«La trahison de Varsovie – Une leçon pour notre temps. Le ghetto de Varsovie: 63 jours héroïques»

Derrière le mur du ghetto

Par Jacques

[Pour saisir le contenu de ce remarquable article sur le soulèvement du ghetto de Varsovie, il est utile d’avoir à l’esprit qu’il fut publié le 4 avril 1949 dans Labor Action, vol. 13 n° 14, p. 3.

Labor Action était l’organe du Workers Party (Etats-Unis), organisation issue d’une scission avec le Socialist Worker Party en avril 1940, suite à une différence substantielle concernant la nature de classe de l’URSS que le Workers Party considérait, initialement, comme un Etat dirigé par une «classe d’un nouveau type». Les membres les plus connus du Workers Party étaient: Max Shachtman – ses  écrits peuvent être consultés sur le site marxists.org, certains ont été récemment publiés sous le titre In Defence of Bolshevism, par Sean Matgamna, Phoenix Press, 2018, un bilan politique de la trajectoire de Shachtman a été établi en 1973 par Julius Jacobson, membre alors du Workers Party et proche de Hal Draper; Hal Draper – auteur entre autres de Karl Marx’s Theory of Revolution, en 5 volumes, 1977-1990; C.L.R. James – auteur entre autres de Les Jacobins noirs, écrit en 1938. – Réd. A l’Encontre]

***

Aucune réunion commémorative ne sera organisée à Varsovie en avril [1949] pour commémorer les soulèvements désespérés du ghetto juif qui ont eu lieu le 19 avril 1943. Les 50 000 travailleurs juifs qui vivaient encore à l’époque ne représentaient que 10% de ceux qui avaient été écrasés par les nazis dans le ghetto emmuré de Varsovie en octobre 1940. Les autres avaient été traqués par groupes dans le cadre de la chasse à l’homme permanente des SS (les troupes d’assaut d’Hitler), pour être exterminés dans les chambres à gaz de Treblinka.

La lutte armée sans espoir de ce reste de la communauté juive n’était pas seulement un acte de désespoir consistant à vendre chèrement sa vie plutôt que d’être exterminé en silence et sans résistance. C’était aussi cela. Mais il s’agissait avant tout d’un appel à l’aide aux travailleurs polonais de l’extérieur. Il s’agissait aussi d’atteindre le monde extérieur comme un dernier cri venant des profondeurs d’un enfer barbare tel que le monde ne l’avait jamais imaginé, un appel à l’aide dans une situation extrême.

Il s’agissait d’éveiller la conscience d’un monde déchiré par la guerre pour qu’il ne permette pas la strangulation finale et atroce d’un peuple totalement sans défense.

Cet appel est resté totalement lettre morte. La «civilisation» a observé avec une incroyable indifférence les Allemands utiliser l’artillerie à longue portée, les chars, les lance-flammes et les gaz toxiques pour anéantir les combattants du ghetto. Les ruines sont incendiées jusqu’à ce que l’ensemble de l’enceinte soit réduit à une vaste étendue de décombres atteignant la hauteur de trois étages. La plupart des combattants juifs sont enterrés dans ces ruines.

Les bundistes

Les dirigeants du [groupe socialiste juif] Bund [1] lancent un appel direct à l’organisation clandestine des travailleurs polonais pour qu’ils les aident, sinon par les armes, du moins par une grève de protestation. Les Polonais refusent. Ils sont divisés par l’antisémitisme. Beaucoup sympathisent avec les Juifs, mais d’autres disent carrément: «Dieu merci, les Allemands font ça pour nous.»

Cette attitude ne se limite pas à la classe supérieure. Le caractère attardé des couches de travailleurs polonais, comme de beaucoup d’autres, peut être mesuré par le degré d’antisémitisme.

