Cisjordanie-témoignages. «Barbarie ordinaire et impunité»

Khalet A-Dabe’, 8 décembre 2023. (Villages Group)

Par Ezra Nahmad

En Cisjordanie les agressions des colons et de l’armée se suivent et se ressemblent, lorsqu’elles ne convergent pas. Elles relèvent des mêmes scénarios: intimidations, enlèvements, coups et blessures, fabrication de preuves à charge, pillages et destructions. Cet enfer de tous les jours n’est pas le fait de quelques individus, c’est le lot «ordinaire» d’une guerre coloniale menée depuis des décennies.

Pour ce qui touche à la terreur dans le mont Hébron, au sud de la Cisjordanie, les témoignages d’une association israélienne, The Villages Group, sont précieux. Ses membres visitent les villages du mont Hébron pour maintenir des liens d’amitié et de solidarité, et fournir une aide matérielle. Voici des extraits de leurs comptes rendus. Des témoignages d’exactions qui se sont multipliées depuis le 7 octobre.

Enlèvements. Décembre 2023

Un jeune de 17 ans a été enlevé samedi vers midi à son domicile d’Umm Al Kheir. Les soldats de la «police des frontières» l’ont chargé dans une Isuzu blanche, les yeux bandés, les mains menottées derrière le dos, et sont repartis. Pourquoi ont-ils fait ça? Simplement parce qu’il est palestinien. Sa famille a passé de longues heures à s’inquiéter, sans nouvelles. Nous [The Villages Group] avons tout essayé pour savoir où il se trouvait et avons interpellé notre avocat, Riham – en vain.

Cette disparition ressemble à d’autres cas récents. Dimanche matin, après vingt heures d’incertitude, ce jeune a été libéré. On ne lui a rien donné à boire ni à manger pendant son enlèvement. […] Nous comprenons maintenant pourquoi nous ne pouvions pas le localiser: il ne s’agissait pas d’une arrestation officielle, mais d’un acte de sadisme délibéré à l’initiative de quelques soldats.

Nous connaissions ce garçon depuis des années, ainsi que ses frères et sœurs, car nous avons aidé la plupart d’entre eux à poursuivre leurs études. «Aujourd’hui, disent-ils, la plupart des écoles sont fermées à cause du harcèlement des colons et des soldats. Les enseignants n’ont pas été payés parce que les partis d’extrême droite qui contrôlent le gouvernement israélien n’ont pas donné à l’Autorité palestinienne les fonds [obtenus via les taxes sur les travailleurs palestiniens dans les entreprises israéliennes] qui lui reviennent.»

J’ai reçu un appel de Y. Son village a été investi le matin – comme c’est le cas quotidiennement – par deux colons avec un quad; ils ont photographié de près les villageois et leurs enfants. Peu de temps après, cinq colons en uniforme ont débarqué dans une camionnette. De la direction opposée, des soldats réguliers sont arrivés à pied. On ne sait pas qui avait pris l’initiative du rassemblement. Les premiers étaient grossiers et violents, les soldats étaient un peu plus posés, mais ils laissaient faire.

Deux jeunes villageois ont été battus, enchaînés; les yeux bandés, ils ont été emmenés dans la camionnette vers une destination inconnue. L’un a été descendu du véhicule et laissé quelque part, et l’autre a été conduit dans la soirée au commissariat de police, meurtri, accusé d’avoir frappé un soldat (mensonge). Aussi ridicules que soient les accusations, dès que les colons déposent une plainte, elle est enregistrée comme procédure «légale» officielle, et nous ne pouvons rien faire. Les avocats ne peuvent pas non plus être d’une grande aide dans de tels cas. Les colons savent qu’il s’agit là d’une autre forme de harcèlement et de torture.

Vandalisme et pillage à Khalet A-Dabe’, 8 décembre 2023

Les habitants de Khalet A-Dabe’ vivaient dans des grottes jusqu’à ce qu’ils commencent à construire des maisons afin d’améliorer leur qualité de vie. J. a également construit une maison, mais elle a été démolie par l’armée. J. a reconstruit, les autorités ont encore démoli, et ainsi cinq fois. Après la dernière démolition, J. rénove la grotte mais reçoit les invités dans une tente dressée sur les décombres. Depuis que la guerre a éclaté, le harcèlement des colons s’est accru, alors J. a commencé à dormir dans la tente tandis que sa femme et ses cinq enfants dormaient dans la grotte.

Le 8 décembre à l’aube, dit-il, «plusieurs soldats sont entrés dans la tente, ont dit qu’ils venaient chercher des armes. Ils se sont bien comportés, ont fait leurs recherches et sont partis. Mais ensuite les colons sont arrivés. Depuis le début de la guerre, ils portent des uniformes et des armes militaires, ils ressemblent à des soldats. Mais ils étaient masqués. Avec eux, c’était différent, il y a eu des injures grossières – “fils de pute [répété en hébreu et en arabe], tu es le Hamas” –, et ils ont pointé leurs armes sur nos visages. Ils ont encore fouillé, tout renversé, détruit les projecteurs, démonté une partie de la clôture […]. Ils allaient de maison en maison et saccageaient tout. Dans la partie principale du village, ils ont forcé tous les habitants à se réunir dans une seule maison. Ils ont emmené mon cousin S. aux latrines et l’ont battu là-bas.

