La récente décision d’augmenter les prix des tickets de métro entre 50% et 250%, survenant à peine un an après le doublement du prix du ticket n’est que le début d’une nouvelle vague d’augmentation des prix. Cette vague qu’annonce la poursuite des mesures économiques du pouvoir est le résultat de sa conception de la prétendue «réforme économique», une réforme dont le coût principal est à la charge des citoyens. Ce n’est pas tant l’augmentation qui constitue une surprise puisqu’elle avait été annoncée à plusieurs reprises, mais le moment où elle a lieu. Pourtant, les vives réactions à la décision et à son application reflètent clairement l’ampleur du sacrifice du peuple, majoritairement composé de classes moyenne et pauvre dont le métro est, au Caire, le principal moyen de transport. Cette décision atteint de plein fouet son pouvoir d’achat dans un contexte d’augmentation généralisée des prix sans augmentations équivalentes des salaires.
La colère et les protestations qui se sont multipliées au cours des derniers jours dans les stations de différents quartiers du Caire représentent clairement un avertissement; le peuple qui supporte depuis des années les politiques économiques du pouvoir ne peut plus en supporter davantage. En l’absence de toute amélioration des conditions de vie des citoyens, ceux-ci ne se voient pas récolter le moindre fruit de leurs sacrifices, ne rencontrent aucune amélioration sensible des services publics dont les prix ont flambé, ni même le moindre signe concret de reconnaissance de la part d’un pouvoir qui brutalise le peuple et réagit par la répression en multipliant les arrestations de citoyens dont le seul crime a été d’exprimer la douleur que leur ont infligée les nouvelles augmentations ou de brandir quelques pancartes de protestation.
Au lieu d’entendre la colère des gens, le pouvoir a répondu de façon sécuritaire. Comme s’il entendait faire passer le message que sa volonté était indiscutable et que ses décisions allaient s’appliquer quelles que soient les souffrances qu’elles pourraient causer! Pourtant, le pouvoir, qui pense avoir réussi à imposer aux politiciens et aux militants cette politique, ne pourra pas continuer éternellement à l’imposer à l’ensemble du peuple. Faire peur aux gens ne supprimera jamais la nécessité de leur donner les moyens de vivre. Le bâton sécuritaire ne peut être la seule réponse à leurs difficultés. Pas plus que les tentatives naïves de justifier les nouveaux prix du métro en Egypte en les comparant à ceux de l’Europe et de l’Occident sans en comparer les revenus, en vantant la qualité du service en ou les comparant aux prix des transports privés comme les taxis, les tuc-tucs ou autres. A cet égard, le ministre des transports s’est fait remarquer en se déclarant certain que ceux qui s’abstiendront de prendre le métro après l’augmentation de ses tarifs y reviendront à nouveau parce que ses tarifs seraient toujours moins chers que ceux des autres transports, alors même que les tarifs des autobus et des minibus sont, jusqu’à présent, nettement moins chers pour les distances relativement longues, desservies par le métro à un prix allant de 5 à 7 LE (10 livres égyptiennes = 0,55 CHF).
Personne ne peut nier que le service public du métro se dégrade toujours davantage ni qu’il est urgent de prendre à bras-le-corps ce problème. Le souci, c’est que la solution permanente du pouvoir est d’alourdir sans cesse les charges des citoyens. Ceci révèle son impuissance à trouver des solutions sérieuses pour un moyen de transport aussi populaire que le métro. La seule chose qu’il sait faire, c’est se décharger sur les citoyens au lieu d’étudier sérieusement les nombreuses propositions, initiatives et idées alternatives visant à augmenter les ressources du métro et en réduire le déficit qui ont été lancées notamment après l’augmentation du prix du ticket de métro l’année dernière. Au lieu de trouver les moyens de réduire certaines dépenses, au lieu de prendre conscience que le rôle de l’Etat est de fournir des services publics aux usagers et non de se décharger de ce rôle tout en conservant celui de la domination et du contrôle de la société, le pouvoir se contente tout simplement d’accabler les classes inférieures de charges supplémentaires sans la moindre considération politique et sociale pour les effets encore présents des vagues précédentes de hausse des prix. Sans même reconnaître aux citoyens le droit d’exprimer leur douleur. Mais le pire, c’est de prétendre, comme d’habitude, que ces mesures étaient indispensables, comme si nous étions face à un pouvoir démuni de toute alternative à la souffrance croissante du peuple et d’affirmer par l’intermédiaire du ministre des transports, qu’il ne renoncera pas à ses mesures. Ceci était certes prévisible car le pouvoir pense que tout renoncement à ses mesures pourrait le déstabiliser, affaiblir son autorité et ouvrir la porte à davantage de protestations et de contestation. Cela annonce en même temps la prochaine augmentation des tarifs du chemin de fer.
