Chili. «Elles s’affrontent au patriarcat», «la vague féministe»

Par Horacio Brum

Un cas présumé de harcèlement sexuel à l’Université du Chili a suffi pour que les étudiantes chiliennes de tout le pays montent sur les barricades contre une société aux racines profondément patriarcales et autoritaires, suscitant une sorte de mai 68 féministe.

«La pomme Pink Lady va employer Facebook et Instagram pour conquérir les femmes chiliennes (…) va cibler le public féminin en s’attachant à des concepts comme la coquetterie et le glamour.» Cette annonce d’une campagne de vente de pommes paraissait dans El Mercurio, le quotidien le plus important du Chili, au même moment où plus d’une douzaine de facultés universitaires de tout le pays étaient occupées par les étudiantes. Les médias ont appelé cela «la vague féministe», tandis que le gouvernement [de Sebastián Piñera, en fonction depuis mars 2018] s’efforce de sortir tous les trucs de sa manche pour freiner ce mouvement.

Tout a commencé il y a un mois, quand les étudiantes en Droit de l’Université du Chili ont occupé leur faculté pour exiger l’aboutissement de la procédure d’enquête, très retardée, contre Carlos Carmona, un professeur de renom et ex-président du Tribunal constitutionnel, qui aurait fait des caresses bien plus que paternelles à une étudiante assistante. Lors d’une assemblée des étudiants et étudiantes de la faculté de Droit, environ 600 participant·e·s ont voté le 27 avril dernier en faveur de cette mesure de protestation pour dénoncer non seulement le cas particulier de leur camarade plaignante mais «une institution complètement dépassée qui a démontré il y a longtemps déjà être incapable d’apporter des solutions réelles aux problèmes auxquels nous sommes confrontées en tant que femmes dans nos locaux», selon un communiqué qu’a publié cette assemblée.

La mobilisation s’est étendue rapidement à d’autres universités et collèges secondaires, elle s’est prolongée dans le temps (pour aujourd’hui 1er juin est prévue une journée nationale de protestation féministe avec des manifestations convoquées en différents lieux du pays), et elle a élargi son éventail de revendications pour mettre publiquement à l’ordre du jour toutes les questions liées aux abus et à la discrimination dont souffrent les femmes. Le 16 mai, une marche au centre de Santiago a réuni des dizaines de milliers de participant·e·s, dont beaucoup d’hommes jeunes.

Une enquête d’opinion réalisée par l’entreprise Cadem peut indiquer avec quelle force la vague féministe devra frapper au Chili pour abattre les hautes falaises du conservatisme: 69% des personnes questionnées appuient les revendications des femmes, mais 71% ont exprimé leur désapprobation parce que quelques-unes des manifestantes avaient défilé seins nus.

Par ailleurs, le débat se poursuit à propos des tentatives des autorités sanitaires du nouveau président Piñera de permettre que reçoivent des subventions de l’Etat les hôpitaux privés qui refusent d’appliquer la loi sur l’interruption de grossesse qu’avait promulguée Michelle Bachelet durant son dernier mandat présidentiel. Du fait de la force parlementaire des secteurs conservateurs, cette loi créait la figure de «l’objection de conscience institutionnelle», mais le gouvernement Bachelet avait décidé que seraient dénoncées les conventions avec le Ministère de la Santé des établissements qui refuseraient de réaliser des interruptions de grossesse.

Par une campagne lancée par l’Université catholique, qui dispose d’un des plus grands hôpitaux du pays, cette «objection de conscience institutionnelle» est devenue un instrument efficace de boycott de la loi, parce qu’il existe beaucoup d’établissements sanitaires qui sont sous l’influence de l’Eglise. En outre, les pressions peu discrètes de l’Eglise, renforcées encore durant la visite du pape François, ont fait que des dizaines de médecins du système public se sont déclarés objecteurs de conscience, à tel point que dans certaines villes du pays il n’y a pas de professionnels disponibles pour des interruptions de grossesse. Le recteur de l’Université catholique, qui avait ordonné que le drapeau de l’Université serait mis en berne le jour du vote de la loi, est allé jusqu’à déposer un recours en protection contre la loi.

Radiographie d’une inégalité

Les statistiques du Registre civil indiquent que le pourcentage d’enfants hors mariage s’élève à 73%, et bien que 85% d’entre eux soient reconnus par les deux parents, la majorité vit dans des foyers monoparentaux à charge de femmes. Presque le tiers de ces foyers appartient au secteur le plus pauvre de la population. Une enquête réalisée par le gouvernement précédent a révélé que les hommes perçoivent 62,3% des revenus du foyer et les femmes seulement 37,7%, sans que les années d’études diminuent l’écart. Au Chili, les femmes constituent presque la moitié de la population en emploi mais, à égalité de fonction, d’expérience et d’âge, elles peuvent gagner entre 25% et 30% de moins que les hommes.

La discrimination se manifeste dans beaucoup d’autres données: les femmes jeunes (en «âge fertile» selon les firmes de santé privées) paient des assurances maladie jusqu’à 200% plus chères que les hommes, pour les coûts supposés de grossesse; des 61 universités du pays, publiques et privées, seulement trois ont à leur tête une femme, et bien que presque 54% du corps étudiant soit féminin, les femmes ne constituent qu’à peine 44% du corps professoral; malgré la loi des quotas, votée l’année passée, le parlement ne compte que 47 députées sur un total de 205 sièges. Maya Fernández, la petite-fille de Salvador Allende, qui est actuellement la présidente de la Chambre des députés, a raconté récemment à la presse qu’un accord politique spécial avait été nécessaire pour obtenir que cette présidence revienne à une femme durant la législature en cours.

