Turquie. Les protestations de Gezi-Taksim: un jalon historique

Erdogan: le néo-califat?
Erdogan: le néo-califat?

Entretien avec Erol Balkan et Ahmet Öncü conduit par Kivanç Özvardar

Les protestations du parc de Gezi à Istanbul sont devenues durant ces dernières semaines un centre d’attention non seulement en Turquie mais dans le monde entier. C’est une révolte imprévisible quantà son échelle, son influence, l’intensité du ressentiment et du courage qu’elle exprime, la détermination et la confiance en soi de masses de gens, parmi lesquels beaucoup n’avaient ni affiliation politique ni expérience. C’est une évidence de dire maintenant que le mouvement n’a pas pris naissance que sur le problème initial de la destruction de « quelques arbres » pour faire place à un centre commercial ou à une caserne de style ottoman kitsch. Il s’agissait essentiellement de revendications sur des droits humains de base ou sur le droit de revendiquer des droits.

Mais quels étaient les grands enjeux ? Quels événements ont-ils conduit à ces émeutes ? Pourquoi la place Taksim est-elle si importante pour le peuple turc ? Et cette révolte sera-t-elle un facteur permettant d’en finir avec la transformation non achevée du Premier ministre Tayypi Erdogan ?

Un professeur d’économie à l’Université de Hamilton [au Canada], Erol Balkan, et un professeur de sociologie à l’Université de Sabanci [à Istanbul], Ahmet Öncü, étudient ces questions depuis des années. Dans le livre sur lequel ils sont en train de travailler avec un autre professeur d’économie à l’Université de Hamilton, Nesecan Balkan, intitulé The Neoliberal Lanscape and the Rise of Islamic Capital, ils analysent le contexte économique et social qui est à la base de ce mouvement. Selon Balkan et Öncü, les protestations du parc de Gezi devront se développer dans le futur en un mouvement nouveau, plus fort et plus inclusif. Ils ont été interrogés par Kivanç Özvardar, un journaliste turc qui écrit régulièrement pour l’hebdomadaire en langue turque Ekonomist et travaille aussi en tant que reporter indépendant sur différentes questions politiques.

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Kivanç Özvardar (KÖ): Pourriez-vous expliquer les facteurs qui ont conduit aux protestations de Gezi?

Erol Balkan (EB): La Turquie est un pays qui, depuis le début des années 80, sous le gouvernement de Halil Turgut Hözal [ingénieur, puis cadre ans le Ministère de la Planification, ayant travailler à la Banque Mondiale de 1971-1973, se recyle dans le business; il va créer le Parti de la Mère Patrie et devient le Premier ministre de 1983 à 1993, avec deux mandats; mort de manière curieuse lorsqu’il était encore Premier ministre] mis en place des politiques néolibérales à grande échelle. L’AKP [le Parti pour la Justice et le Développement, dit «islamiste modéré»] a poursuivi avec ces politiques et a rendu effectives des politiques de privatisation additionnelles qui ont débouché sur une accumulation de capital gigantesque. C’est là un cas très typique d’ «accumulation par dépossession.» [référence à la «théorie» de David Harvey] De plus, le gouvernement AKP a commencé récemment à s’approcher de la sphère publique desdites  classes moyennes à travers un processus dit de  «transformation urbaine».

: Est-ce que ce processus d’accumulation de capital a créé sa propre classe sociale ?

EB : Oui, cette «accumulation par dépossession» a créé une bourgeoisie islamique et une classe moyenne qui ont bénéficié immensément de ces politiques. Lorsque le gouvernement a commencé à interférer avec le mode de vie de la classe moyenne urbaine par des restrictions sur ses libertés individuelles (telles que des régulations concernant la consommation d’alcool), cela a provoqué une forte réaction. C’est différent du mouvement Occupy Wall Street qui a émergé en tant que réaction antisystème.