Des représentants du Bund juif sont sortis clandestinement du ghetto pour chercher de l’aide à l’étranger. Artur Ziegelboim [2] se trouve à Londres pendant le soulèvement et fait appel au gouvernement polonais en exil et au gouvernement Churchill. Il a fait le bilan de sa mission, son échec total et impitoyable, en se suicidant [le 12 mai 1943] et en mettant en accusation le monde «civilisé» pour son manque d’humanité dans sa lettre bouleversante [3]. Cette lettre est bien plus éloquente que tous les discours contre le génocide prononcés lors des réunions de l’ONU par les diplomates des deux côtés du rideau de fer.

Les Polonais eux-mêmes allaient faire l’expérience de l’amertume, non seulement de l’indifférence, mais aussi de la trahison pure et simple, un peu plus d’un an plus tard. Le 1er août 1944, tout Varsovie, y compris les derniers vestiges juifs, se soulève comme un seul homme contre l’oppresseur nazi. Le Conseil national polonais ne doutait pas que ce soulèvement, appelé sans cesse par la radio russe, serait aidé par l’avancée de l’Armée rouge, dont l’artillerie se faisait entendre non loin de là. Le soulèvement dura 63 jours terribles pendant lesquels l’Armée rouge resta totalement inactive sur ce front. Les Russes ne permettent même pas aux avions anglais envoyés, ayant un peu d’aide, d’atterrir sur les aérodromes russes! Varsovie est réduite à l’état de ruines, tout comme le ghetto. Les nazis sont autorisés à éliminer l’Armia Kryova (armée des clandestins polonais) et ses dirigeants afin de ne pas laisser cette tâche aux Russes. Le NKVD a achevé le peu qui restait lorsque l’Armée rouge a finalement marché sur les ruines en janvier 1945 [4].

Non, les Polonais [sous le régime stalinien en 1949] ne commémoreront pas le soulèvement du ghetto de Varsovie, et les Russes ne les inciteront pas à le faire. La poignée de Juifs qui restent dans toute la Pologne ne se soucieront pas non plus de le faire, surtout si une fausse coloration stalinienne est donnée à une célébration «officielle». Mais ceux qui, partout, ont à cœur la résistance des opprimés face aux oppresseurs s’émerveilleront une fois de plus de l’incroyable fait d’armes des travailleurs juifs du ghetto.

Toute l’efficacité tant vantée de la Gestapo, toute la barbarie de la terreur qu’elle a déchaînée dans un déchaînement de cruauté sadique, n’ont pu empêcher les dirigeants de la classe ouvrière juive de s’organiser dans la clandestinité, d’entrer en contact avec les travailleurs polonais organisés, de faire de la contrebande et de cacher des armes dans les bunkers du ghetto. C’est l’éternel mérite du Bund juif [groupe socialiste] que ses dirigeants [et d’autres, y compris des sionistes de gauche (Linke Poaley Tsiyon dont Emmanuel Ringelblum était membre – réd.) et de droite] aient accompli cette tâche apparemment impossible.

Au premier rang de ces dirigeants figure un personnage devenu légendaire: Bernard Goldstein, organisateur de la milice du Bund. Son livre The Stars Bear Witness… devrait être lu par tous ceux qui veulent comprendre comment des miracles d’organisation peuvent être accomplis contre des obstacles gigantesques [5]. On y trouve le sens profond du leadership, un leadership de compréhension, de désintéressement et de sacrifice total, de capacité à continuer à vivre et à organiser la résistance même au milieu d’une existence qu’aucun cauchemar ne pourrait évoquer.

Le «camarade Bernard» avait derrière lui l’expérience d’une génération de lutte, d’abord contre le tsarisme, puis contre les propriétaires terriens polonais. Il a aidé à organiser les travailleurs les plus opprimés en syndicats militants. Il a organisé la première milice ouvrière polonaise pour défendre les syndicats contre les attaques et pour combattre les pogromistes. Ce n’est pas un hasard s’il a été l’un des dirigeants à organiser la grève de protestation contre le tristement célèbre procès pour meurtre rituel de Menahem Mendel Beylis [Juif ukrainien accusé d’avoir commis un crime rituel en 1911, de très nombreux intellectuels et militants de l’époque ont dénoncé la campagne antisémite développée à cette occasion, de Maxime Gorki à Alexandre Blok en passant par George Bernard Shaw – réd.] en 1913.

