Syrie. «Dépecer la Syrie pour en faire un monstre qui ne tardera pas à se réveiller»

Qasioun News Agency, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons

Par Brita Hagi Hassan

Peu de personnes connaissaient le nom de la Ghouta avant ce doux matin du 21 août 2013. Plus de 1400 personnes – en majorité des femmes et des enfants – venaient de trouver la mort asphyxiées par un gaz sarin dispersé par les forces d’Assad, seule force qui possède les vecteurs nécessaires pour une telle opération. Le souvenir de Halabja, localité kurde irakienne, gazée par Saddam Hussein en 1988 a refait surface.

Comme beaucoup de villes et de villages méconnus, la Ghouta était entrée dans l’histoire contemporaine à ce moment-là. Lorsque l’attaque chimique est arrivée, la Ghouta orientale vivait déjà encerclée par les forces pro-Assad et d’autres milices chiites depuis le début de l’année.

Oasis aux portes de Damas, la Ghouta est une suite de petits villages qui se sont urbanisés rapidement avec la migration des Damascènes d’origine, qui fuyaient la ruée des nouveaux riches proches du pouvoir dans les années 2000 venus acheter les maisons de Damas intra-muros. La Ghouta a également été un point de chute pour des dizaines de milliers de Syriens venus d’ailleurs ou d’Irakiens qui ont fui leur propre guerre civile. La terre y est fertile, une couverture verte, essentiellement des arbres fruitiers, et une société conservatrice, à la syrienne, en font un milieu naturel tourné vers l’indépendance. Fière de son rôle dans la révolte contre le mandat français en 1925, la Ghouta est citée comme référence dans les livres d’histoire et les séries de télévision comme un creuset d’hommes dignes.

• Assad pouvait continuer à chanter ces révolutionnaires-là tant que c’était contre les Français, mais lorsque le naturel est revenu au galop et que les descendants de ces mêmes hommes dignes ont pris la peine d’organiser des manifestations contre son pouvoir, ils ont été taxés d’être à la solde de l’étranger, le Qatar dans un premier temps, l’Arabie saoudite par la suite. La présence dans la Ghouta de plusieurs formations armées financées ou appuyées par ces pays ne faisait que renforcer la véhémence du régime contre les habitants de l’enclave qui ont vu ces factions armées partir à l’assaut de Damas, inutilement, et à plusieurs reprises. Repliés sur eux-mêmes, encerclés et interdits de recevoir toute aide internationale, les habitants de la Ghouta ont dû s’armer de patience, de foi et faire fonctionner les réseaux de trafiquants avec le régime, via les tunnels qui serpentaient dans le ventre de la terre à l’est de Damas.

• Depuis 2013, les habitants souffrent de manque criant en nourriture, en médicaments, et en enseignement. A cela s’ajoutent des bombardements féroces et une politique visant à déloger les combattants afin de chasser les civils pour entreprendre une épuration ethnico-religieuse digne des scénarios les plus noirs dans les feuilletons du nettoyage ethnique. L’Iran cherche à implanter son projet visant à obtenir un accès aux eaux de la Méditerranée au départ de Téhéran en passant par Bagdad et Damas. L’investissement iranien, tant en hommes qu’en matériel et en argent, exige rétribution maintenant que la poussière semble vouloir retomber. Alors, malgré les couteaux à peine cachés, les Iraniens, les Russes, les Syriens et leurs alliés s’emploient à accélérer la chute de la Ghouta par une guerre sans merci dont on voit la dernière flambée de violence à travers l’aviation russe, les bombes et roquettes iraniennes et les combattants des milices de l’armée syrienne qui essaient de venger les derniers revers subis voilà un mois, un an ou quelques années.

Force et violence aveugles

Si le régime avait hésité avant de faire usage des armes chimiques – non par peur de la réaction inexistante des grands de la communauté internationale –, les frappes inutiles du président Trump, plongé dans une série des plus contre-productives depuis son arrivée au pouvoir, ou les menaces d’un Macron qui cherche encore une voie pour sa présidence ne font pas peur au régime, qui a utilisé à plusieurs reprises du chlore en toute impunité. Les aviations russe et syrienne et l’artillerie font usage du napalm, bombes à fragmentation, bombes au phosphore blanc et autres sortes de munitions dont la nature n’a pas été dévoilée contre les habitants civils ou rebelles dans la Ghouta. Selon des estimations, on parle de 300’000 à 400’000 Ghoutis qui seraient encore sous les bombes de Poutine, d’Assad.

• On dirait un scénario bis de ce qui s’est passé dans la ville d’Alep en décembre 2016. Or, là-bas, les gens demandaient à être évacués, mais ce n’est pas le cas des Ghoutis qui ne veulent pas quitter leurs maisons, mêmes détruites, pour aller vers l’inconnu que continuent à craindre des centaines de leurs concitoyens chassés de chez eux manu militari par le régime Assad, à l’image des habitants de Daraya en juillet 2016.

Depuis une semaine, le régime, la Russie et l’Iran font pression, et utilisent sans limite une force et une violence aveugles pour soumettre la Ghouta. Les images et vidéos qui nous parviennent sont les preuves d’une guerre déséquilibrée qui opère dans le silence tacite ou complice de la communauté internationale représentée par le Conseil de sécurité de l’ONU paralysé par une série de onze veto russes qui n’ont d’équivalent que les veto américains en faveur d’Israël. De facto, la Syrie est divisée entre Américains, Russes et Iraniens. Ces trois pays, ainsi que la Turquie et Israël en périphérie, sont en train de dépecer la Syrie pour en faire un monstre qui ne tardera pas à se réveiller pour en créer d’autres dans les décennies à venir.

• Lorsque les Syriens sont descendus dans la rue pour demander des réformes, récupérer leur dignité et se libérer d’un régime qui les a ostracisés depuis 1970, ils avaient espoir que les forces du monde libre soient à leurs côtés et leur apportent un appui significatif. Force est de constater que la conscience internationale rappelle l’image des trois singes qui ne voient pas, n’entendent pas et ne parlent pas – ou presque. Est-il trop tard pour que la communauté internationale, gouvernements et organismes non gouvernementaux se réveillent, prennent leur courage à deux mains et remplissent la tâche qui est la leur? (Tribune publiée dans Le Monde daté du 28 février 2018)

Brita Hagi Hassan est l’ancien maire d’Alep-Est.

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