Par Jacques Chastaing
La présidence égyptienne a rejeté mardi matin, 2 juillet 2013, l’ultimatum de l’armée donnant 48 heures à Mohamed Morsi pour satisfaire les «demandes du peuple» faute de quoi elle imposerait une feuille de route, marquant une escalade dans la crise politique où se trouve plongé le pays le plus peuplé du monde arabe. L’ultimatum, lancé par les militaires qui avaient pris les rênes de l’exécutif pour un intérim controversé entre la chute du président Moubarak en février 2011 et l’élection de M. Morsi en juin 2012, a suivi des manifestations de masse réclamant le départ du président islamiste. Affirmant que «l’Egypte ne permettra absolument aucun retour en arrière quelles que soient les circonstances», M. Morsi s’est posé en garant de la «réconciliation nationale» et de la «paix sociale», alors que l’armée avait déclaré la semaine dernière qu’elle ne laisserait pas le pays «plonger dans un tunnel sombre de conflit et de troubles».
On trouve ici l’analyse du quotidien Le Monde, en date du 2 juillet, à 7h59. Comme pourront le vérifier nos lecteurs et lectrices, un «processus révolutionnaire» implique bien d’autres «acteurs» et pratiques, tels que les décrit et les illustre Jacques Chastaing. (Rédaction A l’Encontre)
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1.- Egypte, 1er juillet, 21h00: Immense fête populaire et…
Partout dans les rues du Caire, les gens descendent dans la rue, se congratulent, s’embrassent et dansent. Il y a encore plus de monde dans les rues qu’hier, le 30 juin. Reste-t-il des gens dans les immeubles? Pour eux, c’est quasi fait, Morsi est «dégagé». Dans tous les cas, le compte à rebours a commencé. Peut-être a-t-il également commencé pour les autres dictateurs en place de la région, mais dans un autre timing?
Même immense joie que lors de la chute de Moubarak, mais cette fois beaucoup sont avertis et ont bien l’intention de ne pas se laisser faire par l’armée. Des chants certes, «l’armée est le peuple sont une seule main», mais aussi «il partira nous resterons»…
Avec 40% des Egyptiens survivant en dessous de la ligne de pauvreté, les hausses de prix, les coupures de courant et d’eau, la pénurie d’essence, des milliers de grèves en quelques mois sur ces sujets, tout nouveau gouvernement devra commencer par régler ça et toute réelle démocratie ne peut se faire sans démocratie sociale et économique. Huit députés viennent de démissionner. Tamarod (Rébellion), qui a initié la pétition de 22 millions de signatures contre Morsi dont l’impact s’est concrétisé dans la journée du 30 juin, vient de dire que la déclaration de l’armée couronne le mouvement du peuple. Tamarod déclare que Morsi n’est plus président et donc que le peuple doit occuper lui-même les deux Palais présidentiels à partir de demain mardi 2 juillet à 17h00.
En même temps Tamarod demande des élections présidentielles anticipées et un gouvernement technocratique de transition présidé par le président de la Haute Cour Constitutionnelle et le Conseil National de Sécurité (l’armée). Le parti al-Nour (salafiste, «La Lumière») vient de dire qu’il avait été neutre pendant les manifestations d’hier, que la déclaration de l’armée était ambiguë et ne protégeait pas le peuple d’une possibilité de dictature militaire.
Des dirigeants des Frères musulmans seraient en train de demander l’asile politique en Europe? Le siège du gouvernorat de Kafr el-Sheikh vient d’être saccagé par la foule mobilisée, le gouverneur, Frère musulman, s’est enfui. Le siège du parti islamiste Al-Wasat a été incendié [ce parti a été créé par Abou Elela Mady en 1996 en tant que scission des Frères musulmans; il n’a pas été reconnu par l’ancien régime, ni en 1996 et ni en 2009 par la Commission de reconnaissance des partis dirigée par un représentant des Parti National Démocratique de Moubarak; Al-Wasat sera reconnu en 2011; il se réclame de l’«idéologie» de l’AKP truc d’Erdogan.]
Manifestations géantes partout en Egypte. L’armée s’est emparée du siège du gouvernorat de Fayoum et a arrêté le gouverneur.
2.- Egypte, 1er juillet, 22h00: Explications et récit d’une rue qui démet un président élu
Explications. Avec l’affaiblissement progressif du pouvoir des Frères musulmans, sur fond de records historiques de grèves et de protestations depuis des mois, puis des manifestations massives du 30 juin contre Morsi et enfin de l’ultimatum de ses organisateurs pour que Morsi «dégage» – ultimatum qui arrivait à échéance mardi 2 juillet à 17 heures – faute de quoi, ils appelleraient à une grève générale illimitée et à un mouvement de désobéissance civile jusqu’à la chute du régime. L’armée, afin de voler au peuple la deuxième révolution qui venait, a décidé de réitérer son coup de janvier 2011, lorsque devant la menace d’une grève générale, elle avait décidé de laisser tomber Moubarak.