Il existe pourtant des alternatives au report de toutes les charges sur les usagers. En l’absence de ces alternatives, le rôle de l’Etat n’aurait aucun sens et le pouvoir perdrait sa raison d’être s’il ne fait qu’amplifier les difficultés des citoyens. Le problème, ce n’est pas seulement que le pouvoir s’obstine à maintenir ces mesures, mais aussi qu’il ne se donne aucune possibilité d’écouter les propositions alternatives et encore moins d’y réfléchir; il continue à réprimer toute expression de colère même contre des mesures touchant à la vie quotidienne de millions d’Egyptiens.
Comment le concept de justice sociale a été dévoyé
Le côté tragicomique de la situation est que ces mesures ont été présentées comme des mesures de «justice sociale» alors que le président de la république lui-même avait jadis estimé qu’elles étaient inapplicables et qu’en cas d’application, elles aboutiraient à l’effondrement de l’Etat! Et voilà que ces mêmes mesures apparaissent soudainement comme des mesures de justice sociale! C’est au nom de cette «justice sociale» que le prix du billet est modulé en fonction de zones tarifaires, comme si la plainte des usagers concernait les zones et non le tarif ni l’ampleur de son augmentation et sa disproportion par rapport aux revenus de la majorité écrasante des usagers du métro. Il y a visiblement une volonté de déformer les valeurs et de vider de leur contenu les devises de la justice sociale réclamée par les Egyptiens. La prétention selon laquelle ces mesures tarifaires sont sociales coïncide avec le recul vertigineux du rôle de l’Etat consistant à fournir des services publics à des prix adaptés aux revenus de la plupart des usagers. La poursuite de la politique de marchandisation des services publics nous amène à nous demander pourquoi l’Etat continue à collecter des impôts auprès des Egyptiens alors leurs droits les plus élémentaires ne leur sont accordés qu’à des prix dont la hausse est hallucinante.
Un des enseignements des réactions aux mesures d’augmentation est que le peuple égyptien n’a pas de mode d’emploi. Les vagues précédentes de hausse des prix n’avaient pas provoqué de réactions, contrairement à ce qu’on aurait pu supposer face à des mesures dont l’ampleur et les effets étaient sans précédent. Mais l’accumulation des effets de cette politique et la poursuite des mesures de hausse des prix ont poussé beaucoup d’Egyptiens à exprimer de multiples façons leur refus de ce chemin de calvaire. Pour ne pas avoir eu d’effets, ces protestations n’en constituent pas moins le premier avertissement social clair que la population ne peut plus supporter davantage de sacrifices. Ceci pourrait annoncer des réactions plus amples et plus fortes aux prochaines hausses de prix qui devraient intervenir en juillet ou même avant, et ce, d’autant plus que la hausse du prix du ticket du métro touche encore plus de catégories de la population que celles du carburant, de l’électricité et des eaux.
Pourquoi les réactions des usagers à l’augmentation
du prix du ticket ne sont pas passagères
Cette crise nous livre un dernier enseignement extrêmement important: la démocratie et la liberté d’expression sont une vraie garantie des droits économiques et sociaux. Si les mécontentements et les protestations contre l’augmentation du prix du ticket de métro ont été réprimés, c’est dans un contexte d’absence presque totale de position des forces politiques, de rassemblements syndicaux ou de mouvements sociaux. Seules quelques déclarations éparses et communiqués ont été émis. De même qu’il n’y a eu aucune véritable couverture médiatique de la colère et des difficultés des usagers mais, au contraire, des justifications et un soutien aux mesures de hausse des tarifs.