Non, ce n’est pas un hasard si un syndicaliste socialiste, proche du peuple, totalement imprégné de ses traditions, a mené la lutte armée désespérée des Juifs contre les nazis et a tenu en échec une armée entière. Cet homme était le seul à pouvoir s’assurer de l’aide volontaire des travailleurs polonais, le seul à avoir leur confiance. Ses exploits, connus non pas directement par son livre (il est trop modeste pour les raconter tous) mais par des témoignages, font de lui le Chapayev du ghetto. [Vassili Chapaïev était un héros bolchevique de la guerre civile de 1918-1921.]

L’histoire du soulèvement du ghetto de Varsovie a un caractère historique. L’humanité y a survécu d’une manière ou d’une autre, non seulement dans le sens de l’existence, mais dans toute sa signification culturelle, dans toute son humanité. Comment peut-on penser à l’humour sous le regard sadique des chasseurs allemands dans la jungle du ghetto? Il y a pourtant l’histoire du pickpocket juif qui, pour amuser les habitants résidant dans cet enclos muré – qui tremblent tous pour leur vie – fait une démonstration de son habileté pour les autres. Et Varsovie, pourrait-on ajouter, était célèbre pour cette habileté!

Hanna Krishtal survit avec son enfant et se trouve aujourd’hui [1949] à New York uniquement grâce aux soins prodigués par Bernard [Goldstein] au beau milieu des combats, pendant qu’elle accouchait. D’une manière ou d’une autre, il a trouvé le temps de s’occuper d’elle. Ce n’est que plus tard qu’il confia à Hanna qu’il était intérieurement déchiré par sa résolution de se débarrasser de l’enfant afin de permettre à Hanna elle-même de s’échapper du ghetto en vie!

Bernard Goldstein vit toujours [il s’est enfui aux Etats-Unis et a vécu jusqu’en 1959], mais il n’a pas de vie. La vie qu’il a connue en Pologne et à Varsovie a disparu à jamais. Cette vie ne subsiste que dans les archives de Y.L. Peretz [1852-1915], dans Sholom Aleichem [1859-1916] – [qui ont créé le substrat pour la littérature yiddish moderne – réd.] et dans l’histoire du soulèvement du ghetto.

La dernière touche d’ironie est apportée par l’arrestation de Bernard par le NKVD, le bras armé des «libérateurs» russes. Ils le relâchent mais le gardent en observation dans l’espoir qu’il trahisse son organisation. Les staliniens ne craignent rien tant que les révolutionnaires honnêtes et expérimentés, en particulier ceux qui ont une grande expérience de l’organisation dans la clandestinité comme celle du camarade Bernard. Il a dû fuir ces nouveaux oppresseurs, non pas tant pour sauver sa vie que pour éviter de trahir ceux qui pourraient vouloir entrer en contact avec lui.

Un symbole

Varsovie est un symbole profond de notre époque. Ecrasée d’un côté par les forces de la réaction capitaliste sous la forme du nazisme et de l’autre par la contre-révolution russe sous la forme du stalinisme, cette ville trahie est le reflet de la civilisation moderne en décomposition. En ce sens, elle constitue un point d’observation des chances de survie de l’humanité civilisée.

L’indifférence du monde face au sort des Juifs pendant et après la guerre est de mauvais augure pour la société. L’effondrement total de toute décence humaine dans le ghetto n’est pas un simple phénomène passager. Il s’agit plutôt d’un gage de la terrible vitesse à laquelle la décadence peut s’étendre et la barbarie se substituer à la civilisation moderne. Varsovie est en même temps une preuve supplémentaire et frappante que le stalinisme, loin d’arrêter la décadence sociale, est lui-même l’incarnation de cette décadence.

Il est impossible d’étudier le sort terrible du ghetto de Varsovie et du reste de Varsovie sans serrer les poings et sans éprouver un élan de colère et de haine contre les forces qui introduisent une telle horreur dans la vie. Varsovie est une leçon brutale de l’inhumanité qui se nourrit de façon maléfique de l’antisémitisme et des doctrines raciales.

