Par Kateryna Semchuk, Serhiy Guz, Igor Burdyga, Oksana Dutchak et Natalia Lomonosova
Il y a six mois, vers 5 heures du matin le 24 février, la Russie a lancé une invasion à grande échelle de l’Ukraine dans une escalade majeure de la guerre russo-ukrainienne qui a débuté en 2014. Bien que les tensions aient augmenté entre les deux pays au cours des mois précédents, peu auraient pu prédire le bain de sang qui allait suivre.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a attesté un total de 5514 morts civils lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie au 14 août 2022, mais affirme que les chiffres réels sont probablement beaucoup plus élevés. Selon l’ONU, au moins 12 millions de personnes ont fui leur foyer.
Au cours des six derniers mois, openDemocracy a publié des centaines d’articles en provenance d’Ukraine et de la région environnante, sur le conflit et son impact à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine. Nous nous sommes entretenus avec cinq de nos contributeurs ukrainiens réguliers au sujet de six mois de guerre et de ce qui nous attend.
Igor Burdyga, journaliste
Il y a six mois, aux premières heures du 24 février, ma femme et moi fumions sur le balcon et avions le sentiment que la guerre était inévitable. «Peut-être qu’elle va nous coûter le Donbass?» a-t-elle suggéré avec hésitation. «Peut-être», ai-je répondu.
Le matin, après les premières attaques de missiles sur Kiev et des dizaines d’autres villes, j’ai ressenti de la honte pour ces paroles. Quelques jours plus tard, l’armée russe a pris ma ville natale, Kherson. Je vois cela comme une punition pour notre lâcheté – c’était un peu espérer que d’autres feraient les frais de l’agression russe.
Pendant huit ans de conflit avec la Russie, j’ai essayé de continuer à croire en la paix. Au cours des sept dernières années, les accords de Minsk (une série d’accords internationaux visant à mettre fin à la guerre dans la région ukrainienne de Donbass) sont restés les seules lignes directrices sur la manière d’y parvenir. Les politiciens ont débattu à leur sujet, mais ont continué à répéter qu’il n’y avait pas d’alternative.
En mars, alors que les pourparlers de paix entre Kiev et Moscou étaient encore en cours, comme de nombreux Ukrainiens, j’ai essayé de comprendre: quel prix devrions-nous payer pour une nouvelle paix? La société ukrainienne accepterait-elle un cessez-le-feu, laissant Kherson et Zaporijia sous contrôle russe, pardonnant la destruction de Marioupol et de Kharkiv?
Après six mois de cette terrible guerre, le prix d’un armistice ne cesse de croître.
Un cessez-le-feu serait l’occasion de stopper la mort quotidienne de dizaines de militaires et de civils en Ukraine, de calmer la peur de millions de personnes vivant sous la menace de frappes quotidiennes de missiles. En dehors du pays, les observateurs parlent de plus en plus du coût de la guerre.
Mais la liberté pour laquelle cette guerre est menée a aussi un prix. Ce prix est payé par les millions de réfugiés qui ont quitté les territoires occupés, et par les nombreux autres qui sont contraints de rester sous occupation. La voix de ces Ukrainiens et Ukrainiennes doit maintenant être entendue.
Peut-être alors l’Occident réfléchira-t-il au prix réel que les Ukrainiens et Ukrainiennes devraient payer pour un accord de paix avec la Russie. Après tout, si le traité précédent n’a pas pu empêcher le Kremlin de poursuivre son agression en Ukraine, un nouveau traité peut-il sauver le monde entier de la tyrannie russe?
Oksana Dutchak, sociologue
Six mois après le début de l’invasion à grande échelle, les questions féministes les plus pressantes en Ukraine concernent la sécurité et la survie socio-économique.
Pour ce qui a trait à la sécurité, nous parlons de la possibilité d’évacuer vers un endroit relativement sûr où les risques de mort, de mutilation ou de violence sont moindres. Pour les femmes dont des membres de la famille ont besoin de soins – enfants, personnes handicapées, personnes âgées – il est souvent plus difficile de partir.
La destruction des infrastructures et des logements, le déplacement d’une grande partie de la population vers d’autres régions d’Ukraine, la crise économique et la perte d’emploi, l’insuffisance du soutien de l’Etat et le démantèlement significatif de la protection des droits des travailleurs et travailleuses rendent encore plus difficile la responsabilité des femmes d’assurer au moins une forme de survie pour elles-mêmes et souvent pour les autres membres de la famille.
