Egypte. Sissi «teste les limites du peuple»

Par correspondant MEE

Alors que les prix des carburants ont doublé, les Egyptiens craignent [étant donné la situation répressive] de manifester leur colère. Aux termes du nouveau «prêt» du FMI, les subventions sur les carburants doivent être supprimées – ce qui implique déjà de nouvelles augmentations des prix.

Les passagers du microbus, minibus servant de taxi collectif, qui parcourt Le Caire sont mécontents. Le prix des carburants a augmenté de 50%, par conséquent les tickets des transports publics aussi. Un trajet qui coûtait 4 livres (20 centimes d’euro) en coûte maintenant 5 (25 centimes d’euro).

«Pourquoi vous plaindre auprès de nous?» demande le chauffeur. «Adressez-vous à ceux qui augmentent les prix». «La porte de ta cellule de prison est ouverte», insinue en réponse un autre passager, impliquant qu’une plainte de ce genre vaudrait à son auteur d’être arrêté.

Aux termes de son «prêt» de 12 milliards de dollars (10,5 milliards d’euros) par le Fonds monétaire international (FMI), dont l’Egypte a perçu la première tranche en novembre 2016, le prix des carburants a doublé, initiative accueillie par le peuple égyptien avec une franche et massive réaction de colère et le sentiment que leur pays est en train d’être dévasté.

Les prix de l’essence ont augmenté jusqu’à 3,65 livres (17 centimes d’euros) le litre, et les

Egyptiens redoutent de voir cette augmentation se répercuter sur d’autres biens et services [1].

On s’attend à ce que le FMI accorde les fonds à l’Egypte selon un échéancier de trois ans.

Nazek Mohamed, la soixantaine, qui partage son logement avec sa fille unique, explique que la nouvelle l’inquiète et aggrave son chagrin. Elle s’en sort déjà à peine avec la maigre pension de son mari défunt, en plus d’un salaire pour quelques jours de ménage par mois.

«Encore?» s’est-elle exclamée. «Comment sommes-nous censés réagir?»

«Le kilo de bœuf coûte maintenant 140 livres [6,80 euros]. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Je ne peux plus m’offrir de la viande désormais, même pas en rêve», confie-t-elle.

Nazek Mohamed est veuve. La pension de son défunt mari, Mohamed, est d’environ 18 dollars (15,70 euros) par mois. Quelquefois, dit-elle, elle essaie d’augmenter son revenu en vendant des boissons gazeuses et des chips dans les rues d’un quartier, où Umm Hany, comme on l’appelle, est connue comme le loup blanc. «Je ne peux plus me déplacer ni travailler autant. Monter des escaliers, ou lever la jambe pour monter dans un microbus me cause des douleurs», se plaint-elle. «Sans doute parce que je ne mange pas à ma faim.»

Un timing dévastateur

Pour Shrief el-Khoraiby, expert en économie et membre du Conseil égyptien pour les Affaires étrangères, contacté par le correspondant de MEE: «On en conclut que le gouvernement n’en a rien à faire de ses citoyens. Cette initiative tombe au très mauvais moment».«Les prêts ne sont qu’un outil», ajoute Khoraiby. «Ils sont utiles dans la seule mesure où nous pouvons vraiment les rembourser. Sinon, les prêts sont la meilleure façon de détruire un pays».

Même les classes les plus privilégiées de la société s’inquiètent. Adel Samika est un jeune homme qui considère faire partie de la classe moyenne, voire de la classe moyenne supérieure. Il travaille dans la publicité pour environ 386 dollars (338 euros) par mois.

«Ce n’est plus suffisant», se plaint-il.

Samika estime que «ce gouvernement est dévastateur, à tous les niveaux» et avec cette «série de mauvais coups, les gens sont assommés. [Le gouvernement] est sans cesse en train de tester les limites de son peuple».

Norma Zin, professeur des écoles et mère de famille, appartient à la classe moyenne. «Les gens sont tous épuisés, dit-elle, au point que plus personne n’a assez d’énergie pour s’opposer aux décisions du gouvernement, d’autant plus qu’on sait que toute velléité de désaccord sera réprimée par la force.»

Elle soutient l’actuel gouvernement d’Abdel Fatah al-Sissi depuis le début, mais estime maintenant qu’elle a atteint les limites de sa patience, et elle n’est pas la seule, loin de là.

«Par essence, tout le monde est contre ces politiques, mais personne n’a les moyens de dire ou faire quoi que ce soit», déplore-t-elle. «Voilà longtemps que nous avons renoncé à ce que nous considérions comme vaguement luxueux. Nous ne sortons plus au restaurant, nous nous privons de certaines choses, et maintenant il va falloir laisser notre voiture au garage et prendre les transports en commun.»

De leur côté, les représentants du gouvernement réitèrent que ces augmentations suivent le plan de réforme économique imposé par le FMI.

«Si ces décisions n’avaient pas été prises, les subventions aux carburants approcheraient les 150 milliards de livres [7,3 milliards d’euros], un coût prohibitif pour l’Etat», a expliqué le Premier ministre Sheirf Ismail, pendant une conférence de presse, immédiatement après l’annonce de la décision d’augmenter les prix des carburants, rapporte Ahram Online.

