Fin novembre-début décembre 2016 s’est tenu à Ramallah, la «capitale» de l’Autorité palestinienne (AP), le dernier congrès de ce qui porte encore le nom de «mouvement de libération nationale palestinienne». L’AP a affirmé son «contrôle» et, en même temps, son déclin manifeste, qui n’est pas nouveau. Les «accords d’Oslo» – la «négociation» continue, sans résultats, si ce n’est la collaboration plus étroite et subordonnée entre les services de sécurité de l’Etat sioniste et ceux de l’AP – marquent le début de ce déclin. Même si des «observateurs» les ont vantés initialement.
Le fractionnement accru entre la Cisjordanie et Gaza – fruit de la politique du gouvernement israélien et des affrontements internes, multiples et souvent claniques, au sein du «mouvement palestinien» – a scellé la fin d’une représentativité effective des besoins de la population palestinienne. Les gains obtenus en termes de «représentativité» à l’ONU étaient mis en relief dans les médias occidentaux et la diplomatie. Ils fonctionnaient comme une fausse fenêtre pour la population de Cisjordanie occupée, colonisée (colonisation de peuplement, en plus) et de Gaza, vaste prison à l’air «libre», pour reprendre une formule acceptée largement aujourd’hui. Une prison encore plus verrouillée depuis l’accession au pouvoir du maréchal Sissi en Eygpte. Ce dernier a complété le blocus de Gaza depuis 2015 – qui existait déjà depuis 2007 – entre autres en établissant une «zone tampon» de 10 kilomètres.
Ce qui conduisait la CNUCED, dès cette époque, à affirmer dans un rapport: les «travaux» effectués par le pouvoir égyptien, les années de blocus, les trois opérations militaires d’Israël contre Gaza et sa population, qui ont laminé des infrastructures déjà chancelantes, vont rendre inhabitable ce territoire de 360 km2 où s’entassent quelque 1,8 million de Palestiniens et Palestiniennes, au plus tard dès 2020.
La politique de l’Etat sioniste visant à contraindre à l’émigration le plus grand nombre de Gazaouis disposant d’une formation se concrétise, parallèlement à l’essor de la construction de colonies en Cisjordanie. Ce reportage d’un quotidien de droite comme Le Figaro, en date du 29 septembre, illustre, à sa manière, la tragédie quotidienne vécue par la population de Gaza, en particulier sa jeunesse qui constitue la majorité de la population. (Rédaction A l’Encontre)
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Leur monde se résume à un morceau de trottoir où chaque jour ressemble désespérément à la veille. Vissés à des chaises de plastique blanc, Khaled, Mohammed et Abdel Rahman passent leur temps à parler de tout et de rien en pianotant sur leur smartphone. Faute de 3G, un routeur alimenté par une batterie portative fournit la connexion Internet qui constitue leur seul lien avec le reste du monde. Le salon de coiffure situé un peu plus loin, contraint d’allumer son groupe électrogène lorsqu’un client se présente, leur permet de recharger leur portable durant les coupures d’électricité – c’est-à-dire une vingtaine d’heures par jour en moyenne. Ainsi s’organise, rétrécie et monotone, l’existence des trois jeunes gens dans le faubourg populaire de Shajaya, à l’est de la bande de Gaza.
«L’extérieur, c’est comme l’avenir: je n’y pense pas», rigole Khaled Sukkar, 20 ans, qui vivote en faisant commerce de vêtements usagers. «Nos pères et nos grands-pères, au même âge, gagnaient dix fois plus en travaillant chez les Israéliens», embraye Abdel Rahman comme s’il évoquait un âge d’or. Par contraste, ses copains et lui disent appartenir à une «génération perdue».
• D’un bout à l’autre de l’étroit territoire côtier résonne la même plainte, comme portée par un écho lancinant. Plus de la moitié des quelque deux millions d’habitants qui s’entassent sur cette bande de quarante kilomètres de long ont moins de vingt-cinq ans, et la majorité d’entre eux n’ont jamais mis un pied dehors.