Ceci explique pourquoi le pouvoir est depuis des années aussi soucieux de renforcer son emprise sur tous les espaces politiques, médiatiques et sociaux de liberté d’expression, d’opinion, de mouvement ou d’organisation. Son but et de faire passer ce type de mesures sans que l’opposition à ses mesures ne puisse trouver de cadre lui permettant de prendre position ou de réagir si ce n’est, comme nous l’avons vu, par des accès de colère spontanés et impuissants à faire reculer le pouvoir. Il est à craindre que l’absence prolongée d’organisation sociale en même temps que le maintien par le pouvoir du train des mesures douloureuses dans un climat de difficultés et colère étouffée de la population n’annoncent des conséquences tout aussi douloureuses.
Les réactions populaires et sociales à l’augmentation du prix du ticket de métro sont loin d’être passagères même si elles se calment, s’essoufflent ou que les Egyptiens s’adaptent au fait accompli et reprennent leur lutte pour garder les moyens de survivre. Ces réactions nous avertissent de l’ampleur de leur colère, de leurs difficultés et de leur incapacité à supporter davantage de charges. A bon entendeur, salut! (Publié dans le quotidien Al-maqal le 15 mai 2018, traduit par Hany Hanna)
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«Pourquoi les usagers se mettent en colère maintenant
et pas en 2017?»
Par Tareq Abou Assaad
Le gouvernement a décidé d’augmenter le prix du billet du métro. Il n’a pas écouté toux ceux qui lui conseillaient de reporter cette mesure parce que le peuple était sur le point d’exploser. C’est ce qui s’est produit le samedi 12 mai. Les usagers ont exprimé leur colère spontanément, sans organisation. Les mécontents n’avaient pas d’appartenances idéologiques particulières et le plus significatif était que beaucoup des protestataires qui ont occupé les stations de métro étaient des partisans du régime et des personnes d’âge mûr. Mais là, ils ont senti le gouvernement leur mettre le couteau sur la gorge sans pitié, eux les principaux bénéficiaires du métro.
Evitons les querelles byzantines dans lesquelles le gouvernement et ses groupes d’intervention dans les réseaux sociaux veulent nous entraîner. Peu importe de savoir si les tarifs ont été augmentés pour améliorer la qualité du service, pour réduire l’écart avec les tarifs du métro de Londres ou parce qu’un trajet en tuc-tuc coûte 5 LE! Ce débat est stérile; les gens ne sont pas censés boycotter les tuc-tucs. C’est le gouvernement qui est censé les réglementer pour ne pas laisser les usagers des transports en proie à la mafia des tricycles. Et il n’est pas à l’honneur du Service public de se comparer aux tuc-tucs. La ruse est mesquine parce que le métro est censé servir les usagers selon leurs moyens et leurs salaires. Le gouvernement ne semble pas comprendre ce rôle pour lequel l’Egypte avait signé des accords avec la France [la RATP a construit la première ligne de métro]: servir les usagers et non de profiter d’eux. Lorsque le métro a été mis en service en 1987, le prix du billet a été fixé à 0,1 LE (…), un prix convenable pour l’époque. Avec le prolongement de la première ligne (qui va du nord est au sud est en passant par le centre) et l’inauguration de la deuxième (qui va du nord-ouest au sud-ouest en passant par le centre) en 1989, les prix ont été différenciés. Avec le prolongement de la deuxième ligne en 2002, les prix ont été fixés comme suit: 0,25 LE pour la première ligne, 0,50 pour la deuxième et 0,75 pour la troisième.
En 2006, le prix du billet a été unifié: 1 LE en plein tarif et 0,75 LE en demi-tarif. Le 24 mars 2017, le gouvernement a jugé bon de doubler le prix du billet, celui-ci passant à 2 LE en plein tarif et 1,5 LE en demi-tarif et à 1 LE pour les handicapés. Cette décision ne mécontenta alors personne; la hausse était tout à fait naturelle. La réaction du peuple témoignait de sa conscience qu’il devait coopérer avec le gouvernement. De même qu’il croyait à la promesse du président de la république que sa situation allait s’améliorer s’il patientait encore deux ans. Aujourd’hui, en revanche, on ne lui tient plus de discours apaisé et on ne lui témoigne d’aucune reconnaissance. Le peuple n’espère plus d’avenir radieux. Le pire est que cette augmentation inattendue est au-dessus des moyens de la plupart des usagers. Le gouvernement aurait très bien pu se contenter d’une augmentation de tarif au prix unique de 3 LE après y avoir préparé les usagers. Ceux-ci auraient pu se sentir traités en citoyens responsables de leur pays au lieu de ressentir l’amertume qu’ils éprouvent maintenant.
