Par Lana Tatour
Nous n’assistons pas à une «guerre civile» à l’intérieur d’Israël, mais plutôt à une déclaration de guerre de l’État colonisateur israélien contre ses «citoyens» colonisés, et à une lutte des Palestiniens pour leur libération.
En début de semaine passée [4 au 5 mai 2021], des manifestations massives ont éclaté dans les villes et villages palestiniens de 1948. Des Palestiniens [ceux qui ont pu rester, en 1948, dans leur territoire et qui sont connus sous le nom de «citoyens» d’Israël, ou le terme trompeur d’«arabes israéliens», utilisé par l’Etat israélien] se sont mobilisés pour protester contre la menace d’expulsion pesant sur les familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem, et contre l’attaque israélienne de la mosquée Al-Aqsa.
Alors qu’Israël intensifiait sa violence contre les familles de Sheikh Jarrah, contre les fidèles de la mosquée Al-Aqsa pendant le mois sacré du Ramadan et contre la population de Gaza, les mobilisations des «Palestiniens de 1948» se sont également intensifiées. Les Palestiniens sont sortis en masse, du Négev à la Galilée, dans ce qui est devenu la protestation la plus massive et multiple de mémoire d’homme parmi les «villes palestiniennes de 1948»: Rahat, Tel al-Sabi, Shaqib al-Salam, Shefa-Amr, Jaffa, Haïfa, Akka, Nazareth, Lyd (Lod), Umm al-Fahm, Ain Mahel, Baqa al-Gharbiyye, Majd al-Krum, al-Be’ene, Al-Zarazir, Ramla, Kafr Kana, Jaljoulye, Kafr Manda, Jadeidi-Makr, Reineh, Mashhad, et la liste est encore longue. Dès lors, les Palestiniens ont été confrontés à la force brutale d’Israël.
Le «récit» de la guerre civile
Les protestations sont devenues particulièrement violentes alors qu’Israël intensifiait son oppression de jour en jour. Israël s’est particulièrement inquiété de la situation dans les villes palestiniennes de 1948 où se côtoient des populations juives et palestiniennes. Lyd (Lod) est devenue une préoccupation particulière pour le gouvernement israélien [voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 15 mai 2021 http://alencontre.org/moyenorient/israel/lexemple-de-lod-comment-la-police-israelienne-est-de-connivence-avec-les-colons-contre-les-citoyens-palestiniens.html]. Les récentes violences dans la ville de Lyd ont été décrites par beaucoup comme une «guerre civile», y compris par le président israélien Reuven Rivlin et le maire de Lyd, Yair Ravivo, qui a déclaré qu’une «guerre civile a éclaté à Lod». Les titres du Guardian, du Daily Mail, de la BBC et de Reuters, pour ne citer que quelques médias internationaux, ont repris ce récit et l’ont présenté comme une question de «troubles civils» et de «guerre civile» en cours.
Mais le récit de la «guerre civile» est trompeur et fait le jeu d’Israël. Il masque les rapports de force coloniaux, la violence coloniale et la violence suprémaciste juive. Ce dont nous sommes témoins, ce ne sont pas des «affrontements» entre deux camps égaux, mais plutôt l’État colonisateur israélien et les milices sionistes qui déclarent la guerre à ses «citoyens» colonisés, qui doivent protéger eux-mêmes leurs vies, leurs maisons et leurs familles.
Israël n’a jamais toléré les manifestations de masse palestiniennes. Lors de la Journée de la Terre de 1976, la police israélienne a abattu six Palestiniens, et treize lors des événements d’octobre 2000 [qui s’inscrivent dans la foulée de la provocation d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, fin septembre 2000], qui ont marqué le début de la deuxième Intifada. En conséquence, les manifestations de ces derniers jours ont été accueillies avec une violence policière extrême. Les forces israéliennes utilisent des grenades assourdissantes, des gaz et des grenades lacrymogènes, de l’eau ultra-puante et maintenant aussi des balles en caoutchouc. Les manifestants sont sévèrement battus, se voient refuser tout traitement médical et des centaines d’entre eux, dont des mineurs, ont été arrêtés et certains se sont vu refuser une représentation légale. Les villes palestiniennes ressemblent à une zone de guerre.
Milices et police à l’œuvre
Le récit qui prévaut en Israël est celui d’une perte de souveraineté. Netanyahou a parlé d’anarchie. «Sans l’État de droit», a-t-il dit, «il n’y a rien.» Le discours, ainsi, est devenu celui du rétablissement de l’ordre et de la reprise du «contrôle de la situation». La police des frontières, connue pour sa brutalité, a été appelée de Cisjordanie [occupée] pour être déployée dans les villes et villages palestiniens [de 1948]. Lyd devient le symbole de la récupération de la souveraineté juive. Pour la première fois depuis 1966, alors que les Palestiniens de 1948 étaient encore sous régime militaire, Israël a utilisé les pouvoirs d’urgence et un couvre-feu a été imposé à la ville; six unités de l’armée ont été déployées dans cette seule ville.
Alors qu’Israël déployait son armée, les milices civiles de colons s’organisaient de concert pour défendre les «Juifs», les «villes juives» et l’«État juif». Fruit de décennies de déshumanisation délibérée du peuple palestinien, et aidées par une police militarisée, ces milices ont commencé à prendre pour cible les maisons, les personnes et les entreprises palestiniennes. À Lyd, Musa Hassouna a été abattu par un colon juif. Le tireur a été arrêté par la suite, mais Amir Ohana, ministre de la Police et l’un des plus proches alliés de Netanyahou, a soutenu le tireur, déclarant que si cela ne tenait qu’à lui, il serait libéré.
