trompant ainsi un ennemi puissant qui possède un vaste réseau de collaborateurs et de capacités de détection. Le Hamas a également fait preuve d’aptitudes au combat en termes individuels et collectifs qui ont infligé de nombreuses pertes à l’armée israélienne.
Les Palestiniens qui nient le massacre du 7 octobre ou qui ne croient pas la plupart des rapports israéliens (en particulier sur les viols), et ceux qui admettent qu’il y a eu des meurtres délibérés de civils, mesurent toujours l’attaque du Hamas par rapport aux attaques systématiques et délibérées d’Israël contre les civils pendant des décennies. Pour eux, dans la concurrence du crime et de la cruauté, Israël reste donc le vainqueur.
La question politique subversive mais pertinente – à savoir si le prix payé par les habitants de Gaza pour l’attaque du Hamas en vaut la peine – est soulevée ici et là, mais timidement sous forme d’allusions. Une réponse indirecte est apportée par des messages touchants qui expriment la nostalgie d’une bande de Gaza qui n’est plus, d’une communauté et d’une vie sociale, d’un paysage urbain et maritime.
Mais il semble que l’on craigne également que les membres du Hamas prennent connaissance de ces déclarations et en punissent leurs auteurs. C’est ce qu’a déclaré à Haaretz une ancienne Gazaouie vivant aujourd’hui en Cisjordanie. Des membres de sa famille ont été tués par des frappes aériennes israéliennes, tandis que d’autres ont dû fuir vers la région de Mawasi [micro-territoire de 7 km de long sur 1,4 km de large, sans infrasctures, dans lequel les habitants de Gaza sont censés se réfugier sur ordre de l’armée israélienne], dans le sud de la bande de Gaza. Il est encore difficile de vérifier de manière indépendante si cette peur du Hamas repose sur des rumeurs ou sur des mesures punitives ou de réduction au silence. Mais la peur est là.
Des commentaires sur la peur de critiquer publiquement les attaques du Hamas ont également été exprimés par des personnes nées à Gaza mais vivant aujourd’hui en Cisjordanie. Ils ne craignent pas le harcèlement physique, mais plutôt la contrainte agressive à ne pas exprimer leur opinion en raison du soutien de l’opinion publique à l’attaque [du 7 octobre].
Un homme né à Gaza et vivant à Ramallah a commenté avec amertume: «Il semble que plus les gens sont éloignés de Gaza, plus ils soutiennent avec détermination le droit et la raison du Hamas de combattre le colonialisme israélien jusqu’au dernier habitant de Gaza.» (Opinion publiée par le quotidien israélien Haaretz le 8 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Selon l’AFP du 8 janvier, le ministère de la Santé du Hamas annonce que 23’084 personnes avaient été tuées dans la bande de Gaza depuis le début (8 octobre) des opérations militaires engagées par Israël, 58’926 personnes blessées. Ne sont pas pris en considération les morts gisant sous les décombres et les handicaps graves et traumas. (Réd.)
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