Messieurs les vénérables membres du gouvernement, (…) cette décision est très mauvaise! Elle s’ajoute aux dizaines d’autres décisions mauvaises et précipitées que vous avez prises ces derniers temps en pariant sur la soumission du peuple, sa patience et sa résilience. Mais vous ne semblez pas prendre conscience que «la patience a des limites»[1] et que le peuple ne pourra pas tout supporter éternellement. Je ne conteste pas la popularité du Président de la république. Mais ce n’est pas elle qui va apaiser la faim des affamés ni fournir du pain aux nécessiteux. Contrairement à ce que pensent les responsables politiques, il ne s’agit pas d’une crise passagère mais d’un prélude à d’autres crises. Et ce, d’autant plus qu’elle a été traitée avec le bâton de la répression, ce qui est habituellement le meilleur moyen de provoquer le peuple et non de le faire taire (…). Il est de notre devoir d’avertir le gouvernement qu’il doit œuvrer à l’intégrité du pays car la colère étouffée est plus dangereuse que la colère déclarée (…). Le gouvernement fait actuellement tout ce qui peut menacer l’intégrité du pays!
L’augmentation des tarifs du métro avec une telle arrogance et une telle condescendance sous prétexte d’améliorer la qualité de son service témoigne de l’échec du gouvernement et de son inconscience de son rôle (…). Le métro a, certes, besoin d’améliorations, d’entretien et autres. Mais à ce jour, il n’existe aucun rapport officiel en précisant les recettes ni les dépenses nécessaires à son entretien ni les primes de ses responsables, comme s’il s’agissait de secrets d’Etat et que la seule chose à retenir était la formule magique: «budget trop faible». Le gouvernement devrait augmenter les revenus du métro par des ressources externes et non en piochant dans la poche des usagers. Tant qu’il continuera à réduire ses déficits en vidant les poches des pauvres et des exclus, l’Etat restera éternellement pauvre, endetté et impuissant. Le gouvernement cède en effet à la facilité en supprimant les subventions, en agitant le spectre du terrorisme et le bâton de la répression à ceux qui pourraient se plaindre, ce qui ne peut que répandre un sentiment d’injustice, de spoliation et d’exclusion.
Le gouvernement aurait pu par exemple établir un plan quinquennal ou concevoir des réformes à court terme et à long terme en prenant en considération les pauvres et la classe ouvrière. Ceci éviterait que la société ne soit submergée par la colère. Ceci relève de principes élémentaires du gouvernement. Or, nous sommes en train de payer le prix de l’absence de programmes et de plans économiques ainsi que du développement de justifications stupides qui prêtent aux Egyptiens le pouvoir de supporter les nouvelles mesures sous prétexte qu’ils dépenseraient des sommes faramineuses dans l’usage des tuc-tuc, les téléphones portables, les cigarettes, le fessikh[2] et le café. Ils ne seraient donc pas à un ticket de métro près! Ces justifications sont un aveu d’échec. Messieurs les responsables, ne provoquez pas la colère divine contre le traitement que vous réservez à ce pauvre peuple qui a cru en vous mais auquel vous n’avez pas cru un seul jour ! (Publié dans le quotidien Al-maqal le 15 mai 2018. Extraits traduits et annotés par Hany Hanna)
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[1] Allusion au titre d’une chanson populaire d’Oum Kalsoum (NdT)
[2] Mulet séché très populaire en Egypte. Sa consommation fait partie du rituel des festivités de Chamménessim, la fête de la moisson et du printemps, qui venait d’être célébrée juste avant l’augmentation du prix du ticket du métro. Cette fête est célébrée en avril depuis l’époque pharaonique par tous les Egyptiens.(Nd)
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