
Par Noor Alyacoubi et L’OLJ
Noor Alyacoubi, 27 ans, traductrice et coordinatrice médias dans un centre de recherches, n’a pas quitté Gaza depuis les premiers jours de la guerre. Elle rend ici hommage à Anas al-Sharif.
La nuit a été difficile. Non pas en raison des traînées de roquettes qui illuminaient le ciel de Gaza. Ou des frappes aériennes qui pilonnaient le sol devant les chars avançant vers la ville éponyme. Ni même à cause des rumeurs sinistres selon lesquelles Gaza pourrait être à nouveau occupée, ses habitants chassés de leurs maisons pour la énième fois.
Ça a été difficile parce que nous avons perdu Anas. Anas al-Sharif, “le noble” [1]. C’était peu avant 23 heures. Je m’apprêtais à aller me coucher lorsque j’ai reçu le message de mon frère: «Anas a été tué.» Je ne l’ai pas cru. J’ai ouvert Instagram, à la recherche de la vérité. Je n’ai pas eu à chercher loin. La première chose que j’ai vue était une photo d’Anas – brûlé, ensanglanté, immobile. Je n’ai rien dit. Je ne pouvais pas. J’ai juste pleuré. Et pleuré encore.
Pendant des mois, j’ai cru avoir oublié comment pleurer. Puis Anas est tombé en martyr et les larmes sont revenues. Anas n’était pas seulement un journaliste devant sa caméra. Il était la voix de Gaza, le visage de notre douleur, le témoin de nos nuits. Comme nous tous, il portait en lui la peur, le déplacement, la perte, la séparation. Et comme peu d’entre nous, il savait avec certitude qu’un jour, il serait tué pour avoir raconté notre histoire, à l’instar d’Ismail al-Ghoul [ciblé et assassiné par une frappe de l’armée israélienne le 31 juillet 2024] et Hassan Eslayeh [tué dans son lit d’hôpital le 13 mai 2025] avant lui.
Je n’ai jamais rencontré Anas en personne. Je ne lui ai jamais parlé. Mais sa présence m’était familière. Chaque explosion le faisait apparaître sur nos écrans. Chaque danger le poussait à aller de l’avant. Il était toujours là, le premier sur les lieux, imperturbable, transmettant notre vérité au monde entier. Il était comme nous tous: fatigué, affamé, déplacé, mais toujours debout. Il n’a jamais abandonné. Il n’a jamais arrêté.
Et maintenant il n’est plus. En tuant Anas, Israël n’a pas seulement tué un homme. Il a tué un bout de nous tous. (Publié par L’Orient-le-Jour le 11 août 2025 à 23 heures)
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[1] Dany Moudallal, dans L’OLJ du 11 août à 23 heures, restitue l’engagement effectif d’Anas al-Sharif: «La vocation d’Anas al-Sharif s’est forgée tôt, dans les ruelles étroites du camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de l’enclave, où il est né et a subi le blocus israélien. Le jeune homme a plus tard étudié la radio et la télévision à l’université al-Aqsa [située à Gaza], acquérant les compétences qui allaient marquer une carrière caractérisée par la persévérance. Ses premiers pas, il les a faits derrière la caméra, immortalisant la vie de quartier, les rassemblements politiques ou la détresse des familles de prisonniers. En 2018, il était une présence constante lors des manifestations de la Grande marche du retour et de la campagne «Briser le siège». Dans un entretien, en juin 2024, accordé à al-Sahafa, magazine publié par al-Jazeera Media Institute, il expliquait apparaître rarement à l’écran à ses débuts, se contentant de fournir des images à des médias locaux et internationaux, dont la chaîne qatarie. Tout bascule le 7 octobre 2023, lorsque la guerre éclate à Gaza avec une intensité inédite. Le rythme effréné des événements le propulse dans plusieurs fonctions: reporter, producteur et caméraman mobile, courant capturer des massacres en direct. Son premier reportage télévisé portera sur une frappe israélienne contre des entrepôts à Jabalia. «C’étaient des moments difficiles et nouveaux pour moi, car je travaillais jusque-là en coulisses, confiait-il au magazine. Maintenant, j’apparais en mon nom sur la plus grande chaîne.»
»Dès lors, il fait partie des rares correspondants à rester dans le Nord, malgré l’avancée des troupes israéliennes. Des officiers du renseignement israélien le contactent directement, le menaçant de viser sa famille s’il ne part pas. Sa réponse est ferme: «Ma famille et moi ne partirons pas. La décision de mon père a toujours été de rester.» Ce dernier avait été tué en décembre 2023 dans une frappe qui a détruit la maison familiale. Pour Anas al-Sharif, ce drame personnel s’inscrivait dans la tragédie collective qu’il se sentait investi de raconter. Le journaliste racontait, dans son entretien au magazine qatari, devoir grimper sur des toits pour capter un signal téléphonique. Parfois, il parvenait à envoyer un reportage après des heures d’attente; d’autres fois, seulement un message vocal. Au fil des mois, c’est la famine qui devient l’histoire la plus insoutenable, à laquelle il faut donner de la voix. En juillet, il fond en larmes à l’antenne alors qu’une femme s’effondre derrière lui, victime de la faim.»

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