Ukraine. Une résistance qui «est vécue comme une guerre existentielle»

Entretien avec Enguerran Carrier conduit par Christian Mahieux et Patrick Le Tréhondat

Enguerran Carrier a réalisé L’arme à gauche: 23 minutes de témoignages de militants d’Ukraine et de Biélorussie qui expliquent leur engagement dans la résistance ukrainienne. Fort utile. [Voir la vidéo reprise sur la homepage du site alencontre.org.]

Pour reprendre ses termes, Enguerran Carrier souhaitait «que les militants ukrainiens engagés dans la guerre aient la possibilité de répondre aux questions et critiques qui sont souvent formulées par la gauche en Europe».

Enguerran Carrier est aussi l’auteur de Kurdistan: il était une fois la révolution, à paraître aux éditions Syllepse en novembre 2022. Les Brigades éditoriales de solidarité l’ont interviewé. (Réd.)

Pour réaliser ce reportage, tu t‘es rendu en Ukraine. Peux-tu nous parler de ce voyage et de ton séjour là-bas, et nous dire deux mots sur ton itinéraire personnel, ce qui t’a amené là-bas?

Je suis lié de plus ou moins près à l’Ukraine depuis une bonne quinzaine d’années. Liens affectifs, amicaux, politiques qui m’ont amené à apprendre l’ukrainien. Le mouvement du Maïdan avait déjà révélé, en France, à quel point l’Ukraine était méconnue: les médias, les militant·e·s avaient souvent une lecture binaire et caricaturale des évènements (révolution civique versus coup d’Etat fasciste) car ne disposant pas de connaissances minimales sur le pays. J’ai également combattu dans les rangs des YPG [Unités de protection du peuple ; elles forment la branche armée du Parti de l’union démocratique kurde en Syrie, créées en 2011] entre 2015 et 2018.

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, il était inconcevable de rester en spectateur passif. J’ai cherché des moyens d’agir positivement, ne souhaitant pas combattre moi-même. Et l’occasion m’a été donnée, un peu par hasard, de partir en tant que journaliste indépendant sur place.

Peux-tu nous présenter les personnes que tu as interrogées dans cette vidéo?

J’ai d’abord rencontré des membres de l’organisation anarchiste le «Drapeau noir», de Lviv. Il s’agit de Dmytro et Anton, qui ont fait le choix de rejoindre la Défense territoriale à l’époque où une attaque russe semblait imminente sur la ville. Ils ont été rejoints, dans leur unité, par Taras Bilous, l’un des dirigeants du «Mouvement social» que vous connaissez bien. D’autres anarchistes ont fait le choix de créer une unité spécifique dans la Défense territoriale. Celle-ci est composée principalement de militants russes, biélorusses et de nombreux autres pays. Précisons en passant que l’unité ne se revendique pas comme anarchiste, contrairement à ce qui a pu courir sur le web, même si les anarchistes en forment le contingent le plus important (environ 2/3). C’est ici que j’ai rencontré le militant biélorusse dont le visage et le nom ont déjà été révélés dans la presse de son pays d’origine.

Il m’a semblé capital de donner la parole à un représentant de la classe ouvrière ukrainienne. J’ai ainsi rencontré Iouri Samoïlov, militant chevronné dont l’expérience force le respect. Il est membre du «Mouvement social». Ancien mineur, celui-ci a milité dans des syndicats libres depuis les années 1990, ce qui lui a notamment valu de voir sa tête mise à prix par un oligarque notoire. Je ne désespère pas qu’il prenne un jour la plume et écrive ses Mémoires!

Enfin, je tiens à souligner que l’absence de femmes dans le film n’est en aucun cas due à une négligence. Mais, lors de mon séjour, je n’ai pas rencontré de femme militante combattante acceptant de parler face caméra. C’est regrettable, mais révélateur: il existe une division genrée des tâches jusque dans la guerre et l’armée ukrainienne; ce n’est pas les YPG-YPJ [Unités de défense de la femme, créées en 2013].

Les personnes que tu as interrogées ont des orientations politiques fortement marquées «à gauche», pourquoi ce choix?

