Dossier. Des journalistes palestiniens rendent hommage à six collègues assassinés

Par Maha Hussaini à Gaza, en Palestine occupée

Dimanche, Israël a délibérément tué six journalistes palestiniens qui se trouvaient dans une tente de presse installée à l’extérieur de l’hôpital al-Shifa à Gaza. Ils s’appelaient Anas al-Sharif, Mohammed Qreiqeh, Ibrahim Zaher, Mohammed Noufal, Moamen Aliwa et Mohammed al-Khalidi.

Selon le bureau des médias du gouvernement de Gaza, Israël a tué 238 journalistes palestiniens à Gaza depuis le début de la guerre.

Sharif était un correspondant renommé de la chaîne Al Jazeera qui s’était fait connaître pour ses reportages courageux pendant le conflit. Qreiqeh était un collaborateur de Middle East Eye qui avait rendu compte des atrocités commises par Israël et travaillait récemment pour Al Jazeera. Zaher, Noufal, Aliwa et Khalidi étaient cameramen et photojournalistes.

Ci-dessous, des journalistes palestiniens rendent hommage à leurs collègues assassinés.

Maha Hussaini, journaliste à MEE

J’ai travaillé avec Mohammed Qreiqeh pendant plusieurs mois au début de la guerre menée par Israël contre Gaza, avant qu’il ne commence à travailler pour Al Jazeera. J’ai été déplacée de force dans le sud de Gaza, tandis qu’il est resté dans le nord, refusant d’évacuer ou d’abandonner ses responsabilités là-bas.

Grâce à notre collaboration, j’ai documenté de nombreux crimes dans le nord, que j’ai publiés dans des reportages pour Middle East Eye. Mohammed se rendait sur le terrain pour recueillir des témoignages et des récits de témoins occulaires dans des endroits où je ne pouvais pas me rendre, en raison de la séparation du nord et du sud imposée par Israël, et il se sentait même responsable de m’informer des crimes dont les médias n’avaient pas encore connaissance. Il estimait qu’il était de son devoir de dévoiler ce qui se passait.

Ahmed Hejazi, éminent journaliste de Gaza

Lorsqu’un de nos amis ou collègues journalistes est martyrisé, les premières choses qui nous viennent à l’esprit sont ses prises de position courageuses, son rire, ses rêves, ses moments de sincérité et tout ce qu’il y avait de beau en lui.

Je me souviens, deux jours avant la guerre, Anas al-Sharif m’a appelé et m’a dit: «Ecoute, ma femme et moi avons prévu de sortir dîner. Quel restaurant me recommandez-vous?» J’ai ri, car par hasard, ma femme et moi étions en route pour le restaurant al-Bahar. Il a souri et m’a répondu: «Vous avez deviné.» Ce fut notre dernier dîner ensemble sur la côte de Gaza.

Nous avons ressenti la douleur de l’autre sans avoir besoin de mots. Lorsque mon frère Allam a été libéré de prison par les Israéliens, Anas a été le premier à venir m’annoncer cette bonne nouvelle. Et lorsque notre maison a été bombardée, il a été parmi les premiers à m’appeler pour prendre de mes nouvelles et me faire entendre sa voix.

Muhammed Abudahrouj, photojournaliste

J’étais avec Mohammed Qreiqeh la plupart du temps, et il me disait toujours: «Tu crois qu’on va survivre?» et répétait sans cesse: «Je ne tiendrai pas longtemps.» Mohammed a été profondément affecté par le meurtre de sa mère lors d’un raid israélien sur l’hôpital al-Shifa en avril 2024. Chaque fois que nous sortions pour couvrir un événement, il disait: «Tu crois qu’on va s’en sortir?», puis il riait.

