Par Marie Boëton
Alexandre Dhaussy aurait pu rester un garçon sans histoire. Comment, à 22 ans, ce jeune homme issu d’une famille française intégrée et aisée, a-t-il pu basculer dans l’intégrisme islamiste le plus radical? Comment en est-il arrivé à se faire appeler Abdelillah, à refuser tout emploi au contact des femmes et à répondre de «tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste» après l’agression d’un militaire en gare de la Défense le 25 mai dernier?
Les Britanniques se posaient les mêmes questions, quelques jours auparavant, face à la folie meurtrière de Michael Adebolajo, qui assassinait en plein Londres un jeune militaire à coups de machette. Le tout au nom «d’Allah». En avril, c’était autour des Tsarnaev de bouleverser l’Amérique en perpétrant un attentat contre le marathon de Boston, qui faisait trois morts. L’an dernier, c’est Mohamed Merah qui avait semé la terreur à Montauban, puis à Toulouse, en faisant sept victimes, dont trois enfants d’origine juive.
On est loin des actions terroristes revendiquées par Al-Qaida au début des années 2000. À l’époque, les attentats se préparaient sur plusieurs années à l’aide d’agents dormants. Il s’agissait alors de mener des actions d’envergure en vue de faire le plus de victimes possible. Les nouveaux terroristes, eux, opèrent seuls, sans soutien logistique et choisissent leurs cibles au dernier moment. L’heure est au «terrorisme low-cost».
Premier point commun à eux tous: l’exclusion
Qui sont ces apprentis djihadistes? Quel est leur profil psychologique? À quel corpus religieux se réfèrent-ils? Comment les repérer? Premier point commun à eux tous: l’exclusion. «Elle est à la fois sociale, professionnelle, parfois culturelle et s’accompagne d’un vrai malaise identitaire», note Farhad Khosrokhavar, sociologue à l’EHESS et spécialiste de l’islamisme. Elle peut être récente comme plus ancienne. Chez Mohamed Merah, placé dès le plus jeune âge en foyer, ce sentiment date de l’enfance. Pour d’autres, elle prend plutôt la forme du déclassement à l’âge adulte. C’est le cas d’Alexandre Dhaussy, fils d’ingénieur, lui-même homme à tout faire dans une boucherie hallal.»
C’est à l’aune de ce mal-être qu’on peut comprendre pourquoi ces apprentis djihadistes filment leur passage à l’acte (comme Mohamed Merah ou Michael Adebolajo). «Il y a chez ces apprentis djihadistes une recherche éperdue de visibilité, décrypte Farhad Khosrokhavar. En laissant une trace vidéo, ils ont le sentiment de s’approprier un espace public dont ils étaient jusqu’ici totalement exclus et de gagner une certaine forme de notoriété.»
«Des personnalités ‘borderline’»
L’exclusion n’explique pas tout. «Ces jeunes, analyse l’anthropologue Dounia Bouzar, présentent souvent aussi des personnalités “borderline”: ils sont en recherche de limites, d’où leur extrême violence.» La plupart d’entre eux ont versé dans la délinquance avant de se tourner vers le djihad. «C’est la même violence, mais mise au service d’une autre cause. Une cause soi-disant plus pure et donc plus valorisante à leurs yeux», ajoute la chercheuse.
Comment expliquer chez ces jeunes en perte de repères une telle fascination pour l’islamisme le plus radical? «L’incarnation du réprouvé aujourd’hui, c’est l’intégriste musulman, analyse Séverine Labat, spécialiste du terrorisme islamiste au CNRS. Qu’un individu marginalisé ressente une certaine communauté de destin avec lui n’a rien d’étonnant.» Et ce même lorsqu’on est issu d’une famille non musulmane (comme Michael Adebolajo ou Alexandre Dhaussy).
Pour Farhad Khosrokhavar, l’attrait du fondamentalisme musulman s’explique surtout par son corpus de valeurs simplistes. «Pour un jeune sans repères, la vision du monde véhiculée par l’intégrisme musulman a ceci de rassurant qu’il est très binaire: un monde divisé entre le bien et le mal, entre les musulmans et les impies, c’est très rassurant.»
Ils s’«auto-endoctrinent» sur Internet
L’islam, lui, reste largement méconnu de ces jeunes. Il est rare qu’ils fréquentent la mosquée du quartier, trop modérée à leur goût. Tamerlan Tsarnaev, auteur de l’attentat de Boston, n’hésitait pas à interrompre le prêche du vendredi – jugé pas conforme à ses canons – jusqu’à ce qu’il finisse marginalisé par sa communauté. Les djihadistes finissent même par se couper des communautés salafistes.
«Ces dernières sont certes fondamentalistes et rétrogrades mais, contrairement aux djihadistes, elles n’appellent pas à la violence», précise Dounia Bouzar. Isolés, les apprentis terroristes finissent donc par se retourner vers le Net. Là, au contact des prêches les plus radicaux mis en ligne, ils s’«auto-endoctrinent».
C’est seuls aussi qu’ils passent à l’action terroriste. Ils usent le plus souvent de moyens dérisoires (une machette pour Michael Adebolajo, un cutter pour Alexandre Dhaussy). Sans soutien logistique de la part de réseaux organisés, ces jeunes sont appelés «loups solitaires». Ce type de passage à l’acte isolé est vanté depuis plusieurs années maintenant par Al-Qaida au Maghreb islamique.
Solitaires par nécessité plus que par tactique
Et pour cause: les autorités ont le plus grand mal à déjouer ce genre d’actes. «Je ne suis pas sûr toutefois que les terroristes dont on parle ici agissent en solitaires par stratégie, nuance Farhad Khosrokhavar. Selon moi, ils sont avant tout incapables d’organiser un réseau digne de ce nom et de monter une action d’ampleur. Ils sont beaucoup trop déstructurés pour cela.» À l’entendre, ils agiraient en solitaires par nécessité plus que par tactique.
Une chose est sûre: ces actions solitaires compliquent la tâche des services de renseignement. Esseulés, ces néo-djihadistes sont forcément moins repérables. Et quand ils le sont, leur profil atypique et leur radicalisation rapide (quelques mois parfois) peuvent amener les agents du renseignement à sous-estimer leur dangerosité.
Les magistrats, eux, s’avouent juridiquement désemparés face à ces profils. «Pour procéder à une interpellation préventive, je ne dispose quasiment que d’un outil: l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, explique le juge antiterroriste Marc Trévidic. Or là, je suis face à des individus isolés, on ne peut donc pas à proprement parler d’association.» Comment intercepter une conversation téléphonique évoquant un attentat en préparation… lorsque l’intéressé s’y prépare seul?
A la limite du terrorisme et de la pathologie mentale
Dans ce type de configuration, certains vont d’ailleurs jusqu’à questionner la qualification de «terrorisme». «Parfois, on se retrouve face à un terrorisme que je qualifierai presque de pulsionnel», estime le juge d’instruction. Un spécialiste du radicalisme musulman au ministère de l’intérieur va plus loin: «On a de plus en plus affaire à des individus déséquilibrés. Pour moi, on est à la limite du terrorisme et de la pathologie mentale.» À l’entendre, les services sociaux et médicaux seraient presque mieux «équipés» que les services secrets pour détecter ce type de profils.
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Article publié dans La Croix, le 1er juillet 2013
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