Par Timothy Snyder
En temps de guerre russe, je lis un journal appelé Novaya Gazeta. Son rédacteur en chef, Dmitri Muratov, a remporté le prix Nobel de la paix l’année dernière (avec Maria Ressa). Dmitri Muratov l’a dédié à la mémoire des reporters du journal qui ont été assassinés pour leur travail [Anna Politkovskaïa, Igor Domnikov, Natalia Estemirova, Anastassia Babourova, Iouri Chtechekotchikhine].
Ses journalistes vont au front quand c’est humainement possible. Une grande partie de ce que nous savons de la dernière invasion russe en Ukraine, en 2014, nous l’avons appris de Novaya Gazeta. Cette fois-ci, lorsque la guerre a commencé, Novaya Gazeta a également commencé à présenter des rapports: sur les réfugié·e·s ukrainiens et les hommes ukrainiens qui partent à la guerre, sur les membres des familles russes à la recherche de fils disparus, sur la destruction des villes ukrainiennes.
Depuis vendredi 4 mars, ces reportages ont disparu. Novaya Gazeta existe toujours, mais elle a été contrainte de supprimer les reportages de guerre de son site web. La censure russe sur la guerre inclut l’interdiction d’utiliser le mot «guerre». Novaya Gazeta a contourné cette interdiction pendant un certain temps en utilisant des euphémismes accompagnés d’un astérisque expliquant qu’elle ne pouvait pas utiliser le mot «guerre». Mais aujourd’hui, le reportage de guerre lui-même est absent. Dmitri Muratov a pris cette décision dans l’espoir de préserver le journal lui-même.
Parmi les articles que j’avais prévu de relire, il n’en restait qu’un seul: sur la façon dont les écoles russes réagissaient à la guerre. Il s’agit d’une chronique enregistrant les questions des parents, les réponses des responsables des écoles et les conseils du gouvernement, ce qui est plutôt intéressant. Dans l’école que fréquentent vos enfants, il y a probablement une leçon sur «l’esprit critique» dans l’utilisation d’Internet. Il s’avère que cette leçon est également enseignée en Russie, avec la particularité que l’«esprit critique» consiste à considérer les déclarations du président russe comme la source la plus fiable.
Cela met tout le monde dans une position surréaliste lorsque ce président commence une guerre meurtrière sur la base de mensonges grossiers. Une approche consiste à les traiter comme une vérité officielle. Une autorité scolaire régionale, confrontée aux questions des parents sur ce qu’il faut faire en temps de guerre, a publié une directive selon laquelle «le discours de Vladimir Poutine du 21 février 2022» est «la principale révélation historique de ces dernières années et un guide majeur pour notre époque».
Ceux qui sont familiers avec l’histoire soviétique seront frappés par ce ton stalinien. Le dernier discours du leader est une vérité. Le leader est l’autorité dans tous les domaines: la botanique, la physique, dans ce cas l’histoire. Ce qu’il dit détermine non seulement ce qu’est la connaissance mais aussi comment nous devons voir le monde qui nous entoure. Nous faisons une génuflexion devant son génie.
Les plans de cours ont été mis à jour pour tenir compte de certains des propos du président russe sur la guerre. L’histoire doit être enseignée sur la base de «l’unité des nations de Russie et d’Ukraine». Cela fait écho au titre d’un long essai que Poutine a publié en juillet dernier (vers lequel je ne fais pas de lien car le site du Kremlin est toujours en panne). Poutine a l’idée, exprimée au cours de la dernière décennie, que Dieu veut que la Russie et l’Ukraine soient ensemble pour l’éternité [voir l’article de Timoty Snyder sur «Ivan Ilyin, Putin’s Philosopher of Russian Fascism», en date du 16 mars 2018 dans The New York Review] à cause de quelque chose qu’un seigneur de guerre Viking aurait pu faire il y a mille ans, quand ni la Russie, ni l’Ukraine, ni d’ailleurs la notion de nations modernes n’existaient.
Le passé imaginé impose un futur mort. Une historiosophie bizarre ne peut être rendue vraie que par une guerre, qu’elle sert à justifier. Si les Ukrainiens ne reconnaissent pas la vérité telle qu’elle a été révélée à Poutine, cela signifie qu’ils doivent être frappés plus fort, tués en plus grand nombre. Seule la force peut faire fléchir un monde réel résistant en direction du rêve d’éternité d’un dictateur solitaire.
Ce baptême a eu lieu à Kiev [Vladimir 1er – 980-1015 – est censé avoir été le créateur de l’empire de Kiev], et Poutine croit donc que la capitale ukrainienne est la mère des villes russes. Les métaphores familiales issues du mythe ont une certaine brutalité naïve. Dans cette guerre, Kiev devra être détruite pour prouver qu’elle est russe. Le matricide prouvera la maternité.
