Marioupol-dossier. La ville est peut-être détruite, mais des exemples nous ont appris que même les ruines peuvent être défendues

Par Patrick Cockburn

[Près de 100 000 personnes restent piégées dans la ville en ruines de Marioupol, confrontées à la famine dans un contexte de bombardements russes «constants», comme le président ukrainien Volodymyr Zelensky l’a précisé le mardi 22 mars tard dans la soirée. Il a aussi précisé qu’un convoi humanitaire circulant sur un itinéraire convenu à l’ouest de la ville a été «capturé par les occupants» et a demandé sa libération. Selon un responsable local cité par The Guardian du 23 mars, «il est clair que les occupants ne s’intéressent pas à la ville de Marioupol, ils veulent la raser, la réduire en cendres, en faire une terre morte». Dans cet article Patrick Cockburn trace des analogies et des différences avec des crimes de guerre similaires. Réd. A l’Encontre]

Le bombardement russe de Marioupol et d’autres villes ukrainiennes est similaire au pilonnage et au bombardement, par le gouvernement syrien soutenu par la Russie, de quartiers tenus par les rebelles à Damas et à Alep au cours de la dernière décennie.

Elle n’est pas non plus très différente des bombardements de l’armée de l’air des Etats-Unis sur Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie, des bombardements israéliens sur Gaza et des bombardements saoudiens sur le Yémen au cours de la même période. Ces attaques sont toutes censées viser des cibles militaires et pourtant toutes tuent des civils par milliers.

Il ne s’agit pas de laisser les Russes de se tirer d’affaire pour ce qui est des crimes de guerre, car frapper les villes ukrainiennes pour les dépeupler et finalement les capturer semble être la principale tactique russe à l’heure actuelle. Cela leur permet de maintenir une pression généralisée sur les Ukrainiens sans grand coût militaire pour eux-mêmes, même si le prix politique sera lourd et peut-être insoutenable pour Moscou à long terme.

L’assaut sur Marioupol n’aura peut-être pas l’impact de la destruction de Guernica – la ville basque anti-franquiste bombardée par l’armée de l’air allemande en 1937 pendant la guerre civile espagnole, et le sujet du tableau antifasciste de Picasso le plus internationalement connu. Mais il y aura beaucoup d’autres villes détruites comme Marioupol, et dans chacune d’elles, des écoles et des abris anti-bombes seront détruits. Les morts et les blessés seront instantanément photographiés sur des téléphones portables et les images diffusées dans le monde entier.

Les Russes prennent-ils délibérément pour cible les civils? C’est peu probable, mais il est inévitable qu’ils les touchent dès qu’un bombardement général commence. Les forces aériennes et d’artillerie affirment que leurs armes sont aujourd’hui d’une précision mortelle, ce qui n’était pas le cas dans le passé, mais cela élude la question la plus importante concernant la cause des pertes civiles: ceux qui emploient une puissance de feu massive contre les villes ne savent pas où se trouve l’ennemi, alors ils tirent sur presque tout.

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Il existe d’autres raisons plus blâmables pour un bombardement massif: terrifier les civils, montrer qui a le pouvoir de les tuer ou de les mutiler, et les chasser de chez eux. Il n’est pas indispensable de s’emparer de la totalité d’une ville comme Idlib, tenue par les rebelles dans le nord de la Syrie, pour qu’elle cesse d’être une plaque tournante régionale pour l’administration, le commerce, l’information et la résistance militaire. Si une partie suffisante de la population est chassée et que les infrastructures, telles que l’approvisionnement en eau et en électricité, sont détruites, la ville cessera d’être un centre utile pour l’autre camp.

Les bombardements et les tirs d’obus ont donc toujours le caractère d’une punition collective des civils, quoi que prétendent leurs responsables. Les gens s’imaginent que la destruction massive est principalement causée par les bombardements aériens, mais en Syrie et en Ukraine, les tirs d’artillerie soutenus sont les vecteurs les plus courants.

Cela fonctionne-t-il? Le fait d’être sous un feu incessant pendant des jours signifie que la tension nerveuse ne diminue jamais. Pendant la guerre civile libanaise (1975-90), qui a duré 15 ans, la capitale Beyrouth était constamment sous le feu des obus, si bien que ses habitants avaient une carte dans le cerveau pour savoir quelles rues étaient plus sûres que les autres. Mais rien n’était totalement sûr.

