Par Mustapha Benfodil
La révolution citoyenne du 22 février a franchi ce vendredi 5 juillet le chiffre symbolique de la 20e étape. Et celle-ci est doublement symbolique même puisqu’elle tombe un 5 juillet, coïncidant ainsi avec la célébration du 57e anniversaire de l’indépendance.
Ce que l’on peut dire d’emblée, c’est que, au moins jusqu’au moment où nous rédigeons ces lignes, la répression n’a pas frappé comme aux deux derniers vendredis où il y a eu des rafles de plusieurs manifestants qui croupissent d’ailleurs toujours en prison.
Cette répression féroce, faut-il le reconnaître, a laissé un goût amer et, on peut le dire, a fait perdre ou failli faire perdre le sourire à notre «Silmiya», romantiquement labellisée «Révolution du sourire». Hier, le mouvement populaire a repris des couleurs sur tous les tableaux: participation, animation, ardeur… Il y avait aussi beaucoup, beaucoup, d’émotion. Une belle fête citoyenne digne d’un 5 juillet «hirakien».
Une armada d’engins de police pour canaliser les marches
En traversant dans la matinée la rue du docteur Saadane qui monte vers le Palais du gouvernement, les policiers debout devant leurs engins ou bien sirotant un café nous ont paru détendus, de même que ceux qui étaient déployés avenue Pasteur et aux abords du Tunnel des facultés. A la rue Didouche, le tronçon entre Audin et la Grande-Poste était étroitement quadrillé par les forces de l’ordre.
Des camions de police saturaient le paysage, prenant position sur les deux flancs de la chaussée. Il y avait également des véhicules 4×4 et même un ou deux camions «moustache» [gros camions Mercedes commandé par Gaïd Salah]. Mais en circulant tout près de cette armada pour prendre la température et voir s’ils n’allaient pas s’aviser de fouiller notre sac à dos comme l’ont subi plusieurs marcheurs vendredi dernier, eh bien là aussi, les éléments des forces de police étaient décontractés. Force cependant est de constater que même s’ils ne sont pas agressifs, cette mise en scène en soi est agressive.
Nous avançons en direction de la Grande-Poste et ce n’est qu’en dépassant le lycée Delacroix que les clameurs se font vraiment entendre. Comme vendredi dernier, la police cantonne la foule sur les trottoirs. Le gros des manifestants est parqué contre l’agence de l’ENTMV [Entreprise Nationale de Transport Maritime de Voyageurs]. Ils scandent à tue-tête: «Ben Salah rayeh rayeh w’eddi maâk Gaïd Salah!» (Ben Salah tu partiras tôt ou tard, prends avec toi Gaid Salah), «Ya men âche, y amen âche, Gaid Salah f’El Harrach!» (Tôt ou tard, Gaïd Salah sera à (la prison) d’El Harrach), «Y en a marre de ce pouvoir!». A un moment, ils répètent un slogan qui fait forcément écho à l’été 62: «Tahya El Djazair!» (Vive l’Algérie!). Un autre mot d’ordre répondait directement à la dernière offre de dialogue de Ben Salah: «Makache hiwar maâ el issabate!» (Pas de dialogue avec la bande).
«Tayha El Djazaïr!»
La foule des manifestants continue à grossir, et la police tente toujours de les contenir sur les trottoirs. Un homme avec un sac à dos est fouillé nerveusement par deux flics. Une jeune femme s’approche de nous et nous demande tout à trac, en français: «Bonjour monsieur, vous êtes un étranger?» Après nous être présentés, elle lâche: «Je pensais que vous étiez un étranger», avant de partir rejoindre un groupe de policiers, dont certains en uniforme. Détail visuel qui n’échappe à personne: pas la moindre trace du drapeau amazigh. Au cours de la journée, on nous signalera des cas d’interpellation pour avoir brandi le drapeau berbère.
Par ailleurs, un jeune avocat, Me Sofiane Ouali, a été interpellé dans la matinée selon une information relayée par Saïd Salhi de la LADDH [Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme]. Malgré ces intimidations, l’ambiance est bon enfant. Les gestes de bienveillance se multiplient. Comme ce jeune homme drapé de l’emblème national offrant des bouteilles d’eau fraîche aux marcheurs rôtis sous le cagnard.
