Egypte. Contrôler l’espace numérique avec l’aide des firmes technologiques

Par Samuel Woodhams

Le premier président civil démocratiquement élu d’Égypte, Mohammed Morsi, est décédé le 17 juin 2019 alors qu’il comparaissait devant La Cour suprême au Caire. Cependant, lorsque la nouvelle de sa mort s’est répandue dans tout le pays, il n’y avait pratiquement aucune référence à son rôle antérieur de chef d’État. Au lieu de cela, le même reportage de 42 mots a continué de paraître dans la presse écrite, à la télévision et à la radio:

«Mohammed Morsi est mort hier lors de son procès dans une affaire d’espionnage. Le défunt a demandé la parole au juge et la cour lui a donné la permission. Après l’ajournement de la séance, il s’est évanoui et est mort. Le corps a été transféré à l’hôpital et les procédures nécessaires sont en cours.»

Six ans seulement après avoir été chassé du gouvernement lors d’un coup d’Etat sanglant du président actuel, Abdel Fattah al-Sissi, l’héritage de Morsi avait déjà été réduit à ces quelques mots. Comme on pouvait s’y attendre, les allégations selon lesquelles le rapport venait directement du gouvernement ont rapidement commencé à circuler.

Ces allégations ont apparemment été confirmées par un événement particulièrement bizarre le lendemain. Nosha Darwish rendait compte de l’événement lors d’une émission en direct sur Extra News TV lorsque, après avoir lu le rapport du téléprompteur, elle a fini par le lire à voix haute: «Envoyé d’un appareil Samsung.»

La nouvelle de cet envoi inhabituel s’est rapidement répandue sur les médias sociaux et, pour beaucoup, a mis en évidence le contrôle quasi total de l’Etat sur les médias traditionnels. Selon Hussein Baoumi, chercheur d’Amnesty International en Egypte, cela ne fait que confirmer ce que l’on sait depuis longtemps: «Les agences de sécurité envoient des messages ou des courriels aux chaînes de télévision, leur donnant un script sur la façon de couvrir un sujet d’actualité ou une question spécifique.»

Il y a un prix élevé à payer pour s’élever contre le régime égyptien. En fait, comme l’indique clairement Wael Eskandar [journaliste indépendant] depuis l’arrivée au pouvoir du président Sissi en 2013, le pays a été soumis à un «état de répression sans précédent». Le régime a réprimé la liberté de la presse, arrêté des milliers de dissidents, arrêté des milliers d’opposants et même des sympathisants loyaux et fait disparaître de force un grand nombre de ceux qui contestent le pouvoir étatique. Le gouvernement a considérablement renforcé son contrôle sur les médias, jusqu’à la rédaction de la copie des rapports qui peuvent être diffusés, ce qui montre à quel point le régime de Sissi a l’intention de fermer des espaces d’indépendance ou d’une dissidence potentielle.

Pourtant, lorsque les médias traditionnels n’offrent rien d’autre qu’une vision des événements certifiée par l’Etat, les gens se tournent souvent vers d’autres sources pour se renseigner sur le monde qui les entoure. Inévitablement, cela signifie souvent faire usage d’internet, de l’information en ligne. Après tout, c’est un espace plus difficile à contrôler que les médias traditionnels, ce qui en fait un outil essentiel pour exprimer la dissidence depuis au moins le soulèvement de 2011. Comme on pouvait s’y attendre, cette possibilité a fait du domaine numérique une cible majeure de l’ingérence du gouvernement égyptien au cours des cinq dernières années.

Depuis la création du Haut Conseil pour la cybersécurité en décembre 2014, le régime a acquis des capacités technologiques de plus en plus sophistiquées, utilisé des mesures sans précédent pour bloquer l’activité sur Internet, adopté une législation restrictive sur Internet. Il surveille maintenant les utilisateurs et censure les contenus à une échelle jamais vue auparavant. Cela a été facilité en grande partie par des entreprises occidentales, des Etats et des alliés régionaux qui se sont montrés plus qu’heureux de vendre des technologies potentiellement répressives au régime autoritaire, soutenant ainsi les tentatives de Sissi pour éliminer la liberté d’expression en Egypte. Alors que le régime poursuit sa «lutte contre les espaces existants et potentiels où la dissidence pourrait être possible», le domaine numérique est devenu un espace de plus en plus important pour la dissidence , avec les arrestations qui peuvent en découler.

