Les événements de ces dernières semaines en Iran, où des dizaines de femmes de tous âges ont enlevé leur foulard [hijab] dans des lieux publics, m’ont rappelé le merveilleux livre d’Orhan Pamuk, Neige [traduction en 2007, Folio]. L’histoire, écrite en 2002 – bien avant l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan –, traite des tensions politiques et culturelles autour du hijab dans la ville de Kars, à l’est de la Turquie. Il y a eu une vague de suicides parmi les adolescentes décidées à le porter malgré l’interdiction de l’Etat. Le narrateur, Ka, un athée, tente de comprendre l’histoire de plusieurs points de vue: un ancien communiste, un laïciste, un nationaliste fasciste, un possible extrémiste islamiste, des modérés islamiques, un jeune Kurde, des membres de l’armée, des services secrets et de la police – et, en particulier, un acteur-révolutionnaire.
En Iran, c’est l’inverse qui se produit: les femmes sont prêtes à être arrêtées parce qu’elles refusent de porter le foulard, ce qui rend l’histoire un peu plus compliquée que celle des royalistes iraniens et de leur principal bailleur de fonds, le misogyne Donald Trump, ainsi que de leurs partisans moins intelligents de la droite et de la gauche iraniennes.
Le New York Times nous le dit:
«Ces actes audacieux de défi contre le hijab sont sans précédent dans l’histoire de près de 40 ans de la République islamique, mais un mouvement qui peut avoir contribué à les inspirer se poursuit depuis des années. Il a commencé sur le récit des médias sociaux d’un journaliste iranien basé à Brooklyn, Masih Alinejad, en 2014.» [www.nytimes.com/2018/02/03/opinion/sunday/iran-hijab-women-scarves.html]
Pas tout à fait vrai. Même si Mme Alinejad était une partisane payée d’un «changement de régime» mené par les Etats-Unis et que nous ne devrions pas être surpris du crédit que lui ont accordé les médias américains (pro-démocrates, républicains dominants ou même pro-Trump), elle était une réformatrice. Pendant les premières années en exil, elle portait un chapeau couvrant ses cheveux dans toutes les apparitions à la télévision. C’était à l’extérieur de l’Iran, donc elle n’était pas vraiment une championne des droits des femmes!
La vérité, c’est que la lutte pour le droit de s’habiller ou de ne pas se vêtir d’une manière particulière a commencé à partir du moment où, en mars 1979, Khomeini a imposé le voile aux femmes iraniennes et où des dizaines de milliers de femmes, soutenues par la gauche radicale, se sont livrées à une opposition militante.
Il est vrai que le hidjab n’est pas le principal problème concernant les femmes de la classe ouvrière en Iran. Et je comprends la réticence de certaines sections de la gauche iranienne à donner la priorité à cette lutte. Cependant, il y a un autre aspect de toute cette histoire: l’imposition du hidjab faisait partie intégrante d’une série de mesures juridiques et semi-juridiques qui privaient les femmes du droit au travail, qui les empêchaient d’accéder à des emplois spécifiques, tels que dans la magistrature, qui étaient considérés comme dépassant les capacités des femmes. A cet égard, s’opposer au voile forcé du régime islamiste sur les femmes iraniennes est une lutte juste et progressiste et il importe peu que certaines des personnes impliquées dans ce mouvement soient des personnages peu recommandables. Cependant, en soutenant leurs luttes, nous devons dénoncer l’hypocrisie de leurs partisans impérialistes occidentaux.
L’article du New York Times (NYT) nous le dit correctement:
«En 1936, le fondateur de la dynastie des Pahlavi, Reza Shah, interdit le hijab, dans un geste de modernisation, ce qui place effectivement certaines femmes en résidence surveillée pendant des années, car elles ne supportent pas d’être découvertes en public. Le dirigeant de la République islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeini, a rendu le hijab obligatoire en 1979.»
Alors que les règles de Khomeini étaient déplorables, la NYT ne parvient pas à rappeler à ses lecteurs que le même shah soutenait Hitler et fut déposé par les alliés en 1941 (envoyé en exil pour ses sympathies nazies!). C’est là que se trouve la similitude avec le nationaliste turc, Kemal Atatürk. Orhan Pamuk, écrit dans Neige: «La vraie question est de savoir combien de souffrances nous avons causées à nos femmes en transformant le foulard en symbole – et en utilisant les femmes comme des pions dans un jeu politique.»
Défi
Atatürk et Reza Shah savaient tous deux que la révolution bolchevique avait fondamentalement remis en question les vues conservatrices sur les droits des femmes. Se méfiant de la menace qui se pose maintenant, les réactionnaires ont jugé nécessaire d’adopter certains aspects superficiels des droits des femmes. Mais l’imposition brutale du dévoilement en 1938 provoqua un énorme ressentiment chez les femmes et les hommes musulmans, au même titre que toute tentative de faire de même aujourd’hui ou à l’avenir créerait d’énormes problèmes.
Il ne faut pas oublier qu’entre 1938 et 1979, les femmes de la classe moyenne et des classes supérieures méprisaient la classe ouvrière et les paysannes qui portaient le foulard ou le tchador (voile intégral) et utilisaient le terme «tchadori» comme insulte de classe. Je parle ici de l’expérience de mes proches parents, dont la vision réactionnaire et de classe des femmes voilées m’a rendu très sympathique envers celles qui ne voulaient pas enlever leur foulard. Contrairement au brutal Reza Shah, dont la police a arraché le hijab de la tête des femmes, ou à son fils misogyne incompétent, qui s’est moqué ouvertement des luttes des femmes pour l’égalité, nous devons respecter les souhaits des femmes iraniennes, turques ou arabes qui choisissent de porter le foulard.