Les manifestants répètent: «Gaïd Salah, ma fikche ethiqa, djibou el BRI ou zidou Essaîqa!» (Gaïd Salah, on ne te fait pas confiance, ramenez la BRI et les forces spéciales), «Mada 7, solta l’echaâb!» (Article 7, pouvoir au peuple), «Makache intikhabate ya el issabate!» (Pas de vote avec la bande), «Imazighen, Casbah, Bab el Oued!». Des youyous de femmes fusent. Certaines arborent de magnifiques robes ou «foutas» kabyles.
Un carré massé à proximité du lycée Delacroix s’écrie: «Libérez Bouregaâ!»[commandant de l’ALN, ched dela wilaya 4, âgé de 86 ans, voir note 1 de l’article publié sur ce site le 3 juillet]. Un citoyen leur lance: «Qu’ils libèrent tous ceux qu’ils ont pris!». Vers 11h20, la foule s’empare de la chaussée comme un seul homme et improvise une courte marche aux cris de «Tayha El Djazair!»[L’Algérie d’avant 1830] La digue de la police rompt. La marée humaine enchaîne par: «Gaïd Salah dégage!». Des clameurs montent en scandant: «Libérez l’Algérie!», puis de nouveau «Tayha E Djazair!». Gros frissons. On entend ensuite: «Kbayli-Arbi khawa-khawa, wel Gaïd Salah maâ el khawana !» (Kabyles et Arabes sont des frères, et Gaïd Salah est avec les traîtres), «Min Djibalina, Ulac smah ulac!» (Pas de pardon), «Libérez Bouregaâ!». Des jeunes survoltés crient: «Lebled bledna w’endirou raina !» (Ce pays est le nôtre et nous ferons ce qui nous plaît).
Nous croisons avec bonheur Youcef Ait Mebarek, frère du défunt Allaoua Ait Mebarek, ancien directeur de la rédaction du Soir d’Algérie qui nous a été ravi suite à l’attentat terroriste du 11 février 1996 qui avait ciblé la Maison de la Presse Tahar Djaout. Youcef est ému d’entendre «Tayha El Djazair!» : «La première fois où j’ai entendu ça, c’était en 1962, j’avais 10 ans. Et je l’entends aujourd’hui avec la même émotion, comme la première fois. Ça a le même effet sur moi», confie-t-il, exalté. «C’est une journée formidable! Aujourd’hui, Allaoua est parmi nous», ajoute-t-il dans un grand sourire.
«Libérez Bouregaâ!»
Juste à côté, un homme venu de Tizi Ghenif, près de Draâ El Mizane, brandit une pancarte sur laquelle il a écrit: «5 juillet 1962: Indépendance. Libération de l’Algérie; 5 juillet 2019: El houriya (la liberté). Libération du peuple». Il s’appelle Ammi Saïd, un retraité de 69 ans. En apprenant que Youcef avait presque le même âge que lui en 62, il lui fait une accolade fraternelle comme s’ils avaient grandi ensemble. «Pour moi, ce 5 juillet 2019, c’est comme un bonhomme évanoui qui se réveille», exulte-t-il.
Un groupe de citoyens venus spécialement d’Aghribs [commune de Kabylie] en compagnie du maire de la ville, Amirouche Messis, arbore un t-shirt à l’effigie de Bouregaâ, barré de ce slogan: «Bouregaâ lion des djebels». Un citoyen soulève un carton avec ces mots: «Nous sommes tous Bouregâa: c’est une révolutionnaire, pas un terroriste». Plusieurs fois, la foule scandera tout au long de la journée: «Libérez Bouregaâ!».
Commentant l’arrestation ubuesque de Lakhdar Bouregaâ, Rabah Zamoum, fils du chahid colonel Si Salah, nous déclare: «Comment peut-on dire que Lakhdar Bouregaâ porte atteinte au moral des troupes de l’ANP? C’est une armée en temps de paix, avec ses officiers, ses états-majors, etc. Et lui, c’est un simple commandant, mais de l’ALN, c’est-à-dire qu’il a obtenu son grade en temps de guerre, pendant la Guerre de Libération nationale.