Du barrage de masse aux attaques ciblées

2019 a été une année importante dans la recherche du régime Sissi d’asseoir encore davantage son emprise sur le pouvoir. Le moment le plus important est survenu le 16 avril, lorsque le Parlement a approuvé des amendements constitutionnels qui, s’ils étaient approuvés par le public (référendum), prolongeraient son règne jusqu’en 2030 et «placeraient effectivement l’armée au-dessus de la loi», selon Said Benarbia, directeur de la Commission internationale de juristes pour le Middle East and North Africa Programme

Le lendemain du vote du Parlement en faveur des amendements, l’Autorité électorale nationale a annoncé un référendum public pour permettre à la population de voter sur les changements proposés. Les préparatifs du référendum, qui s’est déroulé du 19 au 22 avril, ont été dominés par la surveillance, la censure et une nouvelle répression de la liberté de la presse, qui a empêché toute chance d’avoir un vote ouvert et démocratique.

Le 9 avril, par exemple, le régime a bloqué l’accès à un site web de campagne indépendant appelé Batel qui peut être traduit par «nul». Le site Web invitait les Egyptiens à faire part de leur intention de voter contre les amendements proposés. Cependant, quelques heures seulement après son lancement, il a été bloqué par les autorités. Malgré cela, des rapports suggèrent qu’il avait déjà obtenu 60’000 signatures au moment où il a été bloqué.

En réponse, les militants ont mis en place plusieurs pages miroirs [copies], mais le dimanche 14 avril, elles ont également été bloquées selon le Netblocks, un organisme international indépendant chargé de surveiller la censure internationale. Dans ses tentatives de blocage du site Web en question, le régime a également bloqué par inadvertance 34’000 autres sites Web qui étaient tous hébergés sur une adresse IP partagée appartenant à Netlify, un fournisseur d’hébergement de domaines.

Malgré cette tentative flagrante d’empêcher la liberté d’opinion et d’expression, la campagne Batel a continué à recueillir des signatures. C’est principalement parce que les citoyens ont pu contourner les obstacles en utilisant les réseaux privés virtuels, bien que l’utilisation de tels outils de contournement ne soit pas sans risques par rapport à l’Etat.

En fin de compte, cependant, le régime a prétendu que 88,8 % des électeurs avaient voté en faveur des changements proposés, bien que les résultats restent entachés d’allégations d’achat de votes. De plus, le taux de participation n’a été que de 44%, ce qui est peut-être révélateur du fait que, pour beaucoup, les résultats ont été, dès le départ, un résultat à oublier.

Magdalena Mughrabi, directrice adjointe d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, a déclaré: «La décision de soumettre ces amendements à un référendum public, dans le contexte de la pire répression de la liberté d’expression et des restrictions sévères imposées aux partis politiques et aux médias indépendants, démontre le mépris du gouvernement égyptien pour les droits de toutes les personnes en Egypte.»

L’interdiction générale, qui a touché par inadvertance des milliers d’URL (Uniform Ressource Locator sur Internet), démontre également la volonté du régime d’étouffer la liberté d’expression par tous les moyens nécessaires, même si elle touche une partie disproportionnée du réseau. Plus tôt dans l’année, le régime a également mené des attaques plus ciblées et plus sophistiquées contre certaines personnes.

En mars 2019, par exemple, Amnesty International a découvert des preuves que des organismes soutenus par le gouvernement avaient lancé une campagne soutenue d’attaques par «hameçonnage ciblé» contre des organisations de la société civile, des défenseurs des droits humains et des médias numériques. Cela fait suite à une vague d’attaques d’hameçonnages similaires qui a été découverte par Citizen Lab en 2017, surnommée Nile Phish.

Les attaques de 2019 auraient touché plusieurs centaines de personnes au cours des premiers mois de l’année politiquement sensibles. Le type spécifique d’attaque, connu sous le nom d’hameçonnage OAuth [Open Authentication avec accès à l’utilisateur], est une attaque simple mais convaincante qui repose sur la création d’applications tierces malveillantes qui peuvent accéder directement à un compte.