Cette leçon doit être profondément ancrée dans la conscience de tous les combattants de la classe ouvrière qui luttent contre l’exploitation et l’oppression. La société est condamnée à sombrer si elle n’est pas entièrement purifiée de la maladie qui a rendu possible et continue de rendre possible un sadisme aussi brutal.

Cette maladie trouve ses racines dans l’exploitation de classe. Toute classe dirigeante est prête à sacrifier des millions de ses membres pour maintenir ses pouvoirs et ses privilèges. Pourquoi pas, alors, des personnes d’autres «races» contre lesquelles il est tellement plus facile d’allumer le feu des préjugés?

Varsovie est une tache sur la civilisation. Elle ne doit jamais être oubliée. Elle peut et doit être vengée! La répétition d’une telle brutalité ne peut être évitée que par un changement profond de la société, le passage du capitalisme, qui engendre la haine, au socialisme, qui engendre la fraternité et l’humanité, malgré l’expérience russe de la contre-révolution.

________

[1] Voir sur l’histoire du Bund l’ouvrage de Henri Minczeles, Histoire générale du Bund: un mouvement révolutionnaire juif, Ed. L’Echappée, 16 septembre 2022. Voir aussi du même auteur Une histoire des Juifs de Pologne. Religion, culture, politique, La Découverte, 2006. (Réd. A l’Encontre)

[2] Nathan Weinstock, dans Le pain de misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, tome III. L’Europe centrale et occidentale 1914-1945 (Ed. La Découverte, 1986) écrit: «Comme ailleurs, les nazis installèrent [dans le ghetto de Varsovie] un Judenrat destiné à seconder leur politique. Mais le délégué du Bund, qui fut désigné, [Schmuel Artur] Ziegelboym [qui était un dirigeant syndical du Bund], refusa de se faire le complice des nouveaux maîtres: il utilisa ses fonctions pour haranguer la foule de 10 000 personnes rassemblée autour du bâtiment du Judenrat à Varsovie et pour les exhorter à refuser les ordres nazis, notamment celui de se regrouper dans le ghetto (Jüdisches Wohnbezirk). En collaboration avec la résistance polonaise, la direction du Bund fut à même d’organiser son évasion vers l’Occident car la Gestapo le recherchait. Ziegelboym devait devenir ainsi le représentant du Bund au sein du Parlement polonais en exil à Londres.» (p. 94) (Réd. A l’Encontre)

[3] Nathan Weinstock la cite: «Je ne saurais me taire. Je ne saurais continuer à vivre pendant qu’on extermine les derniers débris du peuple juif de Pologne auquel, moi aussi, j’ai l’honneur d’appartenir. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés au cours d’une lutte héroïque. Il ne m’a pas été donné de mourir comme eux, ni parmi eux. Je leur appartiens cependant, à eux et à leur tombe commune. Pour ma part, je voudrais, pour la dernière fois, protester contre la passivité d’un monde qui assiste à l’extermination du peuple juif, et l’admet. Je sens la valeur infime d’une vie humaine par les temps qui courent, mais n’ayant rien pu accomplir durant ma vie, je pourrai peut-être par ma mort aider à briser l’indifférence de ceux dont la possibilité ultime peut être de sauver les derniers Juifs polonais encore vivants. Ma vie appartient au peuple juif de Pologne et c’est pourquoi je lui en fais le sacrifice. J’espère que la poignée de Juifs qui subsistent sur les quelques millions qui vivaient en Pologne avant la guerre vivra assez pour assister à la libération d’un monde nouveau où régneront la liberté et la justice du vrai Socialisme. Je crois qu’une telle Pologne surgira et qu’un tel monde verra le jour.» (p. 168) (Réd. A l’Encontre)

[4] Voir sur cette grande trahison le remarquable ouvrage de Norman Davies: Rising ’44: The Battle for Warsaw, Ed. Vicking, 2003, 772 p. (Réd. A l’Encontre)

[5] Voir Bernard Goldstein, L’ultime combat. Nos années au ghetto de Varsovie (1947), Paris, La Découverte-Zones, 2008. (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*