Je me souviens avoir été pris dans un barrage d’artillerie près de l’aéroport de Beyrouth et, alors que les obus commençaient à tomber de plus en plus près, être entré dans une maison pour demander si nous pouvions nous abriter le leur sous-sol. «Pas de sous-sol», ont-ils répondu, alors nous nous sommes jetés à terre et l’obus le plus proche a projeté du sable sur nous mais a manqué la maison. Un an plus tôt, notre voiture était entrée dans un trou d’obus rempli d’eau grise et sale. Nous ne pouvions pas voir le cratère et avons dû abandonner la voiture, qui a ensuite été détruite par un obus.

Les Libanais ont vécu ce genre d’expériences pendant tout ce temps et ils se sont, dans une certaine mesure, habitués à un degré élevé de danger dans leur vie, en grande partie parce qu’ils n’avaient pas le choix en la matière. Le moral des civils ne s’est jamais effondré à cause de la guerre. La situation en Syrie, trente ans plus tard, fut différente parce que le gouvernement syrien a encerclé les districts rebelles et les a pilonnés jusqu’à ce que les civils piégés qui ont survécu se réfugient en Turquie et au Liban.

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Sur le plan militaire, du point de vue de ceux qui assiègent un quartier urbain ou une ville, la destruction de bâtiments et leur transformation en tas de décombres est une réussite à double tranchant, car les ruines peuvent être faciles à défendre et difficiles à attaquer.

Des bâtiments en ruines, du béton cassé, des tours effondrées – voilà le genre de terrain qui convient aux snipers solitaires et aux petites unités en embuscade, comme l’armée allemande l’a découvert à ses dépens à Stalingrad en 1942/43. Mais la même chose s’est produite à Mossoul et Raqqa, les capitales de facto de l’Etat islamique en Irak et en Syrie, en 2016/17.

Daech avait construit une série de points forts dans des maisons, souvent reliés par des passages souterrains, qu’ils utilisaient pour placer des snipers et lancer des attaques surprises avant de les abandonner rapidement avant que la maison ne soit touchée par une frappe aérienne de représailles. Ils n’ont été délogés que lorsque la majeure partie de la vieille ville de Mossoul a été réduite en ruines, avec de terribles pertes civiles. Si la réaction internationale a été si faible, c’est parce que Daech était largement diabolisé et ne se souciait guère des pertes civiles.

Je doute que la même chose puisse se produire en Ukraine sur une longue période, car les atrocités seront plus visibles qu’à Mossoul. De plus, la tactique initiale des Russes semble avoir échoué, dès lors ils se sont rabattus sur les bombardements et les tirs d’obus parce qu’ils étaient incapables d’encercler, et encore moins de capturer, les villes ukrainiennes.

Même si elles sont fortement malmenées, cela ne signifie pas que ces villes se rendront ou que la Russie pourra les tenir sans installer des garnisons au milieu des ruines. (Article publié le 21 mars 2022 sur iNews; traduction rédaction A l’Encontre)

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Marioupol écrasée par l’état de siège

Par Stephen Cornish (MSF)

Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine entre dans sa quatrième semaine, la majorité de la population de Marioupol reste piégée dans la ville assiégée, sous des bombardements quasi constants, privée d’électricité, de chauffage et de réseau de téléphonie. La nourriture, l’eau et les médicaments s’épuisent rapidement. Les tirs d’obus et les bombardements aériens ont directement endommagé d’innombrables immeubles d’habitation et fait sauter les fenêtres de beaucoup d’autres.

Il est pratiquement impossible de trouver un endroit sûr, car il semble que les civils soient délibérément pris pour cible. Depuis le début du bombardement de Marioupol, le 24 février, les autorités ukrainiennes estiment que 2500 personnes ont été tuées et beaucoup plus blessées.

Avec des températures nocturnes inférieures à zéro et des systèmes de chauffage qui ne fonctionnent plus, la température à l’intérieur des appartements et dans les sous-sols est désormais la même qu’à l’extérieur: le gel.

L’équipe de Médecins Sans Frontières (MSF) de la ville et leurs familles se sont également réfugiées pendant des heures dans le sous-sol du bureau, la peur étant palpable dans leurs voix lorsque nous parvenons à les contacter.

Pendant les quelques heures par jour où les bombardements s’arrêtent, la lutte pour la survie l’emporte sur la peur et ceux qui le peuvent sortent de la clandestinité pour essayer de trouver le peu de nourriture, de médicaments et de soins qui restent dans la ville, pour couper du bois de chauffage et recueillir de l’eau des ruisseaux, des sources ou de la neige fondue.

Les équipes MSF se sont rendues à plusieurs reprises dans la ville pour évaluer la situation, faire don du matériel médical restant et offrir aide et soins à ceux qui en ont besoin.