Dans ce cas, l’application tierce s’appelait «Secure Email» et se faisait passer pour une mise à jour de sécurité légitime pour le compte Google d’un utilisateur. Cependant, en téléchargeant l’application et en acceptant ses permissions, l’application aurait accès à tous les courriels de l’utilisateur, permettant ainsi à l’Etat d’espionner toutes les communications sortantes et entrantes de sa cible.

Il n’est pas facile d’attribuer de manière concluante l’origine de telles attaques de phishing. Toutefois, étant donné le moment et le choix des victimes, les attaques étaient manifestement motivées par des raisons politiques plutôt que financières. En outre, Amnesty a déclaré que de nombreuses personnes concernées avaient reçu une véritable alerte de Google indiquant que «des attaquants soutenus par le gouvernement tentent de voler votre mot de passe».

Ces exemples ne mettent certes en lumière que deux des différentes stratégies que le régime Sissi a déployées au cours des six derniers mois pour contrôler l’opinion publique, faire taire les critiques et promouvoir un environnement d’autocensure parmi la population. Ensemble, ils démontrent l’intérêt et la capacité du régime à bloquer les contenus et à attaquer les utilisateurs qui menacent son pouvoir, indépendamment des ramifications plus amples.

Pouvoir législatif et impunité de l’Etat

Une grande partie de cet essor de l’activité étatique dans le domaine numérique a été rendue possible par une législation relativement nouvelle qui a renforcé le droit du régime d’intervenir dans le domaine numérique. Le 18 août 2018, le Parlement égyptien a ratifié une nouvelle loi intitulée The Anti-Cyber and Information Technology Crimes Law. Apparemment, il a été conçu pour aider le régime à combattre les contenus extrémistes et terroristes en ligne. Dans la pratique, cependant, elle a été utilisée comme un moyen pour légitimer le type d’appropriation généralisée de contenu qui est monnaie courante depuis 2017.

La loi autorise le blocage de contenus considérés comme «une menace pour la sécurité nationale» ou «l’économie nationale». Toutefois, ces termes sont vaguement définis, la sécurité nationale étant considérée comme «tout ce qui est lié à l’indépendance, à la stabilité et à la sécurité de la patrie, à son unité et à son intégrité territoriale». Ces termes vagues ont, sans aucun doute, stimulé et permis l’appareil de censure de masse de Sissi.

La loi a légitimé le blocage d’au moins 500 sites web depuis 2017. De plus, ceux qui y ont accès par le biais d’une technologie de contournement sont passibles d’amendes et de pénalités considérables. L’article 7 revêt une importance particulière, car il confère à l’Etat le pouvoir de bloquer un site Web lorsqu’il est considéré comme une menace pour la sécurité ou l’économie. En outre, la loi a permis la création d’un système de surveillance complet qui permet à l’Etat de demander les données des utilisateurs aux FAI (Fournisseurs d’accès internet) chaque fois qu’il le juge nécessaire. Il n’est pas surprenant de constater que ce sont ceux qui ont une vision critique du gouvernement qui ont été pris pour cible.

Dans leur étude sur la nature de la censure en Egypte en 2018, l’Open Observatory of Network Interference (OONI) et l’Association pour la liberté de pensée et d’expression (AFTE) ont constaté que les sites Web les plus bloqués étaient ceux des médias, suivis de ceux utilisant des outils de contournement et les organisations des droits humains. Elle a conclu que «la censure d’Internet en Egypte semble être devenue plus dynamique, plus sophistiquée et plus omniprésente» – une tendance qui s’est poursuivie depuis la publication du rapport [2 juillet 2018].

Quelques semaines à peine avant l’adoption de la loi anticyber de 2018, le Parlement égyptien a également adopté une loi qui classait les blogs et les comptes de 5000 utilisateurs comme médias sociaux, les soumettant ainsi au même niveau de contrôle et les exposant au même risque de blocage, de poursuites et d’emprisonnement pour publication de désinformation ou d’incitation à enfreindre la loi.

L’approche du régime en matière de censure numérique a également des objectifs et des ramifications géopolitiques importantes. Comme l’a constaté Helmi Noman [Université Harvard, «Berkman Klein Center Research Publication», 26 janvier 2019], l’Egypte bloque régulièrement les contenus numériques provenant d’Iran, du Qatar et de tous les sites affiliés aux Frères musulmans. Helmi Noman note que «le filtrage géopolitique d’Etat à Etat de l’Internet devient la norme dans la région». Bien que cela ne soit pas surprenant dans un Etat clairement disposé à bloquer tout ce qui contredit son discours officiel, cela montre que l’appareil de censure ne se contente pas de regarder vers l’intérieur, mais qu’il regarde aussi vers l’extérieur les contenus qu’il considère comme pouvant être déstabilisants.

