Ukraine. «Une guerre civile est possible»

imagesEntretien avec Volodymyr Yermolenko
conduit par Amélie Poinssot

Le FMI va imposer un plan «d’économie» drastique au gouvernement ukrainien au nom d’une aide hypothétique de 17 milliards. Aide conditionnée non seulement selon les règles traditionnelles, mais aussi sous la condition que l’est de l’Ukraine «ne fasse pas sécession». La première tranche de 3,2 milliards de dollars – débloquée de suite – va servir à payer les dernières livraisons de gaz de Gazprom d’un montant de 2,2 milliards. Au titre des réductions de prix accordées par le passé au pouvoir ukrainien, une facture de 11 milliards est présentée par le pouvoir de Moscou. Dans ce contexte, le gouvernement ukrainien a accepté l’injonction du FMI de réduire les subventions qui abaissaient le prix de l’énergie. L’effet sur le pouvoir d’achat – déjà misérable – va vite se faire sentir. Et ce n’est que le début. Les «aides» de l’Union européenne et de la Banque mondiale vont s’inscrire dans cette lignée de «restructuration de l’économie» ukrainienne. Tout cela reste à voir, dans la mesure où les «incertitudes politiques», pour reprendre les formules du langage officiel, sont grandes et les «dérapages» sont peu contrôlés dans une telle situation.

L’objectif d’un «référendum d’autodétermination», qui devrait se tenir le 11 mai 2014, a été au centre des manifestations du «mouvement pro-russe», ce 1er mai, à Donetsk. Il faisait écho à la manifestation du 1er mai sur le Place rouge, une manifestation fortement nationaliste et en soutien à Poutine, qui n’était pas étranger à cette «renaissance» d’une manifestation du 1er ai.

Nous publions ci-dessous un entretien réalisé par Amélie Poinssot, journaliste du site Mediapart, en date du 30 avril 2014, avec Volodymyr Yermolenko, enseignant à l’Université de Kiev-Mohyla et membre de l’ONG Internews Ukraine. Son point de vue peut aussi être appréhendé au travers d’un échange avec Serguei Mitrofanov, en date du 24 avril 2014, intitulé «Lettre d’Ukraine à un ami russe: les chemins de la liberté» [1]. La lettre de Serguei Mitrofanov [2] peut être trouvée à l’adresse indiquée en note. Elle a pour titre : «Lettre russe à un ami ukrainien: un désir commun de démocratie». Ignorer l’existence de tels points de vue relève d’une approche myope. Les présenter n’implique pas de les partager, pour autant que l’on puisse avoir une analyse effective de tel développements dans la région de «si loin» et sans maîtriser, de plus, la langue. (Rédaction A l’Encontre)

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La tension est à son comble dans les régions de l’est de l’Ukraine. Après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine ne semble pas près de s’arrêter. Jusqu’où va-t-il aller d’après vous?

Volodymyr Yermolenko
Volodymyr Yermolenko

Volodymyr Yermolenko. Je ne suis pas dans la tête de Vladimir Poutine, mais il y a une chose évidente, c’est que depuis la campagne présidentielle de 2012, il affiche cette idée de la création d’une union eurasiatique – une union qui prendrait d’abord une forme économique avant de rentrer dans un cadre politique. De quoi s’agit-il, sinon de la résurgence de l’Union soviétique ou de l’empire russe, sous un nouveau visage?

Dans ce projet, l’Ukraine est absolument nécessaire, sinon il ne s’agit que d’une union asiatique… Dès lors, on imagine mal comment le président russe pourrait s’arrêter en chemin. En 2007-2008, il manifestait surtout son opposition à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, il n’était pas contre son adhésion à l’Union européenne: il était alors uniquement préoccupé par les questions de sécurité. Depuis, la rhétorique du Kremlin a changé, car les buts de Poutine ont changé: il s’agit désormais de bâtir cette union eurasiatique.

Plusieurs scénarios me semblent possibles: soit Poutine cherche à annexer l’est, voire le sud de l’Ukraine, et laisse l’ouest et le centre tranquilles; autrement dit, il provoque la division du pays. Soit il ambitionne de déstabiliser l’Ukraine et de faire revenir Viktor Ianoukovitch comme seul président légitime – mais cela me semble peu probable. Soit il vise à véritablement déstabiliser l’Ukraine sur le plan économique, afin de couper court aux velléités américaines et européennes d’investir et d’empêcher le pays de se développer. Dans ce scénario, il attendrait un an ou un an et demi, le temps que le pouvoir actuel tombe et qu’un nouveau pouvoir le remplace, plus favorable à Moscou.

