Pour poursuivre la réflexion

Par Jean-Louis Marchetti

Nous poursuivons la publication de contributions qui participent de l’analyse et des réflexions que suscite le mouvement social qui a marqué la France de mai à novembre 2010 et dont les traces sont loin d’être effacées. En particulier, dans un contexte de crise socio-économique européenne stimulant une avalanche de politique d’austérité – d’attaque au salaire social – à l’échelle du continent (Réd.)

«Aujourd’hui nous ne savons pas ce que nous devons faire,
mais nous devons agir tout de suite,
car notre inertie aurait des conséquences
désastreuses.» Slavoj Zizek

Que la gauche social-démocrate soit déstabilisée par le mouvement social il n’y a rien de surprenant à cela. Elle partage depuis longtemps la même vision du monde que la droite libérale et peu ou prou les mêmes recettes politiques. Son engagement dans la construction de l’UE en fait foi. C’est donc du côté de l’extrême gauche ou de la gauche radicale, quelle que soit la façon dont on l’appelle, qu’il faut se tourner pour tenter de trouver un prolongement politique au refus du système qui s’exprime de plus en plus massivement dans les rues du vieux continent.

I. Le conservatisme d’extrême gauche

Pourtant, chez ceux qui font profession de contester radicalement le capitalisme, on peine à voir émerger une stratégie politique qui soit à la mesure de la crise du système et des possibilités qu’elle offre pour l’action.

Longtemps marginalisés au sein du mouvement ouvrier, mieux préparés à critiquer qu’à assumer des responsabilités, ces cercles militants dévorés par l’activisme ont trop longtemps laissé l’économie aux mains des spécialistes; celle-ci devenant au fil du temps de mois en moins politique.

De là est né un véritable conservatisme politique et organisationnel, qui empêche d’analyser la crise du capitalisme dans toute son ampleur et d’apparaître comme une alternative.

Ce conservatisme dans la pensée radicale s’ancre sur deux postulats

1° La foi en la pérennité du capitalisme

Bien évidemment, ce n’est pas ainsi qu’on le formule parmi ceux qui se réclament du marxisme, mais sous sa version volontariste: «Le capitalisme ne s’écroulera pas tout seul !» sous-entendu il faudra y mettre la main.

Avec le temps cette affirmation est devenue une tranquille certitude que le système peut toujours rebondir et comme le phénix renaître de ses cendres. A l’opposé des leçons de Marx, l’histoire aurait accouché d’une formation sociale qui se survivrait à travers l’histoire.

Certes le capitalisme a survécu – à quel prix ! – à la crise de 29, mais la crise actuelle est beaucoup plus profonde. Généralisée dès le départ, elle met en cause les postulats fondamentaux du système.

Or le système crève d’abord de ses propres contradictions et pas de l’hostilité de ses ennemis. Là aussi une grande leçon de Marx un peu négligée.

Les contradictions du système prennent naissance dans son fonctionnement économique, cette structure qui a fait son extraordinaire succès.

Partie de cette base économique, la crise actuelle atteint toutes les dimensions de la société, fragilise l’ensemble des rapports sociaux et d‘abord les rapports noués dans le cadre de l’organisation du travail et donc les rapports avec la nature qui prend sa revanche d’une longue histoire de pillages irresponsables.

La crise actuelle n’est pas une crise cyclique, mais une crise de dégénérescence du mode de production. Nous en sommes précisément au moment où le développement des forces productives fait éclater les rapports de production non pas dans un ou plusieurs pays avancés, mais pour la première fois dans l’histoire à l’échelle du capitalisme mondialisé.

Cette crise globale provoque des révoltes dans toutes les instances de la société: usines, bureaux, écoles, hôpitaux, tribunaux… Ces révoltes portent en germe une rupture radicale avec le système et donc la possibilité pratique d’une autre société.

C’est seulement en articulant les multiples crises qu’engendre la décomposition du capitalisme avec les révoltes qu’elles provoquent que l’on peut penser la rupture et la transition vers un autre type de société.

Mais pour cela il faut commencer par prendre la crise actuelle au sérieux.

