«Bientôt, tout ce qui bouge dans la ville de Gaza sera tué. L’Europe et les Etats arabes sont endormis»

(Yousef Zaanoun/Activestills)

Par Amira Hass

Mes amis à Gaza vont probablement bientôt recevoir l’ordre d’«évacuer» leurs abris de fortune et d’être «absorbés» dans le sud de la bande de Gaza, tout comme mes parents ont été «évacués et absorbés» autrefois: ma mère à Bergen-Belsen, mon père dans un ghetto en Transnistrie [1].

Le langage lisse et mensonger de l’armée [israélienne] pollue tous les rapports, toutes les discussions. Ce n’est pas le problème de mes amis épuisés et affamés. C’est le nôtre, les Israéliens. Tout comme le sont les hurlements de ceux qui, aveuglés et endurcis, s’obstinent à dire: «Il ne faut jamais comparer.»

Le ministre de la Guerre, Israel Katz, a fait une promesse, et il la tient: la mission consistant à déplacer et transporter, concentrer et entasser (Haaretz, 18 août), compresser et écraser des centaines de milliers d’êtres humains supplémentaires dans un minuscule bout de terre au sud de Gaza se poursuit [2], sans se laisser décourager par les protestations, les condamnations ou les parallèles historiques.

Personne ne sauve les Palestiniens, les otages ou nous-mêmes de notre propre comportement répugnant.

J’écris, espérant encore un miracle. Que l’Europe et les Etats arabes se réveillent. Qu’ils utilisent les véritables leviers du pouvoir dont ils disposent.

Les bombardements de nos pilotes héroïques, les tirs de nos courageux commandants de chars garantiront que la ville de Gaza sera vidée de ses habitants et écrasée sous les roues des bulldozers conduits par les Zarvivites jubilants et craignant Dieu [3].

Les soldats israéliens sont imbus de valeurs, élevés pour accomplir un service militaire sensé. Même ceux qui manifestent aux côtés de leurs parents et des familles des otages contre le gouvernement ne refusent pas la conscription et ne désobéissent pas aux ordres.

Lorsque le chef du commandement sud, Yaniv Asor, déclarera la ville de Gaza «zone criminelle», chaque soldat sera autorisé à tirer sur tout ce qui bouge (Haaretz, 18 décembre 2024). Même une femme de 78 ans. Même son petit-fils de 12 ans.

J’entends déjà les imperturbables dire: «C’est leur faute, on leur a donné le temps d’évacuer vers le sud.»

Les manifestants de Kaplan Street [sur cette avenue les manifestations sont proches du ministère de la Défense] ont encore un levier pour faire dérailler les plans décisifs du Premier ministre Benyamin Netanyahou et du ministre des Finances Bezalel Smotrich, plans liés à la refonte du régime à la manière de Poutine: un refus massif de participer à ces campagnes de destruction et d’expulsion.

Mais ils ne s’en servent pas. Pour eux, le drapeau n’est jamais assez sombre.

Mon imagination restreinte ne me permet pas d’imaginer mes amis et leurs familles – émaciés, malades, en deuil (Haaretz, 21 août) – expulsés pour la huitième fois au moins, trébuchant vers une nouvelle inconnue, vers une bande de terre encore plus petite et plus peuplée que la précédente. Dans une charrette? A pied pendant 20 kilomètres? Courant, à bout de souffle, poursuivis par les obus, des colonnes de fumée noire et de poussière s’élevant derrière eux?

Mon imagination terrifiée refuse de les voir restant dans leurs maisons à moitié détruites – malgré les conseils épouvantables du porte-parole de l’armée israélienne Avichay Adraee – et priant plutôt pour une mort rapide sous les bombes.

Leurs appartements dans et autour des camps de réfugiés, construits et achetés avec des années de salaire, ne sont plus que des murs fumants et effondrés. Parmi les quelques affaires qu’ils ont réussi à récupérer ou à bricoler depuis la dernière expulsion – matelas, casseroles et louches, planches, couvertures, peut-être un panneau solaire – que seront-ils contraints de laisser derrière eux cette fois-ci?

Certainement pas le sac de farine qu’ils ont acheté pour 1000 shekels (254 euros). Pas le jerrican contenant 20 litres d’eau semi-purifiée. Ni les couches pour leur mère de 90 ans.