En attendant, les enfants russes doivent absorber un récit qui relie un baptême au dixième siècle aux ruines que Poutine instaure au XXIe siècle. Dans le guide officiel destiné aux enseignants, le point final de l’histoire est la reconnaissance par la Russie de la «République populaire de Louhansk» et de la «République populaire de Donetsk» autoproclamées que la Russie a arrachées à l’Ukraine en 2014. Le premier événement justifie ou conduit en quelque sorte au second: le «prédétermine», pour utiliser un verbe que Poutine aime bien.
Ce n’est pas un hasard si Poutine a reconnu ces «républiques» dans ce discours du 21 février 2022. Sa justification initiale de la guerre était l’oppression supposée des populations de ces districts. Depuis, Poutine est passé à d’autres mensonges, sur les nazis, les armes nucléaires, etc., mais on peut supposer que le baptême du dixième siècle peut tout aussi bien être plié dans ces directions, et que la pédagogie sera adaptée. Si le passé n’est là que pour servir le présent, alors il est infiniment malléable.
Maintenant que nous savons comment fonctionne l’histoire, nous pouvons passer un test d’histoire. Voici une question qui doit être posée dans les écoles russes: «Souvenez-vous de votre histoire. La Russie a toujours agi comme le garant de la sécurité et de l’indépendance de l’Ukraine. Est-il alors possible de décrire les actions de notre pays comme celles d’un grand frère aidant un plus jeune?» Ici, tant de choses sont fausses qu’un historien a envie de quitter la pièce et de se laver les mains. Le «souviens-toi de ton histoire»implique d’appuyer sur le bouton des choses que l’on est «censé» savoir. Puis «la Russie a…», en répétant cette chose que l’on est «censé» savoir. Le «toujours»: le signal d’alarme qui indique que ce qui est prononcé, quel qu’il soit, n’est pas l’histoire, car il n’y a pas de «toujours» dans l’histoire. Et puis l’épouvantable métaphore familiale, qui transforme le mensonge en une forme naïve mais brutale, selon laquelle le grand frère peut toujours faire taire le petit frère en le tuant.
Il est grotesque que les écoliers russes soient soumis à un tel abus intellectuel alors que les bombes et les obus russes détruisent les écoles ukrainiennes, mais les deux phénomènes n’en font en réalité qu’un. Une violence de cette ampleur nécessite de domestiquer le passé, de monopoliser l’innocence et de créer une fausse certitude que tout ce que fait son pays dans le présent et l’avenir doit être correct. Nous sommes venus les premiers, nous étions toujours sur la défensive, nous avons toujours aidé les autres, même s’ils ne le comprennent pas toujours eux-mêmes. Une fois que la mémoire nationale est ainsi organisée, les gens se comportent de manière prévisible. Il est dès lors plus facile de les envoyer faire des guerres stupides et criminelles. Cela est vrai partout, pas seulement en Russie, et c’est pourquoi les lois mémorielles sont à éviter. Il est révélateur que Poutine ait renforcé sa législation historico-répressive [1] avant de lancer cette guerre.
Comme l’offensive militaire russe en Ukraine, cette offensive pédagogique pourrait ne pas se dérouler comme prévu. Les parents russes qui demandent sans cesse comment parler de la «guerre» désobéissent déjà à la nouvelle censure de la guerre, qui les oblige à parler d’une «opération spéciale». Des enseignants ont signé des pétitions contre la guerre. Ils ont été renvoyés pour l’avoir fait. Il serait vraiment très intéressant d’en savoir plus à ce sujet. Et j’espère que Novaya Gazeta pourra continuer à faire des reportages.
L’histoire réelle ne peut être construite qu’à partir de sources. Et les sources, surtout celles qui sont précieuses comme les rapports d’enquête, exigent toujours des efforts et des risques humains. L’histoire n’est pas la façon dont un homme défroisse le passé pour que nous glissions tous vers la guerre. C’est la façon dont beaucoup d’entre nous, chacun à sa manière, affrontent les difficultés du passé et imaginent ainsi leurs propres voies vers l’avenir. Les journalistes d’investigation sont les héros de notre temps, et les alliés des historiens à venir. Je souhaite à ceux de Novaya Gazeta force et endurance et je les remercie de m’avoir aidé à apprendre. (Article publié le 6 mars 2022 sur le blog de Timothy Snyder Thinking about; traduction rédaction A l’Encontre)
Timothy Snyder, historien connu a publié, entre autres, The Road to Unfreedom: Russia, Europe, America (Tim Duggan Books) en 2018, ouvrage dans lequel il analysait l’influence de Poutine.
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[1] Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Douma d’Etat russe a présenté un projet de loi prévoyant des amendes et des peines de prison pour une loi de 2021 interdisant «toute tentative publique d’assimiler les objectifs et les actions de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de nier le rôle décisif du peuple soviétique dans la victoire sur le fascisme». Quel est le rapport entre ce projet de loi et l’invasion de l’Ukraine? En bref, tout. La réécriture de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale par le président russe Vladimir Poutine a préparé le terrain pour sa guerre en Ukraine», comme l’explique Francine Hirsch, le 28 février 2022, sur le site Lawfare, cité par Snyder. (Réd.)
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