Mais à mon avis, il faut s’attendre à un conflit armé: le président russe veut provoquer une guerre civile afin de pouvoir présenter la situation comme un conflit interne à l’Ukraine et de montrer ainsi à l’Ouest que ce pays est incapable de se gouverner, d’engager les réformes, de garantir son unité.

Cette instrumentalisation de la Seconde Guerre mondiale dans le discours russe n’est-il pas aussi le signe que le travail de mémoire fait défaut en Russie, que le débat historien n’a pas eu lieu?

En effet, quand on travaille sur la mémoire, on s’aperçoit vite qu’elle est en réalité multiforme, que plusieurs mémoires coexistent. Moi-même, je peux vous dire que mes deux grands-pères ont fait partie de l’armée rouge, cela ne fait pas de moi un nostalgique de l’Union soviétique ! En Ukraine, diverses identités et différentes mémoires cohabitent. Ce n’est pas possible dans la Russie actuelle, qui impose une seule lecture de l’Histoire – russe mais aussi mondiale –, et où toute autre interprétation est automatiquement considérée comme fausse. C’est une société qui n’accepte pas la pluralité des mémoires, c’est dangereux, cela veut dire qu’elle n’accepte pas l’autre, la différence.

Les réactions de séparatistes ukrainiens à l’est ne font-elles toutefois pas apparaître deux Ukraine? Des sondages indiquent ainsi que plus de 80 % de la population des régions de l’ouest et du centre comptent se rendre aux urnes le 25 mai – ils ne sont que 40% à l’est…

Cette question des deux Ukraine a alimenté tout un débat dans les années 1990 et 2000 entre nos deux grands historiens, Mykola Riabchuk, (au lendemain de la chute de Ianoukovitch) et Yaroslav Hrytsak  (en février dernier): le premier défendait qu’il y en avait deux… Le second: 22 [1]! Je penche plutôt pour cette dernière hypothèse. Notons par ailleurs que les russophones n’étaient pas absents du Maïdan: des gens de Donetsk, de Dnipropetrovsk, de Lougansk… étaient également présents, même si, certes, ils ne constituaient pas la majorité. Il faut savoir que d’après les sondages, à Donetsk et Lougansk, pas plus de 30 % de la population souhaite le rattachement avec la Fédération de Russie: les gens que l’on entend le plus ne sont pas les plus nombreux.

J’ajouterais que s’il y a des clivages en Ukraine, il y a selon moi d’importants clivages en Europe! J’observe surtout une division entre l’Europe des règles et l’Europe des idées. La première, c’est celle des règles qui fonctionnent et des droits de l’Homme: des sociétés qui acceptent ces règles telles qu’elles sont, mais qui en réalité ne croient plus aux idéaux européens – la France est à ce titre remarquable! La seconde est émotionnelle, c’est celle de pays comme l’Ukraine, qui ont du mal à appliquer des règles, mais qui croient encore à l’idée européenne, qui cultivent un idéal. Au fond, ces deux dimensions sont indispensables à l’Europe.

Comment faut-il réagir à présent face à l’interventionnisme russe en Ukraine?

La politique de sanctions me semble la plus appropriée: c’est le seul outil qui peut faire reculer Poutine. Mais elles doivent toucher les secteurs financier et énergétique. Il faut arrêter par exemple toutes les transactions bancaires entre le rouble et le dollar: c’est le seul moyen de bloquer les exportations russes, qui sont toutes payées en dollars. Les pays pétroliers peuvent aussi s’entendre pour faire baisser le prix du baril, à l’image de la politique menée par Reagan dans les années 1980 pour faire chuter l’URSS. Car les exportations russes sont constituées à 70 % de gaz et de pétrole: si l’Ouest n’achète plus ces produits, l’économie du pays s’effondre.

Il faut de toute façon tout mettre en œuvre pour que l’élection présidentielle se tienne le 25 mai et le 15 juin, date du second tour. Mais dans cette équation, le rôle des oligarques ukrainiens est également important. Or tous n’ont pas prêté allégeance au nouveau gouvernement de Kiev… La position de Rinat Akhmetov, le plus puissant d’entre eux, reste ambiguë. S’il était vraiment attaché à l’unité de l’Ukraine, n’aurait-il pas pu empêcher cette escalade à l’est? Il a énormément de pouvoir dans ces régions… mais aussi énormément d’intérêt à continuer ses affaires avec la Russie. (30 avril 2014)

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[1] Ce qui renvoie à l’inachévement de la «question nationale», avec la dimension étatique, en Ukraine (Réd. A l’Encontre)

[2] http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Russie-Ukraine/p-28083-Lettre-d-Ukraine-a-un-ami-russe-les-chemins-de-la-liberte.htm

[3] http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Russie-Ukraine/p-28084-Lettre-de-Russie-a-un-ami-ukrainien-un-desir-commun-de-democratie.htm

 

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