Mon imagination défaillante ne parvient pas à imaginer où, parmi toutes ces tentes serrées les unes contre les autres, ils vont installer la leur.

Où ils vont suer jusqu’à l’arrivée de l’hiver, puis grelotter de froid sous la pluie et l’eau de mer qui les imprègne, entre deux salves de tirs. Et les drones au-dessus d’eux continueront de bourdonner, jour et nuit.

Terreur. Nostalgie. Faim. Soif. Démangeaisons. Douleur. Rage. Epuisement. Pleurs d’un enfant malade. Les mots sont les mêmes, mais à Gaza, elles ont un poids, une substance, un contenu qui dépasse notre compréhension [4].

Les mots ont disparu de mon dictionnaire, à l’exception de ceux-ci: «impuissance», «paralysie» et aussi «complice d’un crime, contre notre gré». (Publié dans le quotidien Haaretz le 22 août 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

________

[1] La Transnistrie était un territoire situé entre le fleuve Dniestr et la rivière Bug, dirigé par le Royaume de Roumanie de 1941 à 1944. Pendant l’hiver 1941-42, les troupes roumaines massacrèrent massivement les Juifs du ghetto de Bogdanovka et des camps de Domanevka et d’Akhmetchetkha. (Réd.)

[2] Luis Lema, dans Le Temps du 20 août 2025, écrit: «De fait, dès l’origine, les centres de distribution de la GHF (Gaza Humanitarian Foundation) avaient été présentés comme des lieux appelés à devenir hautement technologiques, dans lesquels les contrôles biométriques garantiraient «l’ordre et l’efficacité». Devant l’outrage général provoqué par cette perspective dystopique, les chefs de la fondation avaient ensuite fait marche arrière, assurant qu’il n’en avait jamais été question.» Luis Lema cite, par la suite, Anthony Aguilar, ancien membre des Forces spéciales américaines ayant travaillé à Gaza pour la GHF: «A l’en croire, ce projet de recueil des données s’inscrit dans la nouvelle phase de la guerre lancée par Israël, et le nouvel exode attendu du million de personnes présentes actuellement dans la ville de Gaza. Les centres de distribution tout au sud de Gaza, sur ce qu’était avant Rafah, «sont déjà assez vastes pour se convertir dans ce que les Israéliens ont appelé des «villes de transit», soit des camps biométriques d’où ils ne pourront plus ressortir, sinon pour quitter définitivement Gaza», expliquait récemment Anthony Aguilar au site d’information Grayzone.»

Cette stratégie du gouvernement Netanyahou s’inscrit donc dans la perspective plus large de compression géographique du camp de concentration qu’est Gaza et de l’expulsion des Gazaouis. (Réd.)

[3] «Avraham Zarviv, conducteur de bulldozer dans l’armée israélienne de réserve, est devenu l’un des visages les plus visibles de la campagne de destruction menée par Israël dans la bande de Gaza. Au début de l’année, il s’est vanté publiquement d’avoir démoli en moyenne 50 bâtiments par semaine, soit probablement plusieurs milliers au total depuis le début de la guerre.» (+972, 2 août). Voici sur cette opération de destruction l’article publié sur le site alencontre.org le 17 mai 2025 https://alencontre.org/moyenorient/palestine/le-rendre-inhabitable-la-strategie-israelienne-de-destruction-totale-des-infrastructures-urbaines.html . (Réd.)

[4] Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, le 21 août 2025, invité par le Club de la Presse à Genève, explique: «Lorsque l’on parle de la faim à Gaza, la faim touche particulièrement le nord de Gaza où se trouvent 1 million de personnes. Avec l’indice [concernant la faim] de nos centres de santé, nous avons vu entre le mois de mars et aujourd’hui une augmentation par six du nombre d’enfants sévèrement mal nourris, ce qui veut dire que si aucune disposition n’est prise aujourd’hui ils sont certainement condamnés à mort. On a une population qui est extrêmement affaiblie qui va être confrontée à une nouvelle opération militaire majeure [occupation militaire de la ville de Gaza, opération pour laquelle plus de 100000 soldats israéliens sont mobilisés]. On sait que l’on avait déjà tout écrit à propos de Gaza, l’enfer sur terre à Gaza, mais effectivement si ce scénario devait se mettre en place, même si on parle de l’évacuation au sud des gens de la ville de Gaza, beaucoup n’auront même plus la force de se déplacer.» (Réd.)

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