2° Une vision syndicaliste de la lutte des classes

Il faut aussi prendre au sérieux les mouvements sociaux et leur dynamique. Malheureusement c’est souvent une vision syndicaliste qui domine dans la gauche radicale avec la grève générale comme horizon indépassable et qui s’éloigne sans cesse.

Et surtout ce constat faussement réaliste: «L’accumulation des défaites»

Un constat qui bouche la perspective, aboutit à intérioriser une dégradation durable du rapport de force et interdit de penser la contre-offensive. La classe ouvrière pourrait au mieux espérer limiter les dégâts en attendant des lendemains encore imprévisibles.

Une vision qui bizarrement entre en phase avec celle des réformistes honnis.

Dans ces conditions que peut faire la gauche radicale ? Témoigner, sauver son âme en conservant intact le drapeau pour les jours meilleurs. L’ennui c’est que les drapeaux, conservés dans ces conditions, sont bouffés par les mites !

La somme algébrique des gains et des pertes n’a de sens que dans une période de stabilité. Elle n’en a plus lorsque toute une société fout le camp.

Ce qui importe maintenant, c’est de mesurer la déstabilisation de la formation sociale, la multiplication des groupes sociaux qui entrent en résistance et la dynamique de leur lutte.

II. L’articulation des crises et des expériences de lutte

La Commune de Paris, la Révolution russe, les révolutions coloniales, la plupart des révolutions depuis deux siècles prennent leur élan du fond d’une accumulation de défaites catastrophiques. Elles marquent alors un retournement dialectique, pas le sommet d’une longue accumulation de victoires comme le croyaient les sociaux-démocrates allemands du début du XXe siècle.

Certes les bourgeoisies européennes accumulent les mauvais coups contre leur propre classe ouvrière, mais ce faisant elles réduisent considérablement leur base sociale et ce qui est peut-être encore plus grave pour elles, elles détruisent leurs propres bases d’accumulation capitaliste dans une situation de concurrence internationale exacerbée où elles ont perdu l’initiative.

Dans chacune de ces batailles, les travailleurs et travailleuses accumulent des expériences de lutte et s’éloignent d’un système qui manifestement ne leur réserve aucun avenir enviable.

C’est de l’articulation entre la crise et l’accumulation d’expériences, y compris de défaites partielles, que naîtra la volonté collective d’en découdre jusqu’au bout.

III. A quelle aune juger la mobilisation sur les retraites ?

Certes la loi est passée et va commencer à s’appliquer. Mais qui peut croire que la bourgeoisie a ainsi réglé la question des retraites jusqu’en 2040 ?

Les dirigeants des banques centrales sont incapables de réguler le système monétaire international à 3 mois. L’approvisionnement en céréales de l’humanité n’est pas assuré au-delà de 3 mois. Le peak oil est sans doute déjà atteint et tous les scientifiques sérieux de la planète nous annoncent que nous sommes engagés dans un bouleversement climatique catastrophique.

La vérité c’est que le capitalisme met en danger l’avenir des retraités et de tous les autres à très court terme. Et ce n’est pas un problème de financement.

Ce sont les vraies richesses qui manqueront de plus en plus, comme elles manquent déjà cruellement pour des millions d’habitants du globe: alimentation, eau potable, vêtements, logements, santé, éducation…

Il faut avoir le courage de le dire. On ne peut pas sauver les retraites dans le cadre du système capitaliste, pas plus qu’on ne peut sauver le droit à la santé, l’éducation, le logement, le droit à l’eau potable et à une alimentation saine. Le droit à se chauffer en hiver et à se vêtir correctement.

La situation que connaît la partie la plus pauvre des populations d’Europe, cette situation est entrain de s’étendre très vite à l’ensemble des travailleurs et à ce qu’on appelle les classes moyennes et qui commencent à en prendre conscience.

Au point de dégradation atteint par le système, la mise en place de la loi sur les retraites n’y change rien.

Par contre, ce qui donne toute sa signification à la séquence que nous venons de vivre, c’est qu’au moment le plus fort de la mobilisation il est devenu soudain clair pour les manifestants et les grévistes, pour le pouvoir et pour les observateurs étrangers, que ce qui était en jeu, c’était un choix de société.

