Israël. La révolte des jeunes Ethiopiens israéliens

La police intervient contre un Ethiopien-Israélien qui bloque l’autoroute Ayalon, le 2 juillet 2019 (Oren Ziv/Activesstills, org)

Par Yael Marom et Oren Ziv

Ils sont en colère contre les médias, ils ont perdu confiance dans l’establishment et savent que, tout comme les autres Israéliens éthiopiens avant eux, ils peuvent eux aussi payer un prix pour la couleur de leur peau. Les manifestants qui ont protesté hier (2 juillet 2019) à Tel-Aviv n’étaient pas des «anarchistes», mais des jeunes femmes et des jeunes hommes effrayés qui veulent montrer qu’ils n’ont pas perdu leur pouvoir.

Après l’assassinat par la police de Solomon Tekah, un Ethiopien israélien de 19 ans, au cours du week-end, la communauté éthiopienne a décidé qu’elle ne pouvait plus rester assise. Elle est descendue dans la rue, organisant des manifestations qui en sont déjà à leur troisième jour. Les manifestations de mardi soir, qui ont eu lieu dans tout le pays et qui ont pratiquement paralysé les principales routes et autoroutes d’Israël, ont été qualifiées de «violentes» et «anarchiques» par les médias.

Pourtant, tout ce que l’on a pu voir dans le centre de Tel-Aviv mardi soir, où des centaines de personnes ont bloqué l’autoroute Ayalon – l’une des plaques tournantes de la circulation en Israël –, c’est la tristesse et la confusion de jeunes Israéliens éthiopiens qui ne comprennent pas ce qui se passe autour d’eux, qui ont peur pour leur avenir, qui espèrent que quelqu’un les écoute et que des Blancs se joindront à eux.

Certains de ces manifestants n’avaient que 10 ans lorsque l’Israélien éthiopien Yosef Salamsa a été retrouvé mort après un interrogatoire de police, ou lorsque Damas Pakada a été filmé battu par un policier en 2015. Ils ont vu de leurs propres yeux comment leurs frères aînés ont été arrêtés et humiliés, et comment aucune des promesses du gouvernement de mettre fin à la violence ou à la discrimination n’a porté des fruits.

Des jeunes et des soldats

«Cette manifestation est différente des précédentes», a déclaré Y., 18 ans, mardi soir. «La dernière fois nous avons suivi les traces de nos parents – pour écouter, pour montrer du respect. Nous avons compris que cette voie ne marcherait pas, alors nous avons décidé d’utiliser la force.» Y., qui a demandé que son nom ne soit pas révélé afin de protéger son identité, et qui a finalement été arrêté lors de la manifestation d’Ayalon, a expliqué que de jeunes Ethiopiens sortent dans la rue parce qu’ils ne font pas confiance à un système qui est censé enquêter sur les meurtres commis par la police, mais n’inculpe jamais aucun des policiers impliqués. «Ils classent toutes les affaires et ne font rien. L’officier est toujours acquitté. Je pense que cette protestation va durer, il faudra du temps avant qu’elle ne se termine.»

«Je ne pense pas que les gens comprennent ce que cela signifie de quitter sa maison et de faire l’objet d’une fouille au hasard», poursuit Y. «S’ils le comprenaient, ils auraient remarqué que nos protestations étaient plus calmes. Mais elles n’ont eu aucun effet, alors on va essayer d’utiliser la force. Nous n’avons rien à perdre.»

La plupart des manifestants à travers le pays étaient des lycéens ou des soldats. Sur les médias sociaux, les soldats éthiopiens ont publié des déclarations dans lesquelles ils disent ne voir aucune raison de restituer quelque chose au pays: «Aujourd’hui c’est Solomon Tekah, demain c’est moi», a écrit un soldat. Y. dit qu’il a décidé de ne pas s’engager dans l’armée à cause du racisme dans la société israélienne. «Je ne veux pas servir l’Etat. Je ne veux pas servir un Etat qui tue mes frères ou des Arabes», a-t-il dit. Le racisme, c’est du racisme. Ce ne devrait pas être une protestation éthiopienne, mais la protestation de tout le monde.»

Bien sûr que c’est à cause de la couleur de notre peau.

Il y a six mois, après qu’un policier eut tué Yehuda Biadga, 24 ans, dans une banlieue au sud de Tel-Aviv, les manifestations ont été menées par des dirigeants plus connus de la communauté éthiopienne. A l’époque, les manifestants ont bloqué l’autoroute Ayalon et se sont dirigés vers la place Rabin pour une soirée de veille, une décision qui a déçu de nombreux membres des jeunes générations. Des centaines de jeunes Ethiopiens finissent par se heurter à la police dans le centre de Tel-Aviv à la suite de la veillée.

Six mois se sont écoulés et aujourd’hui, la jeune génération est à l’avant-garde des protestations. Pendant des heures mardi, ils ont bloqué des carrefours importants dans le centre de Tel-Aviv, se sont divisés en petits groupes de protestation, ont chanté contre la violence policière et ont arrêté la circulation dans l’un des centres économiques les plus importants du pays.

Vers 20 heures, la colère est devenue palpable et plusieurs manifestants ont mis le feu à une poubelle. D’autres ont commencé à danser et à chanter des slogans contre la police. Pendant ce temps, des douzaines de policiers antiémeute les regardaient se faire jeter des bouteilles d’eau par la foule.