Isolés par le blocus israélien depuis que les islamistes du Hamas se sont imposés par les armes en juin 2007, ainsi que par la fermeture quasi permanente du terminal égyptien de Rafah après l’été 2013, ils ont surtout connu la répétition des guerres, le recul des libertés et le marasme de l’économie. Malgré un niveau d’éducation remarquablement élevé, le chômage atteint chez ces jeunes un taux record de 60 %, et culmine à 73 % parmi les nouveaux diplômés. «Avec un tel réservoir de main-d’œuvre qualifiée et une natalité qui tend à décroître, tous les ingrédients sont en théorie réunis pour que la bande de Gaza connaisse une forte croissance économique, observe Anders Thomsen, chef du Fonds des Nations unies pour la population dans les territoires palestiniens (UNFPA). Mais les multiples entraves qui pèsent sur son développement menacent de transformer ces atouts en fardeau.»
Des diplômés chauffeurs de taxi
Shayma al-Naji, 24 ans, ne saurait mieux dire. Contrairement à Khaled et ses copains, la jeune femme avait à première vue toutes les clés pour réussir. Fille d’un ancien policier de haut rang, elle a décroché sans peine son diplôme d’architecture à l’université islamique de Gaza au printemps 2015, puis s’est aussitôt mise en quête d’un emploi. «C’est alors que les choses ont commencé à se gâter», raconte Shayma, qui arbore une élégante blouse à fleurs, a les ongles soigneusement vernis de rouge et porte un voile noir dont s’échappe une longue mèche brune. «A Gaza, trop de gens ont été élevés avec la conviction qu’une femme ne doit pas travailler – ou alors à un poste subalterne, témoigne-t-elle, si bien que les rares stages qui m’ont été proposés ont tous débouché sur une impasse.»
Ses camarades de promotion, remarque-t-elle, ne sont guère plus chanceux. La plupart sont au chômage, et plusieurs se sont résignés à travailler comme chauffeurs de taxi pour ne pas rester à la charge de leur famille. «Être jeune à Gaza, c’est avant tout se sentir inutile, se lamente Shayma. Chaque matin, je me réveille en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de ma journée. On nettoie la maison, on passe des heures à bavarder ou à surfer sur Facebook. Puis je sors traîner avec mes copines et on ressasse ensemble notre dépression… »
Contrairement à certaines de ces amies qui, dit-elle, espèrent donner un sens à leur vie en trouvant un mari, la jeune femme ne songe qu’à quitter la bande de Gaza. Issue d’un milieu plutôt ouvert, elle n’a pas eu à se battre pour convaincre ses parents de la laisser solliciter, avec succès, une bourse pour partir étudier en Hongrie. «Ils voient bien que mon avenir ici est totalement bouché», assure-t-elle. Deux de ses sœurs, un peu plus âgées qu’elle, l’ont d’ailleurs précédée en s’établissant en Grande-Bretagne. Pour Shayma, cependant, la partie n’est pas encore gagnée. L’ambassade de Hongrie à Tel-Aviv a récemment approuvé sa demande de visa, mais les autorités israéliennes tardent à lui délivrer le permis requis pour quitter le territoire. «Hélas, je ne connais pas grand monde, reconnaît la jeune femme, et sans wasta [entregent, en arabe], les choses sont ici très difficiles… »
Coups de matraque
Ce besoin de fuir Gaza, partagé par de nombreux jeunes, reste pour l’immense majorité un rêve inaccessible. Après la guerre de l’été 2014, ils furent des dizaines à risquer leur vie en escaladant la clôture de séparation vers Israël ou à brûler leurs économies pour se faufiler en Egypte via les rares tunnels de contrebande encore fonctionnels dans l’espoir de gagner ensuite l’Europe. «Les gens de ma génération, contrairement à celle de nos parents, ne croient plus que la situation des Palestiniens va s’arranger», glisse Ahmed Kraia, 22 ans. Jean délavé et T-shirt moulant, cet étudiant tout juste diplômé de l’université al-Azhar n’a pas trouvé de travail, mais espère décrocher une bourse pour poursuivre son cursus en France. En attendant, il passe de longues heures sur Facebook à échanger avec de vagues connaissances qui ont sauté le pas et vivent aujourd’hui en Europe. «Ils se déplacent d’une ville à l’autre, vont au cinéma ou assistent à des concerts sans que rien semble entraver leur liberté », soupire le jeune homme. A Gaza, au contraire, le dernier cinéma a fermé en 1998 et le Hamas voit d’un mauvais œil les rares concerts organisés par des groupes de rap locaux.