Cependant, de la même manière, l’idée même qu’au XXIe siècle, un Etat religieux puisse forcer des générations de femmes à se couvrir est un scandale. Comme dans tout le reste de la République chiite, tout cela est embourbé dans l’hypocrisie. Les mollahs eux-mêmes, qui insistent sur la flagellation des jeunes filles qui enfreignent les règles strictes du hijab en public, ferment les yeux sur le fait que leurs propres épouses ou filles enlèvent rapidement leur foulard dès que leur avion décolle de l’aéroport de Téhéran. Il est temps de dire non à cette hypocrisie. Il est temps de dire non à la situation schizophrène actuelle, où les femmes de toutes les classes vivent et s’habillent d’une seule façon à la maison et d’une manière complètement différente en public. C’est pourquoi nous sommes aux côtés de ces femmes courageuses qui ont enlevé publiquement leur foulard au cours des dernières semaines. Et c’est pourquoi nous devrions faire nôtre leur lutte contre la République islamique d’Iran. Ce n’est qu’en agissant ainsi que nous pourrons dénoncer les faux défenseurs des droits des femmes au Moyen-Orient.
Malheureusement, de nombreuses jeunes femmes iraniennes sont malheureusement sous l’illusion que les femmes occidentales ont atteint l’égalité parce qu’elles ne sont pas obligées de se cacher. Des nouvelles récentes comme les scandales de l’industrie cinématographique, (l’affaire Harvey Weinstein), ou la façon dont les hommes d’affaires londoniens pensent qu’il est approprié de divertir les entreprises lors d’un dîner du President’s Club à l’hôtel Dorchester [lors de la réunion de ce club sélect en vue de réunir des fonds pour la «charité», les hôtesses devaient être peu vêtues], ou encore le fait que les femmes se battent toujours pour l’égalité de rémunération pour un travail égal, tout cela indique que l’inégalité continue, pour ne pas dire la misogynie, qui prévaut encore à l’Ouest. Et, au lieu d’acclamer simplement les protestataires anti-hijab en Iran, il est également de notre responsabilité d’exposer la version néolibérale et entrepreneuriale [l’insistance sur le nombre de PDG femmes] du féminisme pour ce qu’il est effectivement.
Les féministes du courant dominant se sont concentrées sur les perspectives de carrière des femmes professionnelles, tout en ignorant des questions importantes, telles que la marchandisation capitaliste des corps de femmes. Bien sûr, il y a des exceptions, principalement les femmes marxistes basées aux Etats-Unis qui ont examiné comment le genre, l’identité et la culture affectent la politique de classe. Mais le discours féministe dominant est utilisé par le capitalisme néolibéral pour intensifier l’exploitation de la classe ouvrière dans une économie mondialisée. Des écrivains comme Hester Eisenstein et Johanna Brenner soutiennent que la forme hégémonique propagée par les féministes néolibérales est devenue partie intégrante de ce qui est considéré comme du bon sens.
Il est vrai que la discrimination ouverte est aujourd’hui mal vue dans la plupart des pays. Mais nous devons constamment rappeler aux femmes, en Iran et ailleurs, que si ces attitudes et d’autres semblables ont permis aux femmes de la classe moyenne et des classes supérieures d’avoir un accès sans précédent dans les sphères politique, économique et sociale, leur effet sur la vie quotidienne des femmes de la classe laborieuse a été plus problématique, voire souvent négatif.
Il n’est pas nécessaire d’être économiste pour savoir que ce sont les femmes qui paient le prix de la déréglementation néolibérale au travail, et qui ont été les principales victimes des mesures sévères adoptées, alors que la récession prenait le dessus. Le féminisme néolibéral ignore également une forme répandue de violence contre les femmes: la souffrance causée par la pression exercée sur elles pour qu’elles paraissent attirantes aux yeux des hommes. Naomi Wolf, dans l’introduction à son livre Le mythe de la beauté, écrit:
«Au cours de la dernière décennie, les femmes ont enfreint la structure du pouvoir; pendant ce temps, les troubles de l’alimentation ont augmenté de façon exponentielle et la chirurgie esthétique est devenue la spécialité qui s’est développée le plus rapidement.» [The Beauty Myrth. How Images of Beauty Are Used Against Women, Ed. Harper Perennial; Reprint edition 2002]
La chirurgie plastique est maintenant devenue une partie de la vie de beaucoup de jeunes femmes. Un total de 43’172 interventions chirurgicales ont été réalisées en 2012, selon l’Association Britannique des Chirurgiens spécialisés. Le féminisme néolibéral n’a rien à dire à ce sujet. En fait, certaines de ces féministes nous disent que c’est le droit d’une femme d’utiliser des mesures aussi draconiennes pour «paraître mieux», mais nous, les marxistes, devrions rappeler à tout le monde l’erreur du «mythe de la beauté» qui fait tant de victimes parmi mon sexe chaque année.
Soutenir les femmes iraniennes sans mentionner tout cela ne fait rien d’autre que créer des illusions dans le féminisme occidental, néolibéral et d’entreprise. (Article publié dans Weekly Worker, le 8 février 2018; traduction A l’Encontre)
Yassamine Mather enseigne à l’Université d’Oxford (SCR St. Antony’s College). Spécialiste en informatique.
Merci pour cet éclairage édifiant.