Beaucoup d’adolescents ont refusé de parler à la presse. «L’anarchie», titrait l’un des quotidiens les plus populaires d’Israël mercredi matin, à côté de la photo d’une voiture qui s’enflamme. «J’emmerde les médias, je t’emmerde. C’est de ta faute. Ils nous tirent dessus et nous tuent à cause de la façon dont vous nous représentez», a crié un adolescent à un groupe de photographes qui prenaient des photos d’une voiture qui avait été abandonnée au milieu d’Ayalon, ses fenêtres brisées.

Des milliers d’Ethiopiens-Israéliens, manifestaient déjà, le 30 janvier 2018, suite à l’assassinat de Yehuda Biadga. La manifestation se termina, alors, sur la place Rabin… sous forme d’une veillée.

Les quelques personnes qui étaient prêtes à parler aux médias avaient un message simple: elles n’ont pas confiance dans le système. «Il n’y a pas une seule fois où je sors de chez moi et où je ne rencontre pas de policiers», a déclaré un manifestant de 16 ans qui a préféré ne pas s’identifier. «Bien sûr que c’est à cause de la couleur de notre peau. Ils voient une personne noire et ont le sentiment qu’ils ont le droit de nous tuer.»

Les manifestants n’avaient pas de liste concrète de revendications, et ils n’attendent certainement rien de qui que ce soit. «Ça ne peut plus durer», a dit un autre jeune manifestant le visage couvert. «Ils tuent nos frères, nous devons y mettre fin.»

La police a réussi à rester retenue, permettant aux manifestants de bloquer Ayalon, mettant en colère beaucoup de ceux qui étaient coincés dans la circulation, certains d’entre eux pendant de nombreuses heures.

Vers 22h30, après l’incendie d’un véhicule, des centaines de policiers à cheval, armés de longues matraques et de grenades assourdissantes, ont marché sur l’autoroute. La plupart des manifestants se sont dispersés, mais certains sont restés et ont jeté des objets et des pierres sur les officiers et les chevaux. Certains manifestants ont été frappés par des grenades assourdissantes et un petit nombre d’entre eux a été arrêté. Il a fallu une heure à la police pour dégager la route. A la fin de la journée, plus de 140 personnes avaient été arrêtées et plus de 80 avaient été blessées lors d’affrontements dans tout le pays.

Deux décennies depuis octobre 2000

Malgré l’arrestation rapide du policier qui a tué Tekah, l’enquête montre déjà des signes inquiétants. La police a exprimé de nombreuses versions des événements qui se sont produits dimanche soir, lorsque Tekah a été abattu dans une banlieue de Haïfa, dans le nord d’Israël. Au début, la police a affirmé que Tekah avait tenté un vol, avant de changer de tonalité et de dire qu’il avait pris part à une bagarre. Selon diverses fuites, la police ne peut déterminer si la balle a été tirée directement sur le garçon ou si elle a ricoché après avoir été tirée au sol, et envisage d’accuser l’agent d’homicide par négligence.

Plus tôt cette année, après l’assassinat de Yehuda Biadga, Local Call et +972 ont découvert que le département du ministère de la Justice chargé d’enquêter sur les fusillades policières n’avait pas inculpé un seul officier soupçonné d’avoir tué des citoyens israéliens. En mai, le Département des enquêtes internes de la police a annoncé qu’il allait classer l’affaire contre l’officier soupçonné d’avoir tué Biadga. Tekah est le 15e citoyen israélien à avoir été abattu par la police au cours des dix dernières années. Neuf de ceux qui ont été tués étaient des Arabes, quatre d’entre eux ont des noms de famille Mizrahi [en référence à une origine du Moyen-Orient] et deux sont des Ethiopiens.

Les meurtres ne peuvent être dissociés des politiques plus larges de la police en matière de présence massive dans les quartiers à forte population éthiopienne ou arabe, ni de la forte proportion d’adolescents éthiopiens dans les centres de détention pour mineurs. Un rapide examen des victimes de la violence policière révèle précisément à qui ces politiques s’adressent. Après tout, lorsque les colons jettent des pierres sur les Palestiniens en Cisjordanie, personne n’ose suggérer à la police d’ouvrir le feu.

Dans des endroits comme Jérusalem-Est, être de la mauvaise couleur ou de la mauvaise nationalité peut coûter la vie à des adolescents palestiniens, comme ce fut le cas de Muhammad Abir, qui a été abattu par la police ce week-end. L’officier qui a tiré n’a été ni arrêté ni interrogé.

Dans la hiérarchie des groupes qui souffrent de la violence policière, il y a toujours un échelon inférieur. Tout au long de la manifestation de mardi, il était impossible de ne pas penser à ce à quoi ressemblerait une manifestation similaire ­­– et à la réaction de la police – si elle avait eu lieu dans une ville arabe comme Umm al-Fahm. Ce n’est pas une question théorique: près de 19 ans se sont écoulés depuis les événements d’octobre 2000, lorsque la police israélienne a tué 13 Palestiniens, dont 12 citoyens israéliens, dont un vivait à Gaza [lors d’une manifestation de solidarité avec les Palestiniens de la Cisjordanie occupée de Gaza]. Il semble, deux décennies plus tard, que peu de choses ont changé. (Article publié par le site +972 Magazine en date du 3 juillet, traduction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*