Les personnes évacuées à l’étranger sont confrontées à des problèmes supplémentaires liés à la sécurité lors du départ, aux difficultés d’enregistrement officiel, à l’adaptation et à l’intégration dans des infrastructures peu familières (et aussi souvent surpeuplées): écoles, jardins d’enfants, établissements médicaux, etc.
La loi martiale (qui interdit aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays) contraint un grand nombre de femmes à devenir des mères célibataires, avec toutes les difficultés que cela implique, aggravées par le fait qu’elles se trouvent dans un pays étranger sans leurs réseaux de soutien habituels. Pour celles qui doivent rester à l’étranger pendant une période plus longue, le défi consistera également à s’intégrer au marché du travail local, ce qui signifiera souvent une déqualification et un accroissement des réserves de main-d’œuvre bon marché des pays d’accueil, en particulier dans les secteurs des soins des pays européens.
A leur crédit, le mouvement féministe mondial, pour autant que je sache, a soutenu et continue de soutenir inconditionnellement les personnes touchées par la guerre. La solidarité avec les victimes de l’invasion russe a été universelle.
Malheureusement, un problème s’est posé lorsqu’il s’est agi de la solidarité avec la résistance ukrainienne. De nombreuses représentantes du mouvement féministe ont adopté des slogans – tels que «N’armez pas l’Ukraine» – qui ignorent le contexte historique et matériel de ce qui se passe dans le pays. Beaucoup ne se sont pas demandé ce que les activistes ukrainiens et ukrainiennes pensent et ce dont ils ont besoin. En même temps, bien sûr, il existe de nombreux activistes, initiatives, organisations et réseaux qui soutiennent les féministes ukrainiennes. Et le mouvement féministe est l’un des plus actifs au sein de la résistance anti-guerre russe.
Serhiy Guz, journaliste, cofondateur du Syndicat ukrainien des journalistes
Lorsque l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine a commencé il y a six mois, il semblait que ce serait l’épreuve la plus difficile pour nous. Mais il est désormais clair que le véritable test ne réside peut-être pas seulement dans la guerre. Le peuple ukrainien sera-t-il capable de maintenir son engagement envers la démocratie, les droits de l’homme et ce que nous appelons les «valeurs européennes»?
La question n’est pas du tout rhétorique. Selon un sondage réalisé le mois dernier par l’Institut international de sociologie de Kiev, près de 60% des Ukrainiens et Ukrainiennes estiment qu’un «dirigeant fort» est plus important que l’engagement envers un système démocratique. Seuls 14% des Ukrainiens soutiennent ce dernier point. Il y a tout juste un an, les partisans d’un «pouvoir fort» étaient deux fois moins nombreux que les partisans de la «démocratie».
Les premières victimes du «pouvoir fort» du temps de guerre ont été les médias d’opposition et les voix des dissidents. Ils ont disparu du paysage médiatique presque sans combattre. Les chaînes de télévision survivantes de l’oligarque et ex-président Petro Porochenko [président de l’Ukraine de juin 2014 à juin 2019, à la tête de son parti Solidarité européenne] ne comptent pas – elles n’invitent tout simplement pas les personnes qui ont des opinions politiques différentes de celles habituellement exprimées sur la chaîne.
Toutes les autres chaînes de télévision influentes ont été rassemblées par les autorités sous l’égide de United News Marathon, un flux d’émissions commun, diffusé 24 heures sur 24, établissant un contrôle total sur les informations diffusées dans le pays.
Les «chiens de garde de la démocratie», comme on appelait autrefois les journalistes en Ukraine, se sont tus, tout comme les dissidents. Aujourd’hui, se cachant derrière les conséquences de la guerre et la détresse de millions d’Ukrainiens qui cherchent désespérément du travail, les autorités adoptent des lois qui restreignent les droits de ces mêmes citoyens et citoyennes comme salariés. Mais vous n’entendrez aucune discussion sérieuse ou critique à la télévision concernant ces lois [entre autres, les lois 5371 et 5161, adoptées par le parlement et ratifiées par le gouvernement Zelensky].
Il est également facile de réduire au silence les syndicats. Après tout, les grèves et les protestations sont interdites en temps de guerre.
Pendant ce temps, le parlement prépare des restrictions encore plus importantes à la liberté des médias. Le sondage d’opinion susmentionné montre que 60% des Ukrainiens et Ukrainiennes interrogés sont prêts à soutenir le renforcement du contrôle de l’Etat sur Internet.
Tout en remportant des victoires et en repoussant l’ennemi sur les «fronts militaires», nous abandonnons progressivement notre «front démocratique» – pas pour toujours, j’espère.