La déclaration d’Amir Ohana a enhardi les colons à poursuivre leurs attaques contre les Palestiniens en toute impunité. Les activistes palestiniens ont documenté des dizaines d’appels envoyés par des groupes de colons juifs d’extrême droite exhortant leurs partisans à envahir les villes palestiniennes et à attaquer les Palestiniens.
Le pic, jusqu’à présent [le 13 mai], a été atteint mercredi. Des scènes horribles de foules armées parcourant les rues et tirant sur des maisons palestiniennes, vandalisant et détruisant des biens, des mosquées et des églises. Ils cherchaient des Palestiniens à lyncher. À Bat Yam, un Palestinien a été lynché en direct à la télévision, et il est actuellement hospitalisé pour de graves blessures. À Jérusalem, des colons juifs ont poignardé un Palestinien, qui est également dans un état grave.
À ce stade, les médias et les politiciens israéliens ont décrit la situation comme relevant de «troubles civils» et de «guerre civile». Le récit de la guerre civile joue en faveur d’Israël et répond à l’instinct pavlovien des médias internationaux et de la communauté internationale, car il présente la violence contre les Palestiniens comme un affrontement, où il y a une symétrie entre les deux parties qui infligent la violence.
Le discours de la guerre civile efface le contexte colonial dans lequel s’inscrit la violence contre les Palestiniens. Il est conçu pour masquer la réalité sur le terrain: une brutalité coloniale, une violence sanctionnée par l’État et des pogroms perpétrés par des groupes suprémacistes juifs soutenus par l’État contre les Palestiniens, le «peuple indigène du pays». Les pogroms de cette semaine sont présentés comme une tournure malheureuse des événements dans un conflit national interne en cours. Ce cadrage permet à Israël de présenter ses interventions militaires contre les Palestiniens de 1948 comme une tentative d’empêcher l’escalade des troubles civils, cela à l’avantage des deux groupes.
Le gouvernement, via ses forces armées, devient un acteur neutre. Après avoir soutenu une foule juive, Amir Ohana a changé de ton: «La violence mêlée à la haine doit être condamnée sans réserve. Nous n’avons pas d’autre pays. Nous devons vivre ici ensemble.» Même Bezalel Smotrich, député kahaniste [référence au rabbin ultra Meir Kahane] et architecte de la fameuse Marche des drapeaux à Jérusalem, dont le parti a été publiquement soutenu par Netanyahou lors des dernières élections, a tweeté à propos du lynchage d’un Palestinien qu’il était «choqué et honteux jusqu’au fond de l’âme. Nous vivons des jours difficiles, nous sommes attaqués, frustrés… mais bon sang, comment les juifs peuvent-ils être aussi cruels! Terrible!» Il y a seulement deux semaines, Smotrich a tweeté que les Palestiniens devaient se souvenir que leur présence en Israël n’était que temporaire. Comme il est facile de changer de ton.
Le pogrom auquel nous assistons actuellement n’est pas une aberration. L’État israélien dirige cette violence soit en employant ses forces de sécurité, l’armée et la police, soit en utilisant ses milices civiles par procuration. Des images terrifiantes montrent la police israélienne se joindre aux pogroms, faisant irruption dans les maisons des Palestiniens, les intimidant, les battant et les arrêtant simplement parce qu’ils sont Palestiniens.
Israël n’a jamais fait la paix avec l’existence des Palestiniens de 1948 et veut les voir disparaître. Comme le fait remarquer Yousef Munayyer [membre du Arab Center de Washington DC], il s’agit d’«un moment extrêmement dangereux que l’État israélien pourrait exploiter pour procéder à un nouveau nettoyage ethnique». Les Palestiniens de 1948 ne le savent que trop bien. Ils vivent, comme tous les Palestiniens, ce traumatisme et l’angoisse d’une future expulsion.
Une fonction du «récit»: fragmenter la résistance
De manière décisive, le discours de la «guerre civile» risque de fragmenter le peuple palestinien et sa résistance à un moment où il est uni. Israël applique le cadre de la guerre civile uniquement aux Palestiniens de 1948, et non aux autres Palestiniens. Ce faisant, il vise à annuler ce moment fort en essayant de les domestiquer à nouveau en tant que citoyens israéliens et en tant que problème interne à l’État juif.
Les Palestiniens de 1948 ont résisté en tant que Palestiniens, et non en tant que «citoyens israéliens». En présentant la situation comme une guerre civile ou une violence sectaire, Israël veut enfermer les Palestiniens de 1948 et les apprivoiser en tant que citoyens israéliens (inférieurs), car après tout, la citoyenneté palestinienne en Israël fait partie du régime de domination d’Israël.
Les Palestiniens de 1948 ne se considèrent pas comme des Israéliens, mais comme des Palestiniens. Les Palestiniens de 1948 ont affirmé qu’ils étaient Palestiniens non seulement en tant qu’identité symbolique, mais aussi en tant que projet politique de libération. La libération de la Palestine est leur libération. Et s’il y a quelque chose que ce soulèvement nous montre, c’est que la lutte palestinienne pour la décolonisation est plus forte quand on résiste à la fragmentation des Palestiniens et quand les Palestiniens se mobilisent comme un seul peuple [comme l’a souligné, une nouvelle fois, la grève générale du 18 mai 2021]. (Article publié sur le site Mondoweiss en date du 13 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Lana Tatour est professeure adjointe en développement mondial auprès de la School of Social Sciences, University of New South Wales (Sydney, Australie).
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