Gaza-Israël. Le fossé entre les destins des enfants de Jabalya et ceux de Mefalsim est devenu un terrible gouffre

Une «enfance» à Jabalya

Par Gideon Levy

Ceux qui pensaient que les enfants de Jabalya [ville située à 4 kilomètres au nord de la ville de Gaza], qui regardent avec nostalgie les enfants du kibboutz Mefalsim [situé à la frontière de Gaza], allaient accepter leur sort sans rien faire, ne connaissent pas l’histoire humaine ni l’âme humaine.

Une photo dépeint un garçon qui fuit, sur son vélo, un incendie féroce. Cette photo a été prise mardi par Uriya Kabir, 13 ans, l’enfant sur le vélo est Yonatan Regev, 7 ans. Les deux enfants sont originaires de la zone du kibboutz Mefalsim dans la zone frontalière de Gaza. La photo s’est diffusée sur les médias sociaux et a été imprimée sur une double page dans le quotidien hébreu Yedioth Ahronoth [le plus grand des quotidiens israéliens].

Il est difficile d’être indifférent à l’arrière-plan fait de flammes rougeoyantes et au garçon en fuite. On dirait presque le Vietnam après un bombardement états-unien au napalm. La souffrance de ce garçon n’est pas à prendre à la légère. Cependant, il a un foyer équipé d’électricité et d’eau potable, un abri et une chambre d’enfant. Et ce garçon est libre de se déplacer où il veut. Il a peut-être déjà séjourné à l’étranger. Pour autant qu’on puisse le prédire, son avenir est assuré et son sort est entre ses propres mains. C’est un enfant comme tous les autres enfants du «premier monde», même si sa vie n’a pas été facile ces derniers mois et si ses nuits sont terrifiantes.

Mais lorsque les pompiers lui ont ordonné de s’éloigner du feu, il a pu rentrer au kibboutz avec confiance. Or, il n’y a pas un seul enfant à Gaza qui puisse rêver d’une vie comme celle de Yonatan. Les enfants de Gaza n’ont jamais entendu parler d’abris ni d’eau potable. La plupart d’entre eux ne disposent pas d’un vélo comme celui de Yonatan.

De l’autre côté de la clôture, d’où sont lancés les cerfs-volants incendiaires, ils veulent rendre la vie malheureuse à Yonatan et à ses amis. C’est le seul moyen dont ils disposent pour rappeler à Yonatan, aux Israéliens et au monde que leur vie est bien plus terrifiante. Peut-être espèrent-ils que le fait de rendre la vie difficile à Yonatan fera que quelqu’un se souviendra de leur triste sort et fera quelque chose pour les sauver.

Ils savent depuis longtemps que s’ils ne lancent pas des cerfs-volants incendiaires et ne rendent pas la vie difficile aux gens qui vivent en face d’eux, personne ne se souciera de leur sort. C’est peut-être un garçon de l’âge de Yonatan qui a lancé le cerf-volant incendiaire, ou peut-être était-il un peu plus âgé, mais il n’y a rien de commun entre la vie de ce jeune qui lance ces «projectiles» et celle de Yonatan. Ils sont nés pour vivre des destins séparés. Depuis que les portes de Gaza se sont refermées sur leurs vies, le fossé entre ces destins s’est creusé pour devenir un gouffre terrible.

Ceux qui pensaient que les enfants de Jabalya, qui regardent avec nostalgie les enfants du kibboutz Mefalsim, allaient accepter leur sort sans rien faire, ne connaissent pas l’histoire humaine ni l’âme humaine. Il n’y a rien de plus compréhensible, de plus juste et de plus humain que le soulèvement des jeunes de Gaza; compte tenu de la réalité de leur vie, ils réagissent avec une retenue presque incroyable.

Israël peut continuer à attribuer la faute au Hamas, qui construit des tunnels au lieu de construire des hôpitaux – après tout, Israël n’est-il pas un pays pacifique qui investit la plupart de ses dépenses budgétaires dans les besoins sociaux et ne dépense que peu d’argent pour des armes ou des sous-marins, mais consacre ces sommes que pour des hôpitaux? – Israël peut aussi continuer à accuser le Hamas d’organiser les manifestations et à répéter que la famille de chaque Palestinien tué reçoit de l’argent. Comme si Israël n’indemnisait pas les familles de ses morts? Israël peut s’obstiner à sous-entendre que les habitants de Gaza sont tués pour de l’argent – comme l’a fait le ministre de la Défense, peut-être pour soulager sa conscience inexistante. Mais Gaza se soulève parce qu’elle étouffe, littéralement, et ses habitants n’ont plus rien à perdre. La situation n’est pas bonne à Jabalya, mais à Mefalsim elle ne le sera jamais.

Yonatan est rentré sain et sauf, et c’est bien. Amir a-Nimra [15 ans], le garçon au cœur troué qui rêvait de devenir instructeur pour conduite d’automobile, n’est en revanche pas rentré sain et sauf cet été. Il a été abattu [en juillet 2018] par un missile visant un édifice où lui et son ami étaient les seules personnes présentes; il fut tué comme une trentaine d’autres enfants à la «frontière», par des tireurs d’élite.

L’incendie qui a ravagé la maison de Yonatan va continuer à se répéter – quand allons-nous enfin comprendre cela – tant que les enfants qui vivent en face de chez lui continuent de vivre dans une cage ou de mourir. (Article publié dans Haaretz en date du 25 octobre 2018; traduction et édition par A l’Encontre)

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