«Je me dis que si un gars comme ça déstabilise toute une institution comme l’ANP, alors, mettons-nous tous derrière lui. Cela voudrait dire que c’est la personne qu’il nous faut!» Rabah Zamoum ajoute dans la foulée: «On a rapporté le communiqué de Youcef Khatib qui est président de la Fondation Wilaya IV historique, et qui est quand même le dernier colonel de la wilaya IV.»
Il dit: «Je demande à la justice algérienne d’être clémente à l’égard de Lakhdar Bouregaâ. Mais enfin, il n’a pas commis de crime pour demander clémence. Au contraire, il faut condamner ceux qui l’ont injustement incriminé et emprisonné, en plus, la veille d’un 5 juillet. C’est horrible!»
Sur les pancartes, les appels à la libération des détenus d’opinion sont légion: «Libérez les détenus du hirak», «Magistrats, qu’est devenue la promesse de ne pas juger les manifestants pacifiques?»
«Le peuple veut l’indépendance»
La foule qui grossissait de minute en minute mettait une ambiance de feu en répétant des slogans désormais bien rodés: «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, pas militaire), «Had echaâb la yourid, hokm el askar min djadid!», «Djeich-chaab khawa-khawa, wel Gaid Salah maâ el khawana !», «Gaid Salah dégage!», «Pouvoir assassin!», «Y en a marre de ce pouvoir!»…
A un moment, Qassaman retentit, interprété par une foule galvanisée. Après la prière, des fleuves humains se déversent sur la rue Didouche et les autres artères d’Alger. La foule chante d’un air festif: «Hé viva l’Algérie, yetnahaw ga3!», «El yed fel yed, ennehou el issaba wen zidou el gaid!» (Main dans la main, on enlèvera la bande et avec elle Gaïd Salah), «Ya hna ya entouma, maranache habssine!» (C’est nous ou vous, on ne s’arrêtera pas)…
A la rue Hassiba, une marée ininterrompue, rappelant celle des beaux jours du «hirak», bat le pavé. Sur des banderoles géantes on peut lire: «1962, indépendance du sol, 2019: indépendance du peuple». A un moment, la foule scande: «Echaâb yourid el istiklal!» (Le peuple veut l’indépendance). Allah yerham echouhada. (Article publié dans El Watan en date du 6 juillet 2019)
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Les Algériens se réapproprient leur histoire
Par Mokrane Ait Ouarabi
Exceptionnel ce 20e vendredi de manifestation pour un changement radical du système politique. Sortis massivement dans la rue, les Algériens se sont réapproprié l’histoire de leur pays en ce 5 juillet, Fête de l’indépendance de l’Algérie.
Signifiant clairement leur rejet de ce système mis en place depuis 1962, les manifestants, drapés de l’emblème national, ont rendu un vibrant hommage aux martyrs qui ont sacrifié leur vie pour libérer le pays du joug colonial.
Par des slogans fort résonnants dans les boulevards et les rues de toutes les grandes villes du pays, les manifestants ont exprimé leur détermination à poursuivre le combat pour une «Algérie libre et démocratique», telle que rêvée par les martyrs.
Drapeaux, pancartes et banderoles à l’effigie de figures historiques, chants patriotiques, les Algériens ont célébré, comme cela n’a jamais été fait, cette date historique en réclamant haut et fort une nouvelle République et un Etat de droit.
Si des figures de héros de la Révolution ont toujours été présentes dans les manifestations depuis le début du hirak, le 22 février dernier, jamais les rues de la capitale n’ont été auréolées par autant d’images de figures emblématiques de la Guerre de Libération nationale. Certaines icônes de la Révolution encore en vie, qui n’ont d’ailleurs raté aucune marche, ont été au rendez-vous pour le changement, à l’instar de la légende vivante Djamila Bouhired, de Zohra Drif-Bitat, de la sœur de Larbi Ben M’hidi ou de Lakhdar Bouregaâ, avant son arrestation et incarcération à la prison d’El Harrach. (Article publié dans El Watan en date du 6 juillet 2019)
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