Technologies étrangères, répercussions sur le marché intérieur

Bien que la majorité des progrès technologiques récents aient eu un impact sur la population égyptienne, une grande partie de la technologie utilisée provient de l’étranger. Malgré ses violations flagrantes des droits de l’homme, le régime de Sissi a bénéficié d’une relation étroite avec de nombreux Etats européens depuis son arrivée au pouvoir en 2013. A bien des égards, ces Etats démocratiques ont facilité – et sont donc complices – de l’appareil de censure de plus en plus sophistiqué.

La France, en particulier, a fourni un certain nombre de nouvelles technologies, allant de la surveillance individuelle à la collecte de données personnelles en passant par les technologies de contrôle des foules. Comme l’a montré un rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, la France et plusieurs entreprises françaises ont participé «à la construction d’une vaste architecture de surveillance et de contrôle des foules visant à prévenir tout mouvement social et dissident».

Abdel Fattah al-Sissi

En outre, des entreprises basées en Israël, en Italie, au Royaume-Uni et aux Emirats arabes unis ont toutes fourni de nouvelles technologies qui ont étayé les tentatives de Sissi de restreindre la liberté d’expression en Egypte. La vente de technologies potentiellement répressives à des régimes autoritaires n’est pas nouvelle. En fait, à l’échelle mondiale, les Etats démocratiques comptent parmi les plus grands exportateurs de technologie qui, aux mains des dictateurs, peuvent leur permettre de garder le contrôle et d’opprimer davantage leurs citoyens.

Des rapports récents ont également mis au jour des sociétés basées en Chine qui fournissent des technologies de surveillance de pointe aux régimes autoritaires en Afrique et dans la région du Moyen-Orient élargi. Semptian (basée à Shenhzen), qui a des liens avec IBM, Google et la société américaine Xilinx, en est un exemple. Selon un nouveau rapport de The Intercept, un employé de Semptian leur avait dit que plusieurs de leurs produits d’application de la loi avaient été distribués dans la région.

L’Egypte a depuis longtemps une importance stratégique pour les puissances à la recherche d’un allié dans la région, ce qui en fait un partenaire commercial particulièrement attractif. Le fait que de tels accords soient souvent opaques, cependant, laisse aux citoyens des deux pays très peu de possibilités de faire pression en faveur d’une responsabilité et de la transparence. L’un des meilleurs exemples d’une telle opacité peut être vu par la publication (fuitée) de l’offre commerciale de 2010 d’une société basée au Royaume-Uni, Gamma, qui détaille la vente proposée de FinSpy, un type de logiciel espion, au gouvernement égyptien.

La lutte pour la liberté numérique

Les régimes autoritaires modernes dépendent de plus en plus des technologies pour opprimer, contrôler et réduire au silence leurs populations civiles. Alors que les arrestations massives, les disparitions forcées et les violations des droits de l’homme se produisent en grande partie dans le monde physique, nous devons être conscients de la manière dont ces actions se traduisent également dans le monde numérique, sont encouragées par ce dernier et interagissent avec lui. Cela nous permet de voir l’ampleur des efforts déployés par un régime autoritaire pour réprimer ses citoyens et nous offre une nouvelle approche pour déterminer qui est également complice de tels actes.

Comme les entreprises et les gouvernements étrangers semblent heureux de continuer à fournir des technologies potentiellement oppressives aux Etats autocratiques, il y a un risque que d’autres régimes suivent l’exemple de l’Egypte et construisent des systèmes de contrôle aussi complexes. Cette tendance a sans aucun doute été exacerbée par le manque de transparence et de responsabilisation entourant ces opérations.

Cela ne veut pas dire, cependant, que la bataille a été perdue. Les méthodes de contournement et les outils de protection de la vie privée numérique mis au point dans le monde entier se perfectionnent au même rythme que la technologie de surveillance et l’appareil de censure égyptiens. Comme pour la détention du monde physique, le monde numérique restera un espace contesté. (Article publié le 22 juillet 2019 dans Middle East Report Online; traduction rédaction A l’Encontre)

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