En plus des statistiques d’agressions sexuelles (la direction des délits contre la famille du Service d’enquêtes de la police a publié en avril qu’un délit sexuel était dénoncé toutes les 17 minutes et que l’année 2017 avait vu une augmentation importante), les chiffres de cas de violence révèlent aussi une situation dramatique des femmes chiliennes. Selon le Ministère de la Santé, il y a en moyenne 65 cas d’agressions contre les femmes par jour et les cas sont fréquents d’hommes qui tuent leurs conjointes par jalousie, tentent d’incendier la maison avec la femme et les enfants à l’intérieur, les rouent de coups ou les torturent.

Un des cas les plus horribles qui a eu un grand retentissement ces dernières années est celui de Nabila Rifo, de 28 ans. Son ex-concubin lui a crevé les yeux avec une pierre et elle est restée aveugle. Selon l’information qu’a donnée à Brecha la Corporación Humanas, l’organisation féministe sud-américaine de défense des droits humains et de la justice de genre, qui se consacre à défendre les droits des femmes, plus de 100’000 femmes au Chili dénoncent annuellement qu’elles souffrent de violence domestique. Le nombre peut être bien supérieur, parce que beaucoup de femmes tardent des années à reconnaître qu’elles vivent une situation de violence, soit parce qu’elles ont une relation pathologique avec l’agresseur ou, plus fréquemment, parce que les circonstances économiques et familiales placent des obstacles à une séparation. D’un autre côté, s’il existe bien une ample structure, du gouvernement et des ONGs, pour la protection des femmes maltraitées, bien peu de résultats sont obtenus pour ce qui est du comportement des hommes agresseurs: sur dix qui acceptent de se soumettre à un programme de rééducation, à peine un seul le suit jusqu’au bout, les neuf autres abandonnent en route.

Coutumes, traditions et lois

Le Chili est une société de profondes racines autoritaires et patriarcales. Dans le langage de tous les jours, les femmes sont appelées «niñas», petites filles, ou «chiquillas», gamines. Il n’est pas rare que dans le travail, les hommes s’adressent à leurs collègues femmes en les appelant «m’hijita», ma petite fille. Relations sexuelles et relations de couple sont enveloppées d’hypocrisie et de dissimulation. Les «cafés avec jambes» sont une invention nationale. Ce sont des établissements à la lumière tamisée qui abondent dans le centre de Santiago. Des jeunes femmes peu vêtues y servent des boissons à des employés de bureau et d’autres oisifs et occasionnellement on y pratique la prostitution.

L’adultère n’a été dépénalisé au Chili qu’en 1994. La loi antérieure ne punissait que la femme et pas l’homme, sauf s’il commettait l’infidélité «avec scandale public». Jusqu’à la fin du XXe siècle, le mari était propriétaire et seigneur des biens du ménage. Il y a eu depuis lors plusieurs réformes de la législation mais le mari continue d’être en droit l’administrateur de la société conjugale, bien que la Cour interaméricaine des droits humains ait recommandé en 2003 l’abolition de ce régime.

L’Eglise a joué historiquement un rôle favorable au maintien de la subordination des femmes, avec plus de poids qu’en d’autres pays de la région. L’influence dans certains médias et dans certaines universités d’importance nationale de groupes comme l’Opus Dei, le mouvement apostolique Schoenstatt [communauté catholique qui tire son nom du village où il a été créé en 1914, près de Coblence], ou les Légionnaires du Christ [congrégation créée en 1941 par Marcial Maciel Degollado, elle porte la marque de tous les scandales financiers, pédophiles, etc., qui durent être reconnus par le Vatican fin des années 2000], contribue à maintenir les images traditionnelles des rôles féminins et familiaux.

La campagne des «évangéliques» contre le droit à l’avortement

Ces secteurs conservateurs, auxquels se sont joints ces dernières années les évangéliques, s’opposent en permanence aux campagnes et programmes d’éducation sexuelle ainsi qu’à la rédaction de lois favorables à l’égalité de genre. La vague de dénonciations d’abus sexuels commis par des ecclésiastiques semble avoir affaibli la confiance en l’Eglise comme institution, mais il existe une religiosité sociale qui justifie encore beaucoup de stéréotypes de la famille et de la femme.

Ce n’est pas étonnant que les jeunes chiliennes montent aujourd’hui sur les barricades, dans une sorte de révolution féministe. Cela préoccupe le gouvernement, comme le démontre l’ensemble des mesures favorables à l’égalité de genre annoncées il y a une semaine par le président, Sebastián Piñera. Des mesures qui sont déjà critiquées parce que, entre autres choses, elles ne visent pas à diminuer les coûts de la santé privée pour les femmes – mais à augmenter les coûts pour les hommes – et elles n’incluent pas le problème de «l’objection de conscience institutionnelle» comme instrument de boycott de la loi sur le droit à l’avortement. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, en date du 1er juin 2018 ; traduction A l’Encontre)

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