«La plupart du temps, la répartition des subventions est totalement arbitraire. Ce que nous faisons maintenant, c’est corriger la façon dont sont affectées les allocations des subventions dans le cadre du programme national de réforme économique», explique-t-il.

«Les gens n’en peuvent plus d’entendre des mauvaises nouvelles»

Selon Khoraiby [l’économiste], les gens sont de plus en plus nombreux à ne plus avoir confiance dans le gouvernement. «Les gens n’en peuvent plus d’entendre de mauvaises nouvelles et leurs réactions sont imprévisibles.» «Les gens ne comprennent pas ce qui se passe. Il n’y a aucune transparence et les déclarations des ministres sont contradictoires. Nous avons besoin de preuves, de savoir comment le gouvernement dépense ses fonds et de voir les chiffres exacts».

«Ils ont coupé l’électricité, ils ont coupé la lumière». «Ils ont augmenté l’essence et le diesel»

Sur les médias sociaux, circulent des plaisanteries du genre, «les gens s’endorment en croyant appartenir à la classe moyenne, et quand ils se réveillent, ils s’aperçoivent qu’ils font désormais partie de la classe la plus défavorisée de la société».

Comme l’écrit Samika, «les politiques néolibérales appliquées à ce pays et à la région ne sont possibles qu’en mettant toujours plus de pression sur la classe moyenne qui doit sans cesse se démener pour ne pas sombrer dans la pauvreté» [2].

Ismail, le Premier ministre, a également annoncé jeudi une augmentation, à partir d’août 2017, des prix de l’électricité, nouvelle étape vers la réalisation progressive du plan quinquennal, qui s’achèvera sur la totale suppression des subventions aux carburants.

Pour l’instant, les ministres ont déclaré qu’ils surveillaient attentivement le marché. Les représentants des transports ont ajouté que l’augmentation officielle du prix des transports variera entre 10 et 20 %. Jeudi et vendredi, les conducteurs de véhicules ont attendu l’annonce finale de l’augmentation des prix.

Improbables dissensions

Hassan, conducteur de microbus qui a souhaité conserver l’anonymat par crainte de représailles, reste dans l’expectative. «Nous en sommes réduits à attendre la décision de Sissi». «Je suis prêt à baiser la terre qu’a foulée Hosni Moubarak, maintenant que je vois ce qui se passe sous Sissi», regrette-t-il en faisant allusion à l’ancien président contraint de démissionner suite aux manifestations de 2011 contre son régime.

«Sous Moubarak, le litre d’essence était à 80 piastres ; maintenant il est monté à 3,65 livres (17 centimes d’euros). Ceux qui ont un emploi parviennent à peine à payer leurs trajets pour aller travailler», témoigne-t-il.

Un jeune conducteur, Hamdy Se’eedy, rapporte que les augmentations de prix, survenues à plusieurs reprises l’année passée, forcent les chauffeurs à travailler à perte. «Si vous n’êtes pas propriétaire de votre véhicule et que vous avez donc à payer au propriétaire sa commission ou son loyer, autant tout laisser tomber parce que ça ne vaut plus le coup».

Les médias ont fait état de quelques manifestations. Les gens sont nombreux à penser que d’autres protestations sont imminentes. «On entend sans arrêt parler de répression. Les gens n’ont pas le temps de respirer», déplore Hassan, évoquant des rumeurs au sujet d’un chauffeur de tuk-tuk: l’an dernier, il avait osé parler de ses difficultés économiques, et plus personne ne l’a revu ensuite.«Je ne veux pas aller en prison», a-t-il dit. «[Ce pays] n’a aucun avenir, à part la destruction».

___

[1] Gilane Magdi, dans Al Ahram Hebdo, en date du 5 juillet 2017, écrit «En dépit des rumeurs selon lesquelles la hausse des prix des carburants serait retardée, le gouvernement a décidé de suivre son plan annoncé antérieurement d’augmenter le prix à la pompe. Ainsi, le prix du carburant a témoigné d’une hausse comprise entre 43 et 55 %. Le litre d’essence octane 92, consommé par la «classe moyenne», se vend désormais à 5 L.E. selon la nouvelle tarification contre 3,5 L.E. la veille de la décision de la levée des subventions. Alors que le prix de l’essence octane 80 et celui du diesel, largement consommés par les taxis, les microbus et les camions, sont passés de 2,35 L.E. à 3,65 L.E., le litre. Quant au prix de la bonbonne de gaz, il a doublé, passant de 15 L.E. à 30 L.E. pour les domiciles et de 30 L.E. à 60 L.E. pour le secteur commercial. Enfin, le gaz naturel destiné aux ménages a témoigné d’une hausse de 20 %. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre du programme de réforme économique adopté par le gouvernement en 2014, sur une période de 5 ans (2014-2019), visant à restructurer les subventions à l’énergie, qui pesaient lourd sur les dépenses publiques, avalant quasiment le tiers du budget. […]. D’après le dernier rapport sur les revenus et la consommation, publié l’année dernière par l’Organisme central pour la mobilisation et le recensement (CAPMAS), «27,8 % de la population égyptienne sont des pauvres incapables de répondre à leurs besoins essentiels en denrées alimentaires ou autres» [donc plongés dans l’indigence, selon les critères discutables de Banque mondiale], note le rapport.»

