Entretien avec Mostafa Bassiouny
conduit par Marwa Hussein
Depuis le renversement de Mohamed Morsi (3 juillet 2013), le mouvement ouvrier avait reculé, mais depuis le mois de mai 2014 il y a des signes indiquant qu’il connaît une nouvelle montée. Quelles sont les positions du mouvement ouvrier égyptien par rapport à la politique actuelle de l’Egypte?
Il y a encore des débats autour du rôle joué par le mouvement ouvrier dans le renversement du président islamiste Morsi, dans l’ascension au pouvoir de l’ancien chef de l’armée Abdel-Fattah al-Sissi et dans d’autres développements politiques majeurs qui ont eu lieu en Egypte au cours de cette dernière année.
Mostafa Bassiouny, un journaliste et chercheur publié par Cambridge, estime que le mouvement ouvrier reste une force avec laquelle il faut compter. Il pense que la politique du gouvernement – avec la réduction des subsides, l’augmentation de l’inflation et la détérioration des services de base – va forcer les classes laborieuses à réagir. Il rappelle qu’en 2006, l’importante grève à Mahalla City, à l’ouest du Caire, avait encouragé l’opposition contre Hosni Moubarak et que cette mobilisation est restée une épine dans son pied jusqu’à son renversement en 2011.
Mostafa Bassiouny a travaillé pendant presque deux décennies en tant que correspondant pour les questions syndicales pour la presse égyptienne et régionale. Entre autres, il a écrit des articles sur les grèves massives des ouvriers du textile à Mahall El-Kubra entre 2006 et 2008. Il a également écrit un ouvrage intitulé Bread, Freedom and Social Justice. Workers and Egyptian Revolution [Ed. Zed Books, novembre 2014], en collaboration avec Anne Alexander, une autre chercheuse au Center for Research in the Arts, Social Sciences and Humanities (CRASSH) à l’université de Cambridge.
Ahram Online a interviewé Bassiouny sur l’attitude du mouvement des travailleurs par rapport aux événements récents et à venir de la politique égyptienne.
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Le mouvement ouvrier a connu un recul au cours de l’année dernière. Est-ce une conséquence du calme relatif qui règne dans la sphère politique en général?
Mostafa Bassiouny: Le mouvement ouvrier fait partie de la situation politique: il influence celle-ci tout en étant à son tour influencé. Depuis novembre, le mouvement des travailleurs égyptiens se redresse avec la grève de 12’000 travailleurs à la Egyptian Iron and Steel Company [Compagnie égyptienne publique du fer et de l’acier]. Le mois passé, 6000 autres travailleurs se mettaient en grève, entre autres à El Nasr Co. for Coke and Chemicals. Comparé aux actions qu’il a menées pendant les années 2008, 2012 et 2013, le mouvement est en recul, mais récemment, entre mai et octobre de cette année, il a repris de l’ampleur, et je pense que cela va continuer.
Par ailleurs, on ne peut pas dire que le mouvement suit réellement une courbe descendante ou ascendante. Les grèves sont plutôt de nature saisonnière. En février 2014 il y a eu une vague de grèves suite à l’entrée en vigueur du salaire minimum dans l’administration publique. A ce moment-là, plus de 250’000 travailleurs du secteur privé se sont mis en grève pour revendiquer le même traitement que les employés publics. La pression a été tellement forte que le régime a évincé (février 2014) le gouvernement de Hazem El-Beblaoui. La vague de grèves récente coïncide avec la distribution des participations aux bénéfices. Il y a également la saison des primes, qui coïncide avec l’adaptation du budget de l’Etat, etc.
Qu’est-ce qui vous fait croire que le mouvement va s’accroître plutôt que de reculer?
Il y a deux facteurs importants. Tout d’abord, en Egypte les mouvements de protestation des travailleurs ne se sont pas arrêtés au cours de ces dernières années; ils connaissent des fluctuations, mais ne disparaissent pas. Le deuxième facteur qui permet de penser qu’il y aura une montée, c’est la politique sociale et économique menée par l’Etat lui-même.