Comme pour le CPE (Contrat première embauche), comme pour la constitution européenne. L’entrée de la jeunesse dans la danse ne trompe pas. Les lycéens l’ont compris et leurs parents aussi. Au-delà des retraites, c’est l’organisation du travail, des études, la justice et la démocratie qui sont en cause.

Qu’on prenne la question par le bout des retraites, des services publics, de l’école, de la sécurité sociale, du réchauffement climatique ou de l’énergie nucléaire, le bilan est le même: de cette société-là on n’en veut pas ! L’enjeu est à ce niveau et pas en deçà.

Dans un article intitulé «Retraites: la débâcle en chantant victoire» le journaliste Pierre Marcelle (Libération, 12 novembre 2010) clame sa frustration et sa rage de ne pas avoir gagné. Pertinent sur l’analyse, il se trompe sur le bilan. Mais qu’importe le bilan, ce qui est précieux c’est cette rage.

Elle est maintenant un bien commun à des millions.

Voilà l’expérience qu’ont faite des millions de travailleurs et de jeunes pendant l’automne 2010. Ils ont aussi fait l’expérience qu’ils n’étaient pas encore équipés pour franchir l’obstacle. C’est à cette question qu’il faut s’atteler.

En particulier pour ceux qui ont fait de l’anticapitalisme leur identité.

IV. Un parti, un programme, une stratégie.

Mouvement social cherche parti. Un parti capable de définir et de commencer à mettre en pratique une politique de rupture avec le capitalisme. C’est la principale limite des mouvements sociaux et il faut reconnaître que depuis que la question est ouvertement posée nous progressons lentement.

1° L’anticapitalisme aujourd’hui: remonter des conséquences aux causes

Il est aujourd’hui de bon ton d’être anticapitaliste. Cet anticapitalisme s’appuie sur les conséquences les plus visibles du système. Mais cet anticapitalisme des conséquences remonte rarement jusqu’aux racines du système. S’il se propose souvent de le réguler, il se garde bien de remettre en cause sa base: la propriété privée des moyens de production. Et ce qui en est la conséquence inéluctable: l’exploitation des travailleurs et le pillage des ressources naturelles.

2° Un programme de rupture dans tous les domaines

Un programme de rupture, c’est un programme qui commence à tracer des pistes pour un fonctionnement alternatif de l’appareil de production, comme de toute la société.

Ce n’est pas une plate-forme revendicative, mais les mesures les plus urgentes à prendre, dans tous les domaines pour changer de cap. Il faut sans cesse répéter qu’un tel programme ne peut réussir sans sa mise en œuvre directement par les travailleurs et la jeunesse mobilisée.

Un tel programme ne peut être l’œuvre d’un seul parti, il naît des besoins collectifs, il est confirmé dans les luttes, mais un parti ou une coalition peut se l’approprier.

A condition que ce ou ces partis disent clairement qu’ils font le choix de la rupture et que la voie de la régulation du capitalisme est désormais une impasse.

3° Une stratégie qui pose la question du pouvoir

La question du pouvoir est posée par toutes les dimensions de la crise du système. Elle se pose dans toutes les luttes qui contestent son fonctionnement, face à toutes ces décisions inévitables prises par nos gouvernants. Décisions inéluctables pour ceux qui veulent pérenniser le système.

Un parti utile dans cette situation, c’est un parti qui indique sans cesse la direction du pouvoir, qui rappelle la nécessité pour les travailleurs et les couches populaires de s’emparer directement du pouvoir et propose des étapes pour atteindre cet objectif.

4° La question du débouché politique aujourd’hui

Nous devons commencer à apporter des réponses sans attendre une hypothétique recomposition/reconstruction du mouvement ouvrier. Ce qui implique de partir de ce qui existe pour créer les conditions de son dépassement.