[2] Un des traits dominants d’une société qui se paupérise et dont une tranche significative de la population s’enfonce dans l’indigence reside dans le nombre croissant d’enfants, de bas âge, mis au travail sous l’effet des contraintes propres aux rapports sociaux dominant dans ce type de capitalisme périphérique. Ola Hamdi, dans un reportage fait à Chaq Al-Teabane – zone industrielle située dans la banlieue de Tora, à Hélouan, près du Caire – rapporte que: «La première scène qui retient l’attention à l’entrée à cette zone, la poudre blanche qui se dégage des carrières où travaillent enfants et adultes. Une scène révélant le taux élevé de la pollution dans cette zone industrielle spécialisée dans la fabrication du granit et du marbre. Une situation difficile qui nuit généralement à tous les travailleurs, plus particulièrement aux enfants, qui risquent d’être touchés par de graves maladies, notamment les maladies pulmonaires. Selon les rapports des ONG, les enfants travaillant dans ce secteur sont souvent victimes des maladies comme l’insuffisance rénale due à la pollution de la nourriture et de l’eau qu’ils consomment, mais aussi au haut degré de température sous laquelle ils travaillent. S’étalant sur une superficie de 40’000 feddans (soit 16’800 ha), cette zone industrielle est démunie de la plupart des services de base, même si elle abrite environ quelque 120 usines autorisées. Mais parallèlement, 2000 usines et environ 35 000 ateliers travaillent «illégalement». C’est une zone difficile d’accès, on y arrive par une seule route principale qui sépare cette zone en deux parties.

Et les ateliers sont distribués sur les deux bords. Dès l’entrée de la zone, de nombreux enfants attendent pour offrir leurs services. Un véhicule arrive, le chauffeur cherche des travailleurs journaliers. Les enfants se précipitent. Tous se ressemblent: allure «modeste», visages pâles, vêtements déchirés. Quelques kilomètres plus loin, on aperçoit d’autres ateliers où les ouvriers sont en train de couper les pierres et le granit. Les patrons sont assis à l’entrée des ateliers pour superviser le travail. Il est clair qu’ils veulent cacher les enfants qui travaillent chez eux» […] Abdallah, un enfant de 9 ans qui est sorti d’un des ateliers. Ce qui d’ores et déjà est contraire à la loi sur le travail de l’année 2003 qui fixe l’âge du travail des enfants de 15 à 18 ans. Son visage est poussiéreux, ses traits ternes et ses vêtements abîmés. Abdallah a peur de parler, craignant son patron. Après insistance, il s’éloigne de l’atelier, surtout loin de son patron, pour pouvoir nous raconter son histoire. «Je travaille ici depuis un an et demi. Nous sommes huit enfants. Le patron s’inquiète des campagnes d’inspection, c’est pour cette raison qu’il nous cache. Mon travail commence à 8h pendant le Ramadan. On travaille jusqu’au coucher du soleil. Sinon, on commence à 6h», raconte Abdallah, qui touche 40 L.E. par jour, alors qu’il ne cesse de contrôler les va-et-vient, de peur d’être vu par son patron. «Je suis obligé de travailler même si c’est dur et dangereux, ma famille a besoin de mon salaire. Beaucoup d’enfants qui travaillent ici aident leurs familles», raconte Abdallah, un enfant analphabète qui n’a jamais mis les pieds à l’école. Magdi, un autre enfant de 10 ans, est venu de la province d’Assiout avec ses cousins pour gagner leur pain. Tous partagent une petite chambre modeste dans le même quartier. «J’ai quitté l’école parce que je dois aider ma famille après la mort de mon père. J’ai quatre frères qui travaillent aussi à Assiout. Malgré les difficultés du travail ici, j’ai pris la décision de venir avec mes cousins, afin de sauver un peu d’argent et l’envoyer à ma mère», raconte Magdi, épuisé de fatigue et d’amertume.

Mohamad, 9 ans, commence sa journée à partir de 8h, il travaille au moins 12 heures par jour. «On ne connaît pas le repos, je dois tout le temps faire attention à ne pas me couper les doigts. Plusieurs fois, des plaques de marbre sont tombées sur mes mains, me causant des blessures», raconte Mohamad. Ali, un petit enfant de 7 ans, vient d’être embauché il y a quelques mois. Il commence en tant qu’apprenti en observant le travail d’un «collègue» adulte. «Je dois aider mon chef, être comme son ombre. Je dois être tout le temps très vigilant. Sinon, je risque de me blesser, les machines sont très dangereuses», dit Ali, qui travaille debout au moins 10 heures par jour. «Mon père est malade et je dois l’aider financièrement. J’aimerais avoir un vélo et jouer comme les enfants de mon âge», rêve Ali. (Al Ahram Hebdo, 5 juillet 2017)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*