Mais il y a plusieurs différences importantes entre aujourd’hui et il y a deux ans.
• D’une part, Morsi avait été élu et la rue vient de démettre un président élu. Ce qui est quelque chose qui ne s’oublie pas. Moubarak était un dictateur classique avec des élections bidons. Morsi était aussi un dictateur, les élections qui l’ont mené au pouvoir étaient truquées, mais beaucoup de gens avaient eu le sentiment de participer à une véritable élection démocratique, en tout cas en comparaison avec ce qui se faisait auparavant.
Renverser un président élu par la rue, car même si c’est l’armée qui met la dernière main, c’est le mouvement populaire qui a fait l’essentiel, c’est légitimer la révolution conte les élections. C’est dire: si vos élus ne tiennent pas leurs promesses, vous n’êtes pas obligés d’attendre les prochaines élections, vous pouvez les renverser avant.
C’est vous le vrai pouvoir, le peuple, la rue, la révolution. C’est pour ça que les Etats-Unis sont gênés d’abandonner un président élu, Morsi. Ils légitimeraient ainsi tout ça.
Donc aussi pour ailleurs: partout dans le monde vous pouvez renverser ceux que vous avez élus et qui vous trompent. Cela fait du monde. Et si on pense à la Turquie, au Brésil, à la Tunisie, à la Bulgarie, au Chili, à la Bosnie, à la Grèce, à l’Espagne, à l’Italie et tellement d’autres, ça risque de ne pas tomber dans les oreilles de sourds.
• Mais, d’autre part, il y a autre chose. Contrairement à il y a deux ans, s’il est possible qu’encore bien des Egyptiens se fassent des illusions sur l’armée, notamment tous les primo-manifestants qu’on a vus hier, il y en a bien d’autres, des centaines de milliers, qui ont souffert dans leur chair et fait consciemment l’expérience répressive du régime militaire en se battant contre le gouvernement du CSFA au moins d’octobre 2011 à juin 2012.
Ils sont férocement hostiles à l’armée et s’en méfient comme de la peste. La marge de manœuvre de l’armée est donc fort rétrécie, mise sous la surveillance des meilleurs militants de la révolution. Si l’armée prend le pouvoir, à chaque faux pas, elle sera la cible de leurs critiques et attaques. Et les soldats tous comme les policiers sont beaucoup moins sûrs pour les généraux qu’il y a deux ans. Il est fort probable que s’il leur faut à nouveau réprimer un peuple qui lutte, ils pourraient ne plus l’accepter. Et il n’y aura plus la religion pour aider le sabre. En tout cas, beaucoup moins.
Or le prochain gouvernement, provisoire ou pas, militaire ou pas, devra faire face aux multiples luttes sociales et économiques qui ont parsemé les premiers mois de 2013 et qui continueront, voire probablement s’amplifieront.
Car si l’on renverse un gouvernement, beaucoup se diront probablement c’est pour qu’il change quelque chose. La faim n’a pas de patience et la situation économique se détériore très rapidement.
S’il y a un pouvoir militaire, il risque bien d’être un colosse aux pieds d’argile et si l’armée s’écroule après le «goupillon», il n’y a plus rien pour protéger les possédants et leurs propriétés.
C’est pourquoi, indépendamment de leurs calculs, ce serait important que, dès aujourd’hui, le 2 juillet, les gens se saisissent de la rue, des places et demain dès 17h00 des Palais présidentiels, des Gouvernorats, des Municipalités… – ce qu’ils ont commencé à faire – chassent les Frères musulmans, mais aussi les Felloul [les «résidus qui étaient aux manettes sous Moubarak, avec leur présence encore dans le divers «centre de pouvoir»], avant l’armée, avant la fin de l’ultimatum de l’armée, pour le «pain, la justice sociale et la liberté».
On chante et danse partout, dans les rues, le métro, les bus, sur les balcons… La TV d’Etat, aux mains des militaires, ne cesse de passer des messages et images anti-Morsi. Auparavant, la chaîne de TV d’Etat passait des messages pro-Morsi. Beaucoup de femmes dans les rues, heureuses d’être débarrassées de la tutelle islamiste
3.- Egypte, 2 juillet, 0h15: après la fête, les affrontements ?
Place Tahrir, c’est un festival de chants et de feux d’artifice qui n’arrêtent pas depuis plus de 6 heures, tout comme devant le Palais présidentiel où la foule est toujours si immense.