D’abord, parce que celles-ci sont absentes des médias qui, comme à l’accoutumée, privilégient l’émotionnel et le spectaculaire au détriment du politique et de l’explicatif. On peut comprendre que les médias mainstream n’aient que peu d’intérêt pour cette poignée de militants, que le sujet ne soit guère vendeur. Mais certains médias de gauche, qui cherchent souvent à rendre l’Ukraine coresponsable de cette guerre, taisent volontairement leur existence. L’Humanité a, par exemple, rencontré Taras Bilous. Mais, ses déclarations ne collant à la ligne de ce journal, son interview n’a tout simplement pas été publiée.

Ensuite, des photos avaient commencé à circuler sur une mystérieuse unité anarchiste. Je sais d’expérience que les photos diffusées sur les réseaux sociaux en temps de guerre sont souvent trompeuses. De combien d’unités fictives n’a-t-on pas entendu parler au Rojava! Je voulais donc voir quelle était la réalité de cette unité, quelle était la place des révolutionnaires, toutes tendances confondues, dans cette guerre.

Enfin, je souhaitais que les militants ukrainiens engagés dans la guerre aient la possibilité de répondre aux questions et critiques qui sont souvent formulées par la gauche en Europe.

Plusieurs d’entre eux se réfèrent au mouvement anarchiste, libertaire; d’autres qu’on appellerait ici «communistes révolutionnaires», certains ont plutôt une pratique syndicaliste. Que disent-ils du soutien international réel de ces différents courants?

Les anarchistes sont globalement satisfaits du soutien qui leur est apporté. Il faut dire que les photos de «l’unité anarchiste» ont beaucoup circulé et ont suscité la sympathie de beaucoup d’anarchistes. D’autant que certains jouent habilement de la légende de Nestor Makhno [1]. Des anarchistes renvoient certes dos-à-dos «les néonazis ukrainiens» et la «Russie fasciste», mais cette tendance semble minoritaire, ou du moins est perçue comme telle en Ukraine.

Les «communistes révolutionnaires» (qui ne se définissent pas comme tels, vu la connotation du mot «communiste» en Ukraine) sont les plus critiques envers leurs organisations sœurs. Ils regrettent que nombre d’organisations socialistes, trotskystes ou autres reprennent régulièrement les arguments de la Russie dans une version plus ou moins édulcorée. La position du SWP britannique, notamment, qui appelle cyniquement à s’opposer aux livraisons d’armes à l’Ukraine pour que la guerre se termine au plus vite (au bénéfice de la Russie), suscite la colère. Il faut noter que les positions des socialistes révolutionnaires étrangers sont souvent perçues comme unanimement anti-ukrainiennes, ce qui n’est pas le cas. D’où l’importance, me semble-t-il, de maintenir ou d’établir des liens avec les organisations sur place et, surtout, de participer à des actions concrètes de solidarité.

Iouri Samoïlov m’a dit être content du soutien des organisations syndicales européennes avec lesquelles il est en contact (dont la CGT et Solidaires). Il regrette toutefois que les syndicats russes, à l’exception d’un syndicat d’enseignants, aient unanimement salué l’invasion russe ou, à tout le moins, aient observé un silence approbateur. Ce qui en dit long sur la prise en main des appareils syndicaux en Russie.

Tu as écrit un livre, Kurdistan : il était une fois la révolution, qui va être très prochainement publié. Quelles similitudes vois-tu entre ces deux combats, quelles différences aussi ?

Dans les deux cas, on peut dire qu’il s’agit de guerres défensives et «populaires», dans le sens où le soutien aux objectifs fixés y est très large. Le rejet de l’invasion russe fait à peu près consensus, y compris chez ceux que l’on taxait hier de «pro-russes». Vouloir un rapprochement stratégique, culturel et «civilisationnel» avec la Russie et être annexés par la force, voir des villes rasées, des civils exécutés sommairement sont deux choses différentes. Le revirement des militants de Borot’ba, hier volontaires dans le Donbass, est significatif à cet égard.