Ahmet Öncü: On peut voir la scission existant à l’intérieur même de la bourgeoisie turque à travers la compétition entre MÜSIAD [organisation des industriels créée à Istanbul en 1990] et TÜSIAD [Organisation patronale créée en 1971 qui réunit les dirigeants des grandes firmes]. Si nous considérons le contexte global, le capital international a cherché des nouvelles opportunités d’investissement. L’AKP a assuré la stabilité pour les investissements directs extérieurs tout en «boostant» simultanément la croissance de petites et moyennes entreprises en Anatolie. Il a été capable de transformer son pouvoir économique en une force politique forte. L’AKP a toujours été opposé au kémalisme [1] et a soutenu le libéralisme. Il a également soutenu la demande d’adhésion à l’Union européenne (UE) et a adopté des politiques néolibérales qui stimulent la croissance plutôt que le plein-emploi.

b843: Pensez-vous que les protestations aient exposé des vulnérabilités au sein de l’économie? Les tensions politiques ont-elles affecté l’économie qui a jusqu’ici été décrite comme étant stable et en plein boom?

EB : Le moteur de la croissance économique des dix dernières année n’était pas dû avant tout à des hausses de la production industrielle et du niveau technologique ou l’augmentation de la compétitivité de l’économie, mais plutôt une croissance de l’afflux des flux de capitaux à court terme (hot money). L’accumulation de capital basée sur la «dépossession» durant les dernières dix années a été si énorme dans son ampleur qu’elle a surpassé l’accumulation totale des décennies précédentes.

Mais, aujourd’hui, une discussion a commencé sur la fragilité de l’économie turque. La semaine passée, des agences de notation de crédit ont déclaré que la protestation n’affecterait pas la notation de la Turquie. Dans le même temps, on demandait instamment aux capitaux étrangers de ne pas quitter le pays. Le gouvernement est préoccupé par une fragilité économique croissante et par une possible fuite de capitaux qui pourrait conduire à une crise économique.

: Pendant des années, l’idéologie néolibérale des privatisations est restée incontestée dans l’ensemble de la société, malgré les sérieux efforts que des associations professionnelles et des syndicats ont fait pour la contrer. Dans un tel milieu politique et idéologique, des profits énormes ont été générés pour le capital étranger. L’AKP a fait usage de cet environnement à son avantage. Bourgeoisie islamique et «classe moyenne» [salarié·e·s qualifiées et rpfessions libérales] ont émergé de cette conjoncture. Les gouvernements AKP étaient également soutenus par les médias, soit directement, soit par consentement passif.

 : Pensez-vous que l’AKP ait compris le message de ce mouvement ?

 : Je pense que la base de l’AKP a compris le message, mais Erdogan et son cercle non. Les caractéristiques personnelles d’Erdogan jouent un rôle important dans cette conjoncture. Il a une approche autocratique inspirée par le mantra néolibéral selon lequel «il n’y a pas d’alternative». Un certain fanatisme est apparent dans cette situation. Les fanatiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les autres; si un fanatique détient le pouvoir, il ou elle tend à ignorer les autres.

: Comme cela a été démontré pas des études récentes, les protestataires appartiennent à des segments, groupes politiques et des ONG très différents, mais ce qui est le plus intéressant, c’est que beaucoup sont non affiliés. En tant que sociologue, comment expliquez-vous cette structure ?

: Nous voyons l’émergence de deux nouveaux pôles dans la politique turque: l’anti-fanatisme versus le fanatisme. Il n’y a pas de place pour le fanatisme dans la démocratie. En théorie politique, on peut parler de deux différentes formes de politique: il y a la politique ami/ennemi et la politique entre amis. Où il y a du fanatisme, nous pouvons parler de politiques ami/ennemi. Mais dans une démocratie, même si vous n’êtes pas d’accord avec l’ «autre», vous devez reconnaître les droits et libertés de cet «autre». Vous avez l’obligation de traiter l’ «autre» comme un «ami»; le respect mutuel est essentiel. Les gens dans le parc de Gezi comprennent tout à fait ce qu’est cette «amitié démocratique». A mon sens, c’est un jalon essentiel dans l’histoire de la Turquie.

EB: Cela me rappelle l’un des meilleurs slogans du mouvement Occupy: «Soyons d’accord de ne pas être d’accord».

: Selon vous, comment ce processus va-t-il évoluer ?