Au cours de cette année, plusieurs lois favorisant le patronat au détriment des travailleurs ont été passées. L’Etat non seulement n’a pas appliqué les décisions de tribunaux de renationalisation d’entreprises privatisées, mais il a en outre ajouté une clause légale concernant les investissements interdisant à un tiers de remettre en question tout contrat conclu entre l’Etat et les investisseurs.
Pourquoi cette politique entraîne-t-elle une montée du mouvement? L’échec de leurs revendications ne suscite-t-il pas un sentiment prolongé de découragement chez les travailleurs?
La politique économique adoptée par l’Etat pèse lourdement sur la classe laborieuse et sur les classes défavorisées en général. La réduction des subsides pour les carburants et l’inflation qu’elle a entraînée ont frappé durement ces classes, les rendant plus enclines à réagir à ces pressions. Même si de telles mesures politiques entraînent du découragement, celui-ci ne durera pas. En fin de compte les réalités de la vie et les besoins non satisfaits prennent le dessus. Les gens veulent nourrir leurs familles, envoyer les enfants à l’école, obtenir des soins de santé et des logements décents. Ces réalités vont toujours exercer un poids. Les gens peuvent se sentir découragés ou estimer que leur mouvement ne donne pas les résultats escomptés, mais, au bout d’un certain temps, ils vont quand même réagir contre cette politique.
Dans quelle mesure le mouvement politique exerce-t-il une influence sur le mouvement ouvrier?
Le rapport entre les deux a toujours été complexe et il est marqué par l’opportunisme et le pragmatisme. Par exemple, en décembre 2006, le mouvement pour des réformes s’est trouvé dans une situation très difficile car le régime de Moubarak avait réussi à amender la Constitution afin de permettre à son fils [Gamal] de lui succéder et avait mis en échec le mouvement en faveur de la réforme, lequel, malgré ses efforts, n’avait pas réussi à élargir l’espace démocratique.
Puis 24’000 travailleurs du textile se sont mis en grève pendant trois jours à Mahalla, et l’Etat a fini par accepter leurs revendications. Or, cette action a encouragé les ambitions de l’élite politique, en montrant qu’il existait une autre force politique qui rejetait le régime Moubarak. Cette grève en particulier a été suivie par une montée du mouvement des travailleurs à échelle nationale, surtout à Mahalla. Le point culminant était atteint en avril 2008 avec une grève qui a donné son nom au Mouvement du 6 avril. Pour le mouvement des jeunes cette mobilisation d’un grand nombre de travailleurs a représenté une opportunité, et c’est ainsi qu’il a appelé à une grève générale en avril 2008, même si la grève de Mahalla avait ses propres revendications.
Après la révolution, une véritable crise a éclaté. Les travailleurs et travailleuses ont joué un rôle important avant et pendant la révolution de janvier 2011, mais le mouvement ouvrier et ses revendications ont dû faire face à une intense hostilité et une négligence de la part de l’Etat, du conseil militaire et des mouvements politiques. Les revendications des travailleurs étaient traitées comme des demandes sectorielles et le mouvement politique s’est montré parfois hostile au mouvement des travailleurs. L’écart entre le mouvement politique et le mouvement ouvrier et social a augmenté, alors même que le premier faisait pression pour que le second adopte ses revendications.
Comment le mouvement politique devrait-il gérer ses rapports avec le mouvement des travailleurs?
Le mouvement politique devrait prendre plus au sérieux le mouvement des travailleurs et se construire sur cette base au lieu d’imposer ses mots d’ordre aux travailleurs, même si ses revendications sont politiquement justes. Il faut comprendre qu’en réalité les revendications des travailleurs sont politiques. Exiger le retrait de la loi d’urgence est une revendication politique. Le simple fait que 24’000 travailleurs se soient mis en grève sous la loi d’urgence constitue une mise en échec de cette loi, sa suppression de facto.