Anas essayait toujours d’aider tout le monde. Une fois, il a vu une femme âgée blessée et il est resté avec elle toute la nuit. Il allait livrer son reportage à Al Jazeera, puis revenait se tenir à ses côtés. Anas se tenait devant la caméra et, hors antenne, il disait: «Mon Dieu, j’ai faim, je ne tiens plus debout.» Il disait souvent: «Tu crois que la guerre sera finie avant que je meure?» Et ses collègues lui répondaient: «Tu as neuf vies, comme un chat.»

Rasha Farhat, journaliste palestinienne actuellement hors de Gaza

Hier, c’était comme un jour de deuil à la maison. Anas était présent dans notre foyer. Je me souviens d’Anas comme d’un travailleur acharné, et j’avais le sentiment qu’il avait changé le métier même du correspondant. Il incarnait les critères les plus importants d’un bon reporter: avoir du courage, ne rien craindre et avoir le cœur sur la main.

Je connaissais Mohammed Qreiqeh depuis longtemps. Il était calme, élégant et beau. Quand il est apparu pour la première fois sur Al Jazeera, j’ai dit que c’était un choix très judicieux car il avait de l’expérience dans la présentation télévisée.

Je me souviens de la douleur et du chagrin profonds qu’il a ressentis lorsque sa mère a été tuée. Il disait toujours «Oh, bénédiction, oh mère» et exprimait à quel point elle lui manquait. J’ai toujours pensé que Mohammed ne trouverait pas la paix avant d’avoir retrouvé sa mère, et c’est exactement ce qui s’est passé.

Mustafa al-Banna, journaliste palestinien actuellement hors de Gaza

Je connaissais Mohammed Qreiqeh depuis 2014. C’était un jeune homme de bonne conduite, agréable, gentil et humble. Pendant cette guerre, Mohammed s’est imposé comme l’un des journalistes les plus éminents qui se sont donné pour noble mission de transmettre la vérité et de dénoncer le génocide israélien, pleinement conscient que cette voie pouvait très bien le mener à la mort.

Sa maîtrise parfaite de la langue arabe, son expression et sa terminologie étaient ses armes devant la caméra, lui permettant de donner une image fidèle de la réalité que l’occupation israélienne cherchait désespérément à empêcher d’être révélée ou à faire taire.

Yahya al-Yaqobi, journaliste publiant sur Facebook

Hier, j’ai rencontré Mohammed Qreiqeh dans la maison en deuil du footballeur palestinien Suleiman al-Obeid [tué le 6 août], et nous avons préparé un reportage sur lui. Il m’a accueilli, comme d’habitude, avec son sourire familier et ses paroles aimables, puis il a terminé son reportage par une phrase qui m’est restée en tête: «Suleiman, ou le Pelé de Palestine, que la foule portait toujours en triomphe après les matchs, a été porté en martyr sur leurs épaules.» Il est ensuite parti et j’ai terminé mon reportage. Aujourd’hui, j’ai participé au transport du corps de Mohammed.

Quelle dure ironie que lorsque le témoin devient un martyr et que celui qui transmet l’histoire devient l’actualité et l’histoire, à une époque où les normes ont été bouleversées et où les journalistes qui transmettent l’actualité sont devenus des cibles.

Rafif Aziz, journaliste sur Facebook

La nouvelle du martyre de Mohammed al-Khalidi m’a bouleversée. C’était un collègue de longue date, une personne très pure de son cœur et d’esprit. Très ambitieux, il avait une vision différente des choses, il était exceptionnel par ses idées, son innocence et sa douceur… comme un enfant.

