Par Orly Noy
Lors d’un entretien à propos de l’économie israélienne avec le journal économique The Marker [membre du groupe Haaretz] en 2012, Benyamin Netanyahou s’est vanté, dans ce qui est devenu depuis une sorte d’expression idiomatique, que «si vous excluez les Arabes et les ultra-orthodoxes, [Israël est] en pleine forme». Aujourd’hui, le Premier ministre semble affiner encore ce slogan: si l’on exclut tous les peuples, nous sommes en pleine forme.
Netanyahou n’est pas le seul à le penser. Depuis l’attaque du 7 octobre et la guerre d’anéantissement qui s’en est suivie à Gaza, la droite israélienne est euphorique. L’attaque de missiles iraniens il y a deux semaines a encore réussi à détourner notre regard de Gaza, à limiter les critiques internationales sur les crimes d’Israël et même à susciter un regain de sympathie pour l’Etat.
Pendant un moment, les Israéliens ont pu à nouveau se regarder dans le miroir et faire semblant de voir le reflet d’une victime chérie, au lieu d’une brute indisciplinée, vengeresse et meurtrière. Pourtant, la catastrophe qu’Israël inflige à Gaza n’a pas disparu, et une intervention dans la ville de Rafah, si elle était menée à bien, ramènerait probablement les scènes d’apocalypse de Gaza à la une des journaux.
Et lorsque l’attention mondiale reviendra, il est essentiel de ne pas tomber dans la fausse croyance, comme celle épousée par le premier ministre il y a dix ans, selon laquelle Gaza existe dans un univers parallèle, sa destruction se produisant dans le vide. Au contraire, l’assaut contre la bande de Gaza fait partie intégrante de la logique organisationnelle du régime d’apartheid israélien entre le fleuve et la mer – un régime dont de nombreux Israéliens espèrent qu’il restera en «grande forme» après la fin de la guerre.
La classification des Palestiniens en différentes catégories – citoyens d’Israël, résidents permanents de Jérusalem-Est, sujets occupés en Cisjordanie, prisonniers du ghetto de Gaza et réfugiés en exil – est au cœur de la politique israélienne visant à diviser pour mieux régner. Elle nie effectivement l’existence des Palestiniens en tant que peuple unique et constituant un ensemble, tout en les maintenant tous sous la domination suprématiste juive.
Si les Israéliens considèrent ces catégories comme des entités sans lien entre elles, cette démarche ne s’est jamais imposée aux Palestiniens eux-mêmes, dont l’identité nationale ne reconnaît pas ces frontières artificielles, alors même que celles-ci leur imposent des droits et des expériences différents. Ainsi, la catastrophe de Gaza n’est pas perçue à Jaffa, à Naplouse ou dans le camp de réfugiés de Shu’fat [situé à Jérusalem-Est] comme un événement extérieur, mais plutôt comme une blessure directe et intime à un membre du corps politique palestinien. L’inverse est également vrai: les réalités du camp de réfugiés de Jénine, de Jérusalem-Est et d’Umm al-Fahem [ville du district d’Haïfa] ne peuvent être comprises indépendamment de ce qui se passe à Gaza.
Depuis le 7 octobre, Israël mène une guerre totale non seulement contre les habitants de Gaza, mais aussi contre l’ensemble du peuple palestinien. Certes, à Gaza, cette guerre est menée avec une cruauté sans précédent, au point d’être qualifiée de génocide. Mais si nous considérons le régime israélien comme une main à cinq doigts, chacun saisissant une partie différente du peuple palestinien, il devient clair que cette main s’est refermée en une seule poigne de fer.
Alors qu’Israël réduit la bande de Gaza en poussière, il a accéléré le nettoyage ethnique en Cisjordanie à un degré effrayant grâce à la violence systématique de ses soldats en uniforme et de ses combattants officieux, les colons. Les récents pogroms dans des villages comme Douma et Khirbet al-Tawil ne sont pas des aberrations [voir sur ce site notamment l’article d’Oren Zuv publié de 23 avril]. Alors que tous les regards sont tournés vers Gaza, les Palestiniens de Cisjordanie sont soumis à des blocus, à des checkpoints renforcés et à de sévères restrictions de mouvement. Des communautés entières sont expulsées par la terreur des colons qui – avec le soutien de l’armée – se déchaînent sans être retenue en aucune mesure par le gouvernement. En effet, Israël saisit l’occasion de modifier radicalement la réalité démographique de la Cisjordanie. Cela aussi fait partie intégrante de la guerre contre Gaza.
A Jérusalem-Est occupée, Israël a avancé des plans de construction de quelque 7000 unités de logement dans les colonies existantes ou futures de la ville, tandis que la municipalité a accéléré le rythme des démolitions d’habitations palestiniennes. Les checkpoints, qui étranglaient les quartiers palestiniens de la ville au-delà du mur de séparation, ont resserré leur étau. Il en va de même pour la répression violente des résidents palestiniens de la ville, dont des centaines ont été arrêtés depuis le mois d’octobre, certains d’entre eux étant des femmes et des enfants. Des dizaines d’autres ont été placés en détention administrative et beaucoup d’autres encore ont reçu des injonctions les empêchant de se rendre sur le Mont du Temple/Haram al-Sharif, dans la Vieille Ville ou à Jérusalem même.
Les citoyens palestiniens à l’intérieur d’Israël s’affrontent également à une escalade extrême des politiques d’oppression. La hasbara (propagande) israélienne cite souvent ces citoyens comme preuve de l’impossibilité d’un régime d’apartheid, affirmant que les «Arabes israéliens» jouissent de droits égaux et peuvent voter et être élus au parlement. Outre des décennies de discrimination en droit et en pratique, les citoyens et citoyennes palestiniens ont également fait face, depuis le 7 octobre: à des arrestations massives qui ont frappé les personnes exprimant une quelconque solidarité avec leur peuple à Gaza, à la détention de dirigeants politiques pour avoir organisé une manifestation contre la guerre, à la persécution d’étudiant·e·s et de professeurs d’université, au harcèlement de médecins, d’infirmières et d’autres travailleurs du système de santé, et même à des détentions administratives.
Compte tenu de tous ces éléments, il est plus que jamais essentiel de ne pas tomber dans le piège tendu par la politique israélienne qui consiste à diviser pour mieux régner. Il faut voir cette guerre dans son ensemble et dans tous les territoires entre le fleuve et la mer, car tous ces territoires sont marqués par l’apartheid. Si l’on continue à chercher des solutions fragmentées pour chacune des catégories qu’Israël a créées pour les Palestiniens – au lieu de se concentrer sur le régime unique qui les considère tous comme des ennemis – demain, le retour aux bains de sang et à la mort ne sera qu’une question de temps. (Article publié sur le site +972 le 26 avril 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Orly Noy est rédactrice à Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose en farsi. Elle est présidente du conseil d’administration de B’Tselem.
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