Pensez-vous que le mouvement islamiste ait une influence sur le mouvement ouvrier?
A mon avis il n’a pas d’influence directe. Le mouvement des travailleurs a été actif entre 2006 et 2011 sous Moubarak. Ensuite, tout de suite après la révolution, il a continué à se développer sous le régime militaire. A l’époque on disait que les Frères musulmans influençaient les travailleurs pour faire pression sur les militaires. Cependant, le taux le plus élevé de grèves a eu lieu pendant le régime des Frères musulmans [sous la présidence de Mohamed Morsi: du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013], qui pensaient que les travailleurs étaient influencés par le Front de salut national. Actuellement, une fois de plus, certains répètent que les Frères musulmans seraient derrière les travailleurs, mais tout cela est faux. En réalité, pendant toute cette période les dirigeants syndicalistes sont restés les mêmes.
Au cours de l’année dernière, les grèves ont augmenté dans le secteur privé. Pensez-vous que les travailleurs de ce secteur jouent un rôle croissant dans le mouvement des travailleurs?
Le mouvement a toujours été présent dans le secteur privé, mais même dix grèves dans ce secteur ne peuvent être comparées aux grèves de Mahalla [grand centre industriel, entre autres du textile]. En effet, de par sa nature, le secteur privé n’a pas de grandes concentrations de travailleurs. Ainsi, en ce qui concerne le nombre de travailleurs concernés, les mouvements du secteur public sont beaucoup plus importants que ceux du secteur privé.
L’affrontement avec l’Etat et sa politique est également plus clair dans les grèves du secteur public. Néanmoins l’impact économique du secteur privé est plus important puisque c’est ce secteur qui est actuellement le plus dynamique dans l’économie. Dans le secteur public, les travailleurs revendiquent les allocations auxquelles ils étaient habitués sans tenir compte de la rentabilité de l’entreprise. Par contre, dans le secteur privé, les employeurs prennent leurs décisions sur des bases de rentabilité économique. Les patrons du secteur privé établissent un calcul coût-bénéfice pour décider s’ils acceptent les revendications (ou une partie d’entre elles) face à la possibilité d’un arrêt de travail de longue durée.
La comparaison entre les deux secteurs n’est pas évidente car il faudrait prendre en considération différents facteurs, y compris le fait que ce ne sont pas les mêmes lois qui s’appliquent dans les deux secteurs.
A un moment donné on a pu voir un niveau important de coordination entre des travailleurs de différents lieux de travail et même entre les actions de solidarité avec d’autres entreprises. L’absence de cette coordination constitue-t-elle un signe de recul?
Cette expérience ne disparaîtra pas, c’est une leçon qui a été apprise. Cette coordination était évidente lors du mouvement des employés des impôts fonciers en 2009. Plus tard cette pratique a été adoptée par les travailleurs de la poste et les enseignants. Ensuite nous avons vu les travailleurs de différentes entreprises synchroniser leurs actions, l’exemple le plus frappant étant celui du secteur du textile. Lors des prochaines vagues du mouvement des travailleurs, cette pratique resurgira.
Est-ce que l’application d’un nouveau Code du travail, plus restrictif en matière de droits des travailleurs, pourrait influencer le mouvement?
Je ne pense pas que les travailleurs réagiront de manière directe face au nouveau Code du travail. La loi existante n’a souvent pas été respectée par tous les employeurs, je ne pense donc pas que l’application du nouveau Code aura un impact important. Ce n’est pas la loi qui est le principal facteur de régulation des rapports de travail. La loi qui est actuellement en discussion marquera un durcissement par rapport à la loi présente, mais elle n’introduit pas un changement fondamental. Le grand changement de la loi est intervenu en 2003 avec la libéralisation des rapports de travail. (Traduction A l’Encontre, article publié sur Ahram Online, le 11 décembre 2014)
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