Je le voyais et lui parlais régulièrement, et tout au long de la guerre, j’ai continué à le voir… et je lui disais: «Quand je te vois, j’ai l’impression de parler à un personnage de dessin animé… comme moi, qui n’aime pas la politique, ses complications et sa saleté… Il aime la vie et la traverse avec calme et rationalité.» Je n’arrive pas à y croire… j’ai le cœur brisé. (Article publié par Middle East Eye le 11 août 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

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Les journalistes: cible de l’armée israélienne avant la «conquête» de Gaza

Dans le quotidien belge Le Soir, Baudouin Loos écrit: «Un bombardement ciblé de l’armée israélienne sur une tente en plastique située aux abords de l’hôpital Al-Shifa, dans la ville de Gaza, a tué dans la nuit de dimanche à lundi six journalistes dont cinq travaillaient pour la célèbre chaîne qatarie d’information continue Al Jazeera. Parmi les victimes, Anas al-Sharif, 28 ans, était devenu le reporter gazaoui le plus connu dans le monde arabe grâce à ses reportages dans l’enclave martyrisée depuis 22 mois et sa mort secoue les réseaux sociaux.»

Baudouin Loos cite Youval Abraham, qui écrit sur le site israélien +972 et sur Local Call. A la question «pourquoi maintenant?», Youval Abraham répond: «Depuis deux ans, al-Sharif menait un travail journalistique systématique et courageux, rapportant au monde entier l’anéantissement de son peuple. Pendant ce temps, la plupart des médias israéliens ont banalisé le massacre, la famine et la destruction, trahissant ainsi leur profession. Sa localisation était connue depuis des mois. Pourquoi le tuer maintenant? A la veille des projets de conquête de la ville de Gaza? La réponse est évidente.»

Le journaliste Jeremy Scahill, qui anime le site DropSiteNews.com, reproduit le «testament» écrit le 6 avril par Anas al-Sharif: «Ceci est mon dernier message. Si ces paroles vous parviennent, sachez qu’Israël a réussi à me tuer et à faire taire ma voix. Dieu sait que j’ai déployé tous mes efforts et toutes mes forces pour soutenir et porter la voix de mon peuple, depuis que j’ai découvert la vie dans les ruelles du camp de réfugiés de Jabalia. J’espérais que Dieu prolongerait ma vie afin que je puisse retourner avec ma famille et mes proches dans notre ville d’Ashkelon (en Israël) occupée. (…) Je n’ai jamais hésité à dire la vérité telle qu’elle est, sans déformation ni falsification. Que Dieu soit témoin contre ceux qui sont restés silencieux et ont accepté notre massacre.»

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Reporters sans frontières: «L’armée israélienne et les crimes de guerre contre les journalistes»

Début juillet, le site de Reporters sans frontières écrivait: «A une semaine du prochain Conseil des affaires étrangères de l’UE, prévu le 15 juillet à Bruxelles, RSF interpelle la Commission européenne et les Etats membres pour demander la suspension de l’accord d’association entre l’UE et Israël. Dans une déclaration conjointe, RSF et 186 organisations invoquent les violations par Israël de l’article 2 de cet accord de partenariat commercial qui fait du respect des droits humains un élément essentiel de la relation bilatérale. Dans le cadre de son mandat d’organisation de défense des journalistes et de la liberté de la presse dans le monde, RSF rappelle que plus de 200 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza depuis octobre 2023, dont au moins 46 ciblés en raison de leur activité journalistique, ainsi qu’au Liban où trois reporters ont été tués par des bombardements israéliens.

En raison des multiples exactions commises par Israël contre les journalistes dans la bande de Gaza depuis octobre 2023, RSF a déposé quatre plaintes auprès de la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre commis par l’armée israélienne dans l’enclave palestinienne. RSF plaide également pour la reconnaissance du statut de victimes des journalistes palestiniens afin qu’ils puissent prendre part aux procédures judiciaires internationales en cours.

“Les condamnations verbales de l’UE ont assez duré face au nombre sans précédent de journalistes tués et aux crimes de guerre perpétrés par l’armée israélienne contre les journalistes dans la bande de Gaza. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou, qui continue de bafouer ses engagements internationaux en matière de droits humains, doit être sanctionné. En tant que premier partenaire commercial d’Israël, il est temps que l’UE suspende son accord bilatéral d’association.” – Antoine Bernard, Directeur du plaidoyer et de l’assistance de RSF

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