• Un tel marasme, partout ailleurs, pousserait sans doute la jeunesse à se révolter. Mais ici? Jouman Abou Jazar, 28 ans, esquisse un sourire amer. En janvier dernier, cet habitant de Rafah a participé à une rare manifestation de rue pour dénoncer la pénurie d’électricité. «Nous étions plus de trois mille, assure-t-il, mais la police du Hamas nous a vite dispersés à coups de matraque.» La violence de cette réaction a, au moins provisoirement, fait taire les instincts frondeurs. Mais le ras-le-bol s’exprime désormais à voix haute dans les rues de Gaza. «Nous sommes pour ainsi dire déjà morts. Alors qu’avons-nous à perdre?», interroge Jouman. A l’entendre, «tout le monde accepterait sans hésiter d’aller travailler en Israël – y compris certains membres du Hamas qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts». Comme beaucoup ici, il a commencé à travailler dès l’âge de douze ans et gagnait, il y a encore quelques années, très convenablement sa vie dans les tunnels de contrebande percés vers l’Egypte. Creuser, vider le sable, transporter de la farine ou des cigarettes… Jusqu’à ce que la brusque destruction de ces ouvrages, en 2013, par l’armée égyptienne, ne ruine cette industrie. «Rafah, désormais, c’est une ville morte », déplore le jeune homme, qui se dit chauffeur de taxi. mais passe en réalité le plus clair de son temps à refaire le monde dans le garage tenu par l’un de ses copains.
Rêve d’évasion
• Les jeunes sympathisants islamistes semblent, eux-mêmes, avoir du mal à plaider la cause du Hamas. Sans surprise, ils réservent leurs critiques les plus sévères à l’Autorité palestinienne (AP) du président Mahmoud Abbas, qui a récemment décidé de réduire l’alimentation en électricité et de bloquer le transfert de médicaments vers les hôpitaux de Gaza. «Bien qu’à titre personnel je n’aie pas à me plaindre de mon sort, je comprends que de nombreux Palestiniens en arrivent à penser qu’il n’y a pas d’avenir pour eux à Gaza», admet cependant le journaliste Hamza Redouan, 24 ans, qui travaille pour une station de radio affiliée au Hamas. Comme la plupart des jeunes, il dit se sentir enfermé et confie que son rêve serait de partir poursuivre ses études en France – pour mieux revenir par la suite, assure-t-il. «La situation est incontestablement plus dure qu’il y a dix ans, poursuit le jeune homme. Je me rappelle du vent d’espoir soulevé, à l’époque, par le départ des Israéliens. Les gens ne pensaient qu’à construire une Palestine libre, prospère et libérée de la corruption incarnée par l’Autorité de Ramallah. Mais avec le recul, je me demande si le Hamas n’a pas commis une erreur en prenant le contrôle du gouvernement et en s’enfermant dans un bras de fer stérile avec l’Autorité palestinienne – plutôt que de se concentrer sur la résistance à l’occupation.»
Maintenue en respiration artificielle par l’aide étrangère, la bande de Gaza n’en sombre pas moins irrésistiblement dans l’abîme. Une autoroute flambant neuve, financée par le Qatar, est en cours d’achèvement, mais les tonnes d’eaux usées déversées dans la mer teintent les flots d’immondes reflets bruns. L’usine de dessalement inaugurée au printemps par l’Unicef, qui devait alimenter des dizaines de milliers d’habitants à Khan Younis, fonctionne au ralenti, faute d’électricité. «Selon nos projections, un million de jeunes actifs vont arriver sur le marché palestinien du travail d’ici à 2030», prévient Anders Thomsen, de l’UNFPA qui met en garde contre une «catastrophe humanitaire» si les contraintes qui entravent l’économie de Gaza ne sont pas levées d’ici là. Sur le trottoir de Shajaya, Khaled, Mohammed et Abdel Rahman haussent les épaules. «Au rythme où on s’enfonce, interrogent-ils, à quoi bon regarder vers l’avenir?» (Article publié dans Le Figaro, en date du 29 septembre 2017)
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