: Je pense qu’il est maintenant temps de discuter sur la possibilité de construire un gouvernement plus démocratique en opposition à celui, indiscutablement autocratique, que nous avons maintenant. L’aspect économique de ce processus sera le facteur le plus déterminant. Partout dans le monde, et spécialement dans les pays de l’UE, les débats politiques récents ont surtout porté sur le fait de savoir si démocratie et capitalisme pouvaient être réconciliés. Le capitalisme turc a survécu aux défis de la récession économique globale avec un succès relatif en comparaison avec l’UE. Ce que nous voyons en Turquie aujourd’hui n’est donc pas une protestation anticapitaliste; c’est plutôt une protestation contre les décisions et options antidémocratique d’un gouvernement de plus en plus autocratique.

 : Pensez-vous que les réactions internationales auront de l’effet? Quelles seront les impacts économiques du mouvement Occupy Gezi?

EB : Les flux de capitaux internationaux craignent les instabilités politiques. Si les tensions politiques et sociales prennent de l’ampleur, alors les investissements étrangers perdront confiance et se retireront du marché turc. La survie de ce gouvernement dépend d’une économie forte et stable qui à son tour est subordonnée à des entrées de capitaux étrangers. C’est dans le meilleur intérêt du gouvernement que d’agir de manière «restreinte» et d’autoriser qu’il soit fait usage des droits démocratiques et des libertés individuelles.

: Beaucoup de ces protestataires sont des femmes. Ces protestations peuvent-elles être décrites comme un mouvement de femmes?

: Sous le gouvernement de l’AKP, la participation des femmes en tant que force de travail a décliné. La Turquie est un des pays au taux de participation des femmes sur le marché du travail le plus bas. La Turquie a beaucoup perdu en termes d’égalité entre homme et femme. Les femmes ont été éliminées sous ce gouvernement. Pour cela, j’appelle le mouvement actuel le mouvement «Hanimeli», qui signifie littéralement «la main de la femme».

: N’y a-t-il pas de retour en arrière possible de ce mouvement? Pensez-vous qu’il est trop tôt pour dire qu’une nouvelle Turquie est en train de naître?

: C’est un moment politique significatif pour la Turquie et ce sera probablement le pas en avant le plus discuté. Mais nous nous trouvons également à un moment très sérieux pour l’économie. Je pense qu’il y a des groupes à l’intérieur de l’AKP qui ne sont pas en faveur de l’instabilité et c’est un élément qui a toute son importance.

EB : Les économies de marché ne peuvent pas survivre sans une «classe moyenne». C’est pour cela que les gouvernements doivent accorder toute leur attention aux revendications économiques et politiques de la classe moyenne. La classe moyenne n’aime pas les tensions sociales, l’instabilité économique et les incertitudes régionales. Ainsi, la rhétorique du «nous avons 50 pour cent des votes, alors nous pouvons régler le style de vie de tout le monde» est antidémocratique. C’est clairement la dictature de la majorité.

: Des segments laïcs et des segments conservateurs [kémalistes] de la société se sont rencontrés durant ce mouvement: ils ont appris à se tenir aux côtés les uns des autres. Un muezzin [celui qui fait l’appel, donc le membre de la mosquée qui lance l’appel à la prière] n’a pas seulement aidé un groupe de protestataires en les laissant entrer dans sa mosquée, mais il les a également défendus quand ils ont été accusés de blasphème par le Premier ministre.

Ce geste est d’une importance cruciale et sera décisif pour le futur de la Turquie. La démocratie n’est pas une théorie; c’est une pratique. Cela signifie la production de normes qui soient en constante évolution. Comme Wallerstein le dit, ce n’est que graduellement que les mouvements anti-systémiques montrent leur véritable essence. Nous verrons donc le véritable impact du mouvement Occupy Gezi dans trois ou quatre ans. (Publié le 28 juin 201, traduction A l’Encontre)

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[1] «Nationalisme moderniste» issu dum ouvement de Kemal Atatürk. Ce dernier est né en 1881 à Théssalonique et est mort à Istanbul en 1938. Dans le cadre de la lutte de résistance face aux Britanniques, suite à la Première Guerre mondiale, puis aux affrontements contre les Kurdes et les Arméniens, il deviendra le leader militaire et politique qui créa le Parti Républicain du Peuple et imposera, en octobre 1923, une République présidentielle qui va mener une bataille pour la laïcisation et la modernisation de la Turquie. Kemal Atatürkl va dicter un système patronymique, d’où son nom Atatürk: «Le Père des Turcs». (Réd. A l’Encontre,)

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