De nombreuses personnes vulnérables ne peuvent ou ne veulent pas quitter leur domicile. La situation est particulièrement grave pour les personnes âgées et les personnes handicapées qui dépendent de l’aide et des soins des autres, notamment pour trouver de la nourriture, de l’eau et du bois pour faire du feu. Les rapports que nous avons reçus de notre personnel piégé sont très durs à écouter.

Depuis des semaines, presque personne n’a pu entrer ou sortir de la ville, y compris les travailleurs humanitaires et les autres personnes qui tentent d’apporter des fournitures de base.

Le siège a effectivement piégé la population. Elle s’est vu refuser le droit de se mettre en sécurité et n’a plus accès aux produits de première nécessité indispensables à sa survie.

Après Deraa, Darayya, Raqqa, Kaboul, Sarajevo et tant d’autres conflits, c’est maintenant le tour de Marioupol. Plusieurs tentatives pour créer un passage sécurisé pour les personnes piégées à l’intérieur de Maroiupol sont tombées à l’eau avant que les autorités ne rapportent que des milliers de personnes (dont certains membres du personnel MSF et leurs familles) ont pu quitter la ville sous les bombardements grâce à un passage sécurisé unique le 14 mars.

Chaque conflit est unique, mais MSF a appris de première main qu’un passage sécurisé unique ne suffit pas. S’il peut être utile pour ceux qui veulent ou peuvent partir, à condition bien sûr que les soi-disant couloirs humanitaires ne soient pas ciblés, ce qui arrive aux civils qui ne peuvent ou ne veulent pas partir est une préoccupation majeure.

Parmi eux, le personnel médical qui choisit de rester pour s’occuper des malades et des blessés. Ces passages dépendent de la bonne volonté de toutes les parties au conflit, qui fait manifestement défaut. En outre, la mise en place de ces passages ne peut et ne doit pas exonérer toutes les parties concernées de leur responsabilité de protéger les centaines de milliers de personnes qui restent piégées dans la ville assiégée.

Indépendamment des trêves temporaires, le droit international exige que tous les belligérants fassent tout leur possible pour épargner tous les civils à tout moment. MSF et d’autres organisations humanitaires sont prêtes à apporter à Marioupol les fournitures et le soutien dont elle a tant besoin, mais nous avons besoin de toute urgence de l’assurance de toutes les parties que nos équipes seront autorisées à passer en toute sécurité.

Ainsi, alors que nous sommes occupés d’apporter notre aide dans d’autres régions d’Ukraine, avec Marioupol, nous nous sentons impuissants, observant les destructions catastrophiques et les pertes tragiques de vies, tout en appelant sans cesse à la sécurité des civils et au respect du droit humanitaire international. Mais une fois de plus, nous appelons toutes les parties qui ont le pouvoir de faire en sorte que cela se produise, de le faire tant qu’il y a encore des gens à sauver à Marioupol. (Article publié sur le site d’Al Jazeera, le 23 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Stephen Cornish est le directeur général du centre opérationnel de Médecins Sans Frontières (MSF) à Genève.

2 Commentaires

  1. Les 26,27 mai 1944, l’aviation américaine, dans une mission a-t-on dit de “destruction des voies de chemins de fer”, les bombardiers de nos alliés ont “arrosé” des quartiers des gares de Saint-Etienne, Lyon, Chambéry, Marseille. Total :4000 morts civils de France en 20 minutes. Peu ou pas de voies de communication ferroviaire vraiment détruites. A Saint-Etienne, un train de déportés a recommencé à rouler après l’alerte. Nous n’avons pas entendu que le but était “terrifier des civils “.Nous n’avons pas entendu l’expression “criminel de guerre”. Ces morts n’ont jamais été reprochées aux Présidents U.S. Vous inquiétez pas,Poutine s’en tirera.

  2. Bonjour,

    Ce n’est pas facile à lire. En toute impunité, les massacreurs de personnes fragiles, vulnérables, impuissantes s’en sortent et je crois que c’est cela pour nous qui lisons, le plus douloureux. Mais ce qui me console un peu, un tout petit peu, c’est que la Russie a essuyé des revers humiliants à la face du monde.

    Prendre en tuant, ce n’est pas gagner.
    C’est l’héritage des perdants et des faibles.

    Et comme le pape le disait :

    Où est la victoire de celui qui plante un drapeau sur un tas de ruines et de morts.

    Merci de m’avoir lue.

    Ann McGee
    Québec
    CANADA

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