Russie. La réhabilitation rampante de Staline poursuit son cours

Staline en 1936

Par Emmanuel Grynszpan

Medvejegorsk, ville de Carélie, une population d’environ 15’000 personnes. Un cortège d’environ 300 personnes s’enfonce dans une forêt de pins de Carélie, dans le nord de la Russie. En tête, une procession orthodoxe. Derrière, les descendants de victimes de la Grande Terreur stalinienne. Ils sont russes, mais aussi caréliens, finnois, lettons, ukrainiens, polonais, juifs, tchétchènes. Parmi eux, des diplomates européens et le consul américain de Saint-Pétersbourg. Tous sont venus ce 5 août commémorer la découverte, il y a vingt ans, de l’un des plus grands charniers des répressions de 1937-1938. Mais pas un seul représentant des autorités russes n’est présent.

Plus de 6000 personnes ont été abattues à Sandormokh d’une balle dans la tête, le visage collé au sol. «236 fosses ont été comptabilisées à ce jour, et beaucoup n’ont pas encore été découvertes» , explique Anatoli Razoumov, un historien spécialiste des répressions staliniennes. Avec le temps, les fosses, comblées à la hâte, se sont affaissées, signalant ainsi leur présence. Des centaines de sépultures de fortune ont été érigées depuis par des familles et communautés religieuses ou nationales. «Je viens tous les ans sur la tombe de mon père depuis vingt, raconte Boris Kinnunsen, 85 ans. Le NKVD est venu arrêter tous les hommes de mon village. 1193 personnes ont été raflées, dont mon père. Tous étaient ethniquement finnois, sauf un Russe, mais cela ne l’a pas sauvé.» 

A Sandormokh, les victimes étaient pour moitié des habitants locaux non russes, surtout caréliens ou finnois. «Ils étaient suspectés collectivement d’espionnage, de diversion, de terrorisme et de sabotage», explique Razoumov. Environ 3000 victimes venaient des goulags voisins, travaillant sur le chantier du canal de la mer Blanche. Mille autres venaient du camp de Solovki, le tout premier «goulag» soviétique [«camp spécial de destination», SLON, selon la nomenclature, ouvert en 1923 dans les îles de Solovetsky dans la mer Blanche, soit la partie sud de la mer de Barent; initialement sont emprisonnés des opposant·e·s socialistes du régime, qui seront «rejoints» par la suite par des officiers des Armées blanches, des prêtres; les droits communs vont participer, au cours des années, au «contrôle» des politiques. Ce camp avait une «histoire réputée» depuis la période tsariste, entre autres fin du XVIIIe siècle, et fut fermé en 1903. – Réd.]. Ils étaient très souvent des représentants de l’intelligentsia russe.

Poutine embastille l’historien Iouri Dmitriev

L’autre grand absent de la cérémonie du souvenir est l’historien Iouri Dmitriev, 61 ans. C’est lui qui a découvert le charnier de Sandormokh le 1er juillet 1997. Et c’est lui encore qui a minutieusement établi une liste de 6.214 noms de victimes enfouies dans le charnier. Dmitriev, qui présidait chaque année à la cérémonie, croupit depuis huit mois en prison sous l’accusation infamante de «diffusion de matériel pédo-pornographique» et de détention illégale d’arme à feu. Selon l’accusation, il aurait pris des photos obscènes de sa fille d’adoption âgée de 12 ans. Il risque 15 ans de prison.

L’avocat Viktor Anoufriev explique que son client a bien pris des photographies d’Irina [prénom changé pour respecter sa vie privée]. Mais les clichés n’ont aucun caractère pornographique et étaient destinés à l’organisme de protection des enfants adoptés, afin de montrer que l’enfant se développait normalement. Lorsque Dmitriev avait reçu la garde de la fillette, elle souffrait de malnutrition et d’un retard important de développement mental. «L’expertise de l’accusation est soit incompétente, soit maligne», affirme l’avocat.

Le président de l’Institut national de sexologie Lev Chtcheglov a témoigné au procès en faveur de Dmitriev, indiquant que les photographies ne peuvent en aucun cas être qualifiées de pornographiques ni abusives. Ekaterina Klodt, la fille naturelle de Dmitriev, est persuadée de l’innocence de son père. «Je parle avec ma sœur au téléphone. Irina est très attachée à son père et me demande quand elle va le revoir. On l’a de nouveau confiée à sa grand-mère naturelle, chez qui elle souffrait de malnutrition. Je suis très inquiète pour elle», confie Ekaterina.

Les proches de Dmitriev, ses amis et ses collègues de l’ONG russe Memorial, sont persuadés qu’il est puni pour son insistance à fouiller dans une histoire que le pouvoir actuel cherche à enfouir sous une chape de plomb. « Je connais Iouri et sa famille depuis 20 ans , explique Razoumov. Cette affaire est montée de toutes pièces pour clore le bec d’un homme qui remue ciel et terre pour que la vérité soit faite sur les crimes de l’État contre son propre peuple. Je ne sais pas qui exactement est derrière l’accusation: les autorités régionales, le FSB [successeur du KGB et NKVD] ou autre. Mais en tout cas, ils ont reçu l’aval de Moscou.»

Le «camp spécial de destination»….

«Staline, une figure complexe», selon «l’historien» Poutine

Le 5 août marque le coup d’envoi, il y a 80 ans, de la Grande Terreur. Décrétée par Staline, cette gigantesque purge avait pour objectif «d’éliminer les anciens koulaks [propriétaires de fermes], les éléments anti-soviétiques actifs et les criminels». Plus de 700’000 personnes ont été fusillées en un an et demi. La justice expéditive était menée par des troïkas (un procureur, un agent du NKVD et un membre du parti communiste) et sans avocat.

Cet épisode gêne aujourd’hui les autorités, qui cherchent à nettoyer l’espace public de toute critique. Vladimir Poutine parle de Staline comme d’une «figure complexe» , dont «la diabolisation excessive est l’un des moyens d’attaquer l’Union soviétique et la Russie» . Des monuments en l’honneur de Staline font leur réapparition. Parallèlement, des tentatives de réécriture de l’histoire affleurent. La télévision publique a récemment affirmé pour la première fois que le charnier de Sandormokh serait en fait celui de «prisonniers de l’Armée rouge liquidés par des Finlandais». (Article publié dans Le Soir, en date du 12 août 2017)

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