Mais là s’arrête la comparaison. La guerre imposée au Rojava par l’ASL (Armée syrienne libre), Daech, le régime syrien et la Turquie l’a été suite à une révolution populaire et une insurrection armée. Il s’agissait de défendre des acquis révolutionnaires contre des acteurs le plus souvent «intra-étatiques» (à l’exception de la Turquie), contre son propre gouvernement. Dans le cas de l’Ukraine, nous avons affaire à un conflit inter-étatique dicté par les intérêts géostratégiques d’un «empire russe» en volonté. Il y a certes un agresseur et un agressé, un Etat monolithique contre un Etat pluriel, mais la guerre n’a pas été provoquée par une révolution sociale en Ukraine. La Russie souhaite conquérir un territoire, et non étouffer une révolution qui la menacerait dans son existence. Il est bon de rappeler que le système oligarchique, corrompu et mafieux en Ukraine n’a hélas que fort peu été ébranlé par le mouvement du Maïdan de 2013-2014.

Le représentant du syndicat des mineurs explique qu’après la guerre, après que les gens auront fait l’expérience de leur pouvoir d’agir, il y aura «un grand mouvement de contestation contre l’ordre établi». De tes différentes conversations que tu as pu avoir en Ukraine, qu’en penses-tu?

Cela est difficile à dire. Il existe une frustration certaine due au fait que les revendications de 2014 n’ont jamais été satisfaites. La classe politique est aussi corrompue qu’auparavant, les mafias opèrent toujours librement et le boom économique promis par les libéraux se fait attendre. Beaucoup nourrissaient nombre de griefs avant le 24 février 2022, mais l’invasion russe a fait passer la soif de réformes sociales au second plan. Les critiques envers Volodymyr Zelensky et le personnel politique, les clans d’oligarques existent toujours, mais elles sont plus discrètes car nul ne souhaite donner d’arguments à l’ennemi dans ce qui est vécu comme une guerre existentielle.

Depuis 2014, les gouvernements ukrainiens ont d’ailleurs souvent utilisé la guerre pour détourner l’attention des éléments sociaux potentiellement déstabilisateurs (notamment l’extrême-droite). Pourtant, la volonté de changements sociaux est là, l’écart entre les richesses du pays et le niveau de vie saute aux yeux et la spéculation, qui pose de graves problèmes de ravitaillement, est de plus en plus insupportable. «On gagne la guerre, et ensuite on demandera des comptes» est une phrase que j’ai régulièrement entendue.

Donc oui, je crois que des changements radicaux seront inévitables. Reste à savoir s’ils se feront par en-haut ou par en-bas. V. Zelensky pourrait profiter de son autorité pour purger l’administration et l’économie des éléments «intermédiaires» les plus corrompus. Mais il est possible que les Ukrainiens reprennent le chemin de la rue, comme ils l’ont fait en 2013-2014, avec, cette fois, des armes dans les mains, l’expérience du combat et une rage proportionnelle au nombre de tués. Cependant, dans ce cas, je pense que ces revendications sociales seront justifiées, comme en 2014, par une rhétorique nationale et libérale («libérer le marché» en virant des oligarques parasitaires et non patriotes). Mais rien n’est encore joué évidemment et il est assez vain de se livrer, pour le moment, à des conjectures sur un avenir plus qu’incertain. (Entretien établi le 8 août 2022)

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[1] Voir à ce propos la contribution d’Eric Aunoble, professeur d’histoire à l’Université de Genève: «La figure de Nestor Makhno, ou les tribulations d’un héros révolutionnaire», in K. Amacher et L. Heller (dir.), Le Retour des héros: la reconstitution des mythologies nationales à l’heure du postcommunisme, Académia Bruylant, Louvain, 2010; 17 p.

Voir aussi l’ouvrage Histoire partagée, Mémoires divisées, Ukraine, Russie, Pologne, co-dirigé avec Korine Amacher et Andriï Portnov (2021); il est téléchargeable en pdf sur le site de l’éditeur Antipodes: https://www.antipodes.ch/produit/histoire-partagee-memoires-divisees/ (Réd. A l’Encontre)

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