De gigantesques manifestations anti-Morsi du même type dans la plupart des villes d’Egypte. C’est la fête mais pas partout.
A Mahalla, principale ville ouvrière d’Egypte, les manifestants ont décidé de mettre en pratique immédiatement la grève générale et la désobéissance civile.
Morsi semble avoir renoncé ce soir à faire une déclaration. Il aurait été fait prisonnier – sous toute réserve – par la Garde républicaine. On parle d’une rencontre entre Morsi et le général Abdel Fattah al-Sissi, le patron du Conseil supérieur des Forces armées.
Des manifestations pro Morsi se déroulent actuellement. Il n’y a pas de comparaison de taille entre les immenses manifestations anti-Morsi et les moyennes ou petites en sa faveur.
Cependant les Frères musulmans n’ont pas abandonné; on compte des dizaines de milliers de manifestants à Raba’a Adawya au Caire pour Morsi et contre la dictature militaire. Des centaines devant l’université du Caire. Des dizaines de milliers d’autres marchent à Marsa-Matruh en scandant des slogans contre le CSFA. Manifestations moyennes ou petites pour Morsi et contre le CSFA à Giza, Qena, Arish, Sohag, Suez, Assiut et Minya. Des centaines de supporters de Morsi ont pris les rues à Al Tor city dans le Sud-Sinai.
Affrontements violents à Fayoum, Beni Suef et surtout à Suez entre pro et anti Morsi. Le quartier général des Frères Musulman brûle à Assiut. L’armée intervient. Une rumeur dit que l’armée pourrait intervenir pour «protéger» les manifestants anti-Morsi des attaques des Frères musulmans place Tahrir et devant le palais présidentiel. Protéger des millions contre des milliers?
Une conférence de presse, ce soir, des Frères musulmans et des alliés islamistes refuse la déclaration du CSFA, dénonce un coup d’Etat et appelle tous les Egyptiens à descendre dans la rue pour défendre la légitimité de la loi (!) et des élections (!), bref la guerre sainte pour la démocratie représentative. Obama va apprécier!
De cette confusion, on peut être quasi certain qu’une majorité d’Egyptiens saura saisir non pas de qui on peut «espérer un salut», mais ce qu’ils veulent, eux, quels sont leurs objectifs, ceux qui leur appartiennent et qu’ils définiront. Car, sur le fond, ils ont été définis il y a déjà deux ans: Pain, Justice sociale, Liberté.
Images des manifestations pro-Morsi montrées par la chaîne TV des Frères musulmans qui multiplient les chiffres de participation. Par exemple plusieurs millions à Rabaa, alors qu’ils ne sont que plusieurs dizaines de milliers. Il est possible que les photos ci-dessous soient des vieilles photos de vieilles manifestations. Ils sont coutumiers du fait.
4.- Egypte, 2 juillet 2013, 8h45: Une immense fête toute la nuit, les Frères musulmans résistent
Toute la nuit, ça a été une immense fête pacifique place Tahrir et devant le Palais présidentiel Ittahidiya à Héliopolis, lointaine banlieue du Caire. Parmi les chants et les slogans, un qui peut être significatif, après les «A bas Morsi» c’est «A bas les moutons» visant les Frères musulmans, mais aussi, à travers ça, les manifestants affirment qu’ils ne seront plus jamais les moutons de qui que ce soit, religieux ou militaires.
Une fille est née cette nuit place Tahrir, baptisée Tamarod. A Louxor, Kafr el Sheikh et Mahalla, les manifestants ont anticipé l’appel à la désobéissance civile pour aujourd’hui 17h, en assiégeant les gouvernorats.
A Kafr el Sheikh, ils auraient pris le bâtiment du gouvernorat. A Sharqiya, les habitants d’un immeuble ont chassé du bâtiment les Frères musulmans.
Ce matin, une déclaration de la présidence égyptienne a rejeté l’ultimatum de l’armée et celui du peuple au nom de la légitimité électorale. Une autre déclaration de la présidence a appuyé ce rejet par le fait qu’Obama aurait téléphoné cette nuit à Morsi pour lui dire son soutien.
La Maison Blanche dit qu’Obama a affectivement téléphoné à Morsi, mais pour seulement dire son «inquiétude». Pour les Egyptiens, Obama a choisi son camp… il soutient Alqaïda, le Jihad islamique, le Hamas et la Jamaa Islamya… [des militants d’Hamas –Palestine – semble avoir tiré, hier, à balles réelles sur les manifestants]
Les islamistes et les Frères musulmans ont décidé de se battre, car ils craignent qu’ils soient les boucs émissaires de la prochaine période. Les anciens moubarakistes voulant se venger, les anciens de la police et l’armée aussi. Et surtout la population les hait comme jamais aucun régime n’a été haï.