On pourrait définir le point de départ ainsi:

«VIRER SARKOZY, SANS FAIRE CONFIANCE AU PS POUR CHANGER DE POLITIQUE»

Ce qui pose nécessairement la question de l’unité de la gauche radicale et entre autre des partis qui se situent à gauche du PS. Ils n’y seront peut-être pas tous à l’arrivée, mais au départ ils sont tous concernés.

Nous nous retrouvons peu ou prou dans la configuration qui a suivi la victoire du non [54,7%] au référendum [sur le Traité constitutionnel européen] de mai 2005, mais avec quelques millions de grévistes et quelques années d’expériences en plus. Transformer une partie de ces grévistes en militants d’un grand mouvement politico-social voilà l’enjeu, pour donner cette fois un débouché positif à la construction d’une force politique radicale à la gauche du PS qui postule au pouvoir pour y appliquer un programme de rupture avec le capitalisme.

Pour que cette perspective ne soit pas une fois de plus un théâtre d’ombres, il faut que le débat commence par le bon bout: quel anticapitalisme voulons-nous pratiquer ensemble ? Celui des bons sentiments et des beaux discours ou celui de la rupture et donc de la confrontation ? De la réponse à ces questions dépend la question des alliances et de l’attitude par rapport au PS et à sa gestion. Pas l’inverse.

La catégorie politique «gauche» est devenue une coquille vide qu’il faut maintenant confronter à la réalité de la crise et de la lutte des classes.

V. Le temps de l’Europe

Les échos de la mobilisation française sur les retraites n’étaient pas retombés que l’on apprenait qu’en Allemagne 50’000 manifestants bloquaient pendant plusieurs jours un convoi ferroviaire chargé de déchets nucléaires. Dans la même semaine les étudiants anglais excédés par l’augmentation des frais d’inscription décidée par le gouvernement conservateur saccageaient les locaux du parti au pouvoir à Londres.

Dans tous les pays, sur tous les terrains la révolte gronde en Europe.

C’est une caractéristique majeure de la situation actuelle et il faut en comprendre la nouveauté.

L’extrême gauche se doit de faire une mise à jour.

Les militants de ce courant ont longtemps répété avec raison, que les décisions de Bruxelles engageaient aussi la responsabilité des gouvernements nationaux. C’est toujours le cas. Mais trois choses ont changé:

1° La coordination des politiques à l’échelle du continent est devenue un enjeu vital pour les bourgeoisies européennes et cette coordination ne va pas de soi, c’est le moins qu’on puisse dire. La construction européenne est soumise à d’exceptionnelles tensions par la crise économique. Une potion amère pour les peuples pourrait sortir de ce chaudron de sorcière si nous ne le renversons pas à temps.

2° Il existe maintenant un appareil d’état européen qui n’a aucune légitimité, mais qui gouverne peu ou prou sous les ordres directs des multinationales. Cette situation antidémocratique est sans précédente et scandaleuse en soi. Elle ne laisse que peu de marges de manœuvres aux politiciens nationaux pour gérer les conflits, autrement que par de méthodes de clique et de basse police.

3° Tout le monde sent bien que l’échelle du Vieux Continent est la plus pertinente pour jeter les bases d’une nouvelle société respectueuse des droits démocratiques, de la justice sociale et des contraintes écologiques.

Autant l’Union Européenne est le lieu de tous les dangers, autant une Europe construite par et pour les travailleurs offrirait des possibilités réelles pour sortir du capitalisme.

En conséquence tout projet de transformation sociale se doit de répondre à quelques questions brûlantes concernant la constitution européenne, la monnaie, le système financier, les services publics, les droits sociaux et la législation environnementale à l’échelle du continent.

Un tel programme sera d’autant plus crédible qu’il s’appuiera sur la coordination des luttes sociales et écologiques qui foisonnent actuellement.

Les travaux pratiques ne manquent pas.

Mais il faut dépasser les réflexes de boutique et surtout les frontières idéologiques et les incompréhensions fruits d’une longue période d’histoires politiques nationales qui se sont tourné le dos. (Ecrit le 12 novembre 2010)

*Jean-Louis Marchetti, militant syndical dans la FSU (enseignement), membre du NPA des Bouches-du-Rhône et membre de sa commission écologie.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*