Natalia Lomonosova, analyste à Cedos, un groupe de réflexion ukrainien indépendant
Le système de protection sociale est conçu pour protéger une personne contre la pauvreté, mais aussi contre les risques pour son bien-être liés, par exemple, à une maladie prolongée, à un handicap ou même à la solitude. La guerre totale qui a débuté il y a six mois a exposé à ces risques des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes. Si, avant l’invasion, nous parlions de divers programmes d’assistance sociale pour les «catégories vulnérables» de la population, nous devons maintenant reconnaître les nouvelles vulnérabilités causées par la guerre. Il s’agit des familles à faible revenu qui ont dû quitter leur foyer et devenir des personnes déplacées à l’intérieur du pays; des personnes handicapées qui se sont retrouvées dans des établissements de soins institutionnels dans des zones d’hostilités actives; des mères célibataires qui ont perdu leur emploi.
La guerre exacerbe également les problèmes existants dans le filet de sécurité sociale lui-même. L’absence quasi totale de logements sociaux, par exemple, ou le manque de ressources financières et administratives dans de nombreuses régions font qu’il est difficile d’assurer l’évacuation des groupes vulnérables ou de subvenir aux besoins fondamentaux des personnes déplacées.
Nombreux sont ceux et celles qui compensent le manque d’infrastructures sociales et de soutien gouvernemental en se tournant vers leurs amis et leur famille, ainsi que vers les organisations de la société civile, les militant·e·s de base et les bénévoles pour obtenir de l’aide. Cela crée souvent des liens solides de solidarité mutuelle.
Dans le même temps, l’Etat continue d’appliquer les politiques sociales qui étaient privilégiées avant la guerre, telles que la réorganisation et la réduction des prestations, et de pousser les gens à entrer sur le marché du travail le plus tôt possible afin qu’ils «se prennent en charge». Ce type de pensée se reflète également dans le plan de reconstruction présenté en juillet [la dite conférence de Lugano, qui a totalement marginalisé les organisations des salarié·e·s].
Plus la guerre se prolonge, plus elle nous oblige, en tant que société, à réexaminer la question de la redistribution des risques existants. Sans cela, nous ne serons pas en mesure de construire une société véritablement solidaire après la guerre.
Kateryna Semchuk, journaliste
L’un des aspects difficiles pour l’Ukraine et son peuple de la récente phase d’agression militaire russe est le nombre croissant d’Ukrainiens en captivité.
Il est atrocement douloureux de ne pas savoir où se trouvent ses proches, ni dans quelles conditions ils sont détenus, et de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes ressentent cette douleur à mesure que la guerre s’éternise.
De nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes utilisent Facebook et Telegram comme source de nouvelles informations sur les captifs, les observations étant souvent rapportées dans les vidéos de propagande russes. Les gens postent également des photos personnelles ou des photos de soldats en uniforme dans les tranchées ou sur la ligne de front. Chaque message posté dans ces groupes reflète la douleur qu’endurent les proches lorsqu’ils perdent le contact avec un être cher dans une zone de guerre.
Depuis 2014, le problème des soldats et des civils ukrainiens en captivité en Russie est difficile à gérer pour les autorités, mais il est devenu beaucoup plus important avec l’invasion à grande échelle. Selon les estimations des défenseurs des droits de l’homme, environ 8000 prisonniers ukrainiens sont aujourd’hui détenus en captivité en Russie, dont 2500 femmes. Les captifs sont détenus dans des conditions horribles, qui rappellent les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (1re édition en français, Lettres Nouvelles, 1969) – un célèbre recueil de nouvelles russes sur le goulag.
A vu le jour un mouvement de volontaires aidant à identifier les captifs qui apparaissent sur les vidéos de propagande russes. Ces volontaires établissent des listes de captifs, avec leurs noms, dates de naissance, photos et lieux de captivité. Quelques dizaines de volontaires revenus du camp de prisonniers d’Olenivka [situé dans l’oblast de Donetsk] ont créé un réseau pour fournir aux proches des informations sur les personnes détenues dans ce camp.
Ce mouvement fonctionne parallèlement à l’opération étatique d’échange de captifs. Il a créé des tensions car le gouvernement prétend que parler publiquement des prisonniers pourrait perturber le processus d’échange de prisonniers. Mais le mouvement répond à un besoin vital de communication avec les proches des prisonniers, qui ont le sentiment que les autorités les laissent tomber. (Propos recueillis par openDemocracy et publiés le 24 août 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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