Les commerçants islamistes craignent pour leurs magasins, déjà quelques-uns ont été pillés, d’autres pour leurs maisons ou voitures, leur vie tout simplement. Certains dirigeants des Frères musulmans ont fui le pays.
Le parti salafiste Al Nour a déclaré qu’il se prononçait pour un gouvernement technique préparant des élections présidentielles anticipées. Sûrement en 1356! [14 mars 1937 dans le calendrier chrétien]
Les chefs de la police soutiennent l’ultimatum des militaires. Six ministres ont démissionné du gouvernement( d’autres informations selon la Middle East News Agency disent 12 ministres et 3 gouverneurs ont démissionné).
Affrontements cette nuit à Giza entre la police et les Frères musulmans. Quatre militants du Hamas qui tiraient sur la foule et lançaient des grenades depuis le siège national des Frères musulmans à Moqattam (Le Caire), auraient été lynchés par la foule, qui, après avoir brûlé le bâtiment, l’occupe.
La situation à Assiut est peut-être emblématique de ce qui va se passer. C’est une ville de la Haute Egypte où il y a beaucoup de Coptes, jusque-là sous contrôle de la Jamaa al-Islamiya, une organisation terroriste islamiste qui soutient le gouvernement de Morsi. La ville vivait sous la terreur.
Or dimanche 30 juin, il y a eu plus de 50’000 manifestants (5 fois plus que pour la chute de Moubarak) montrant un courage incroyable pas atteint au moment de la chute de Moubarak, car la Jamaa al-Islamiya et les Frères musulmans n’hésitent pas à tuer, ayant déjà fait plus de 1000 morts sur les dernières années.
Et lundi 1er juillet les manifestants étaient à nouveau des dizaines de milliers cette fois-ci à assiéger le siège des Frères musulmans, d’où les Frères et les terroristes de la Jamaa al-Islamiya tiraient sur la foule et la police qui avait pris position pour les manifestants qui criaient «Assiut dit aux terroristes que les chrétiens et les musulmans sont unis». En fin de journée, le siège des Frères musulmans était brûlé et détruit par les manifestants qui criaient «Victoire». Bref ce n’est pas la police ou l’armée qui a gagné, c’est le courage populaire. Ce qui pourrait se passer sur tout le pays, dès cet après-midi.
En fait peu à peu émerge de tout cela une conscience, qui se dit, que la démocratie de la rue est plus importante, plus juste que la démocratie des bulletins de vote. Que c’est ça la révolution.
Par ailleurs, on voit que les soutiens politiques de l’armée, en Egypte comme ailleurs, prennent prétexte d’un risque de chaos, de guerre civile ou bain de sang – déjà avant le 30 juin – encore plus maintenant où les Frères musulmans ont décidé de résister, pour demander, justifier une intervention de l’armée.
A ce moment, ils pourraient faire passer cela, non pas comme une interruption du processus démocratique électoral, mais comme une nécessité de force majeure, pour éviter le chaos né de l’opposition entre deux camps. Et Obama pourrait alors soutenir l’armée. Plus, il y a de sang, plus ça les arrange. En même temps, ils craignent aussi, en ce cas, une deuxième insurrection populaire qui les renverserait eux aussi (les militaires), l’armée se dissolvant dans l’insurrection.
«La Rage» de la chanteuse rap française Kenny Arkana commence à faire un tabac en Egypte. Ici, chanté en français, sous-titré en anglais
J’habite en Egypte depuis 14 ans. j’ai 66 ans. j’admire ce peuple pour son courage et son refus de la manipulation des puissances européennes. Je ne vois pas pourquoi les FM devraient régner dans tout le Moyen Orient avec un projet avoué d’islamiser l’Europe. Je ne vois pas pourquoi les égyptiens n’auraient pas le droit à la “vraie” democratie et à se rebeller contre une prétendue élection honnête d’un homme qui se comporte comme un dictateur depuis un an qu’il est au pouvoir. Des prix galopants, des pénuries d’electricit?, d’essence et de diesel, des décisions affirmant la volonté de supprimer l’art (danse, opéra…), un fanatisme excluant les musulmans qui ne rejoignent pas la bannière de Morsy et les traitent d’athées: voilà les Frères Musulmans. Pourquoi les soutenons-nous au nom d’une démocratie dont nous avons perdu le sens? Peupe, égyptien, je t’aime. Tu es un exemple!
Je vis en Egypte depuis 15 ans et j’aime ces Pharaons Incroyables . Très bonne synthèse objective