Au bout d’un moment, un colon est arrivé avec un cartable contenant de vieilles munitions. Ils ont continué à le battre pour qu’il avoue que cela lui appartenait, mais ce n’était pas le cas. Il a été emmené par les soldats, enchaîné et les yeux bandés, pour un trajet de plusieurs heures, avant d’aboutir au commissariat de Kiryat Arba (la colonie proche de Hébron). Les soldats ont continué à faire preuve de cruauté, notamment en éteignant des cigarettes sur ses bras.» Il est probable que les colons eux-mêmes aient apporté le sac avec les munitions. Mais la libération immédiate de S. atteste que la police s’est rendu compte qu’il s’agissait là d’une tromperie des colons.

Les dégâts matériels les plus graves ont été commis dans la petite école dans laquelle étudient dix enfants du village – de la 1re à la 4e année. Les colons se sont déchaînés là-bas et ont détruit tout ce qu’ils pouvaient, ils ont cassé les armoires et les portes et vandalisé les livres et les cahiers. Les écoles sont une cible privilégiée. Au cours de leur «perquisition», les vandales ont cassé des téléviseurs et des ustensiles de cuisine, volé des outils de travail, un marteau-piqueur et un générateur, ainsi que de l’argent, de l’or et des bijoux. «Qu’est-ce que cela a à voir avec une fouille d’armes?», demande J.

Les actes de terreur coloniale en Cisjordanie sont attestés par de nombreux articles publiés dans la plupart des organes de presse internationaux. Des centaines d’agressions ont été répertoriées ces derniers mois. Pourtant, la complicité des colons, de l’armée et du système judiciaire, établie depuis de longues années, est souvent brouillée, ignorée. L’impunité et l’omerta équivalent à une caution. Israël recourt toujours à l’inversion des accusations, en fabriquant le cas échéant de fausses preuves. Les falsifications sont facilitées par les outils technologiques. Ces pratiques criminelles, accompagnées de meurtres quelquefois, se situent dans la continuité des stratégies engagées à la création de l’État d’Israël, mais les actes de barbarie ont augmenté ces derniers mois.

Raids de l’armée

Il faut ajouter à cette barbarie quotidienne les raids de l’armée. Jénine (nord de la Cisjordanie) ou Tulkarem (nord-ouest) ont été les cibles d’incursions militaires ou de bombardements par des drones. Le 12 décembre, l’armée a tué douze Palestiniens à Jénine. Mais elle a aussi volé et pillé dans la grande tradition des armées coloniales. Après le départ des soldats, un épicier faisait, devant une journaliste du Monde, l’inventaire de ce qui avait été volé: «Regardez, ce sont les restes des graines de tournesol qu’ils ont prises. Ils ont mangé et bu des articles de ma boutique.»

À la mi-janvier, l’armée a mené à Tulkarem une opération meurtrière dite «antiterroriste» de trente-cinq heures. Les témoins ont fait état de destructions des rues et des voitures par des bulldozers militaires. Depuis le 7 octobre, 360 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie par l’armée ou par les colons [1]. De l’avis de tous les observateurs, l’arbitraire colonial sous toutes ses formes ne fait que renforcer l’influence du Hamas. (Article publié sur le site de Politis le 24 janvier 2024)

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[1] La tragédie quotidienne se prolonge à Gaza. Le 24 janvier un porte-parole de l’UNRWA a indiqué que des centaines de personnes réfugiées dans l’un de ses centres de formation – devenu un lieu de refuge – à Khan Younès ont essuyé des tirs israéliens nourris. Le bâtiment a pris feu, de nombreuses personnes n’ont pu s’échapper, au moins 9 personnes ont été tuées et les blessé·e·s se comptent par dizaines.

Le 25 janvier, le ministère de la Santé de Gaza déclare qu’une attaque a été menée contre des personnes affamées qui faisaient la queue pour obtenir une aide humanitaire dans le nord de la ville de Gaza, ravagée par la guerre. «L’occupation israélienne a commis un nouveau massacre contre des “bouches affamées” qui attendaient de l’aide», a déclaré Ashraf al-Qudra sur Telegram. L’attaque s’est produite au rond-point du Koweït, dans la ville de Gaza, et a fait au moins 20 morts et 150 blessés. Le nombre de morts est susceptible d’augmenter car des dizaines de personnes ont été grièvement blessées. Les victimes sont soignées à l’hôpital al-Shifa, qui est à court de fournitures médicales et ne dispose que de quelques médecins, a indiqué Ashraf al-Qudra. (Réd.)

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