Il y a le drame que constituent les 5 à 6 millions de réfugié·e·s syriens, soit le quart de la population du pays) [1]. Ce sont, d’une part, les réfugiés intérieurs, soit 3 à 4 millions d’exilés restés toutefois dans le pays, dans des conditions plus que précaires, dans un contexte de «guerre civile». Ce sont, d’autre part, les exilés partis à l’étranger, soit 2 millions de Syriens dont 1 million ayant moins de 18 ans. Ils sont principalement au Liban (900’000, soit quelque 25% de la population libanaise) et en Jordanie (500’000, soit plus de 15% de la population); mais aussi en Turquie (460’000, soit 0.6%), en Irak (168’000, soit 0.5%) et en Égypte (110’000, soit 0.1%) [2]. Et il y a la participation européenne, Suisse comprise, à ce drame.
L’Union européenne (UE) a versé un peu moins de 2 milliards d’euros d’aide financière aux pays riverains d’accueil des réfugiés syriens: pour les collectivités publiques, pour les camps de réfugiés. Pas impossible qu’une fraction de ces «aides» ait trouvé un refuge sur un compte bancaire d’une «entité financière» helvétique, suite à quelques détournements «habituels» en la matière. Cela «constitue la plus grosse contribution internationale et représente une part significative de l’ensemble du financement au niveau mondial », s’auto-congratule l’Union européenne (UE)dans un communiqué de sa Commission [3].
Ce que la Commission ne précise pas, c’est que cette somme représente le 0.0000007% des dépenses d’armement des pays de l’UE[4]! Sous cet angle, le geste charitable de l’UE prend tout son sens. Pour mieux comprendre la politique de l’UE en la matière. il faut tenir compte de quatre aspects.
Les chiffres de l’effroi
Avant d’aborder ces quatre aspects, penchons-nous sur des chiffres qui permettent de mieux saisir les enjeux.
Selon Frontex [5], il y a eu 900’000 immigrants légaux en 2010 dans l’UE, tandis que les entrées illégales se sont élevées à 104’000. Par ailleurs, selon Eurostat [6], sur 268’000 décisions d’asile en 2012, 72’000 ont été positives (statuts de réfugiés, admissions provisoires ou permis humanitaires); autrement dit 73% ont essuyé un refus! Mais des chiffres, plus spécifiques, suscitent l’effroi: depuis 2011 les demandes d’asile de Syriens dans l’UE, la Suisse et la Norvège se sont élevées à 52’000, dont 15’000 en Allemagne et 14’000 en Suède, les 23’000 autres dans les 28 pays restant. Or ces 52’000personnes représentent le 0.01% de la population de l’UE, plus celle de la Suisse et de la Norvège.
Prenons quelques exemples concernant les mois de janvier à septembre 2013 [7], à propos des exilés syriens vers les pays de l’UE. L’Allemagne et la Suède passent pour les héros de l’humanitaire européen en cette affaire, avec respectivement 4500 et 4700 réfugiés syriens accueillis, soit le 0.005% et le 0.05% de la population du pays. La Bulgarie et l’Italie ont appelé l’UE au secours face à « l’afflux » de demandeurs d’asile dont les Syriens! Durant la période sous examen, la Bulgarie a compté 4000 requérants d’asile – soit le 0.05% de la population – dont 1500 Syriens. L’Italie a vu «arriver» 5000 Syriens en 2013, soit le 0.008% de la population. Le président du Conseil des ministres et premier de classe de la politique italienne, Enrico Letta du Parti démocrate, a affirmé du haut de sa dignité de héros de bande dessinée que, malgré tout, l’Italie «gère» cette situation. Effectivement l’Italie gère. En laissant les requérants d’asile dans le dénuement et la misère noire, livrés à eux-mêmes et jetés ainsi dans les filets du terrifiant ping-pong des accords de Dublin.
Car les requérants ne supportant pas d’endurer cette misère déshumanisante vont déposer une demande d’asile dans un autre pays d’Europe – la Suisse, par exemple – qui va aussitôt les expulser vers l’Italie, comme premier pays de demande d’asile selon Dublin… Et là ils vont à nouveau affronter la pire détresse… et donc repartir. Mais cette fois-ci comme clandestins. C’est cela que Letta, depuis son luxueux palais Chigi, qualifie de «gérer». L’Autriche et la Finlande ont accepté 500 réfugiés syriens, le 0.006% et le 0.01% de leurs populations respectives.
Toujours au premier rang de l’humanitaire, d’autant plus depuis que sa ministre «socialiste», Simonetta Sommaruga, en charge de la Justice et de la Police a inauguré la Suisse miniature de l’asile, l’Helvétie a accepté 377 réfugiés et admis provisoires d’origine syrienne (moyenne annuelle 2011-2013); tandis qu’elle compte 2900 requérants d’asile sur son territoire. Les autorités suisses ont en outre fait un grand geste, elles vont accueillir 500 réfugiés syriens… en trois ans, soit 170 par an (en gros, pour 2013, cela fait le 0.04% de la population du pays [8]). C’est certainement un immense soulagement pour les 2 millions de réfugiés syriens. Les autorités vont aussi élargir le regroupement familial, mais seulement pour les Syriens ayant un permis B (résident de longue durée) ou C (autorisation d’établissement) ou «naturalisés». Ne s’agit-il pas, en l’occurrence, de Suisses? Alors, pourquoi nommer ces derniers «Syriens »? Il ne s’agit donc pas d’autorisations pour les requérants, ni pour les sans-papiers. Ce qui permet de mettre une bonne partie du coût de l’opération à charge des familles et non des structures publiques. Un peu comme avait fait le Conseil fédéral qui, lorsqu’il a entrouvert la Suisse à des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale, a mis leur frais à charge de la «communauté juive» et non de la Confédération. La conseillère fédérale responsable du Département de justice et de police «a remporté une victoire» lit-on sous la plume de Valérie de Graffenried qui ne fait pas de l’humour, dans le quotidien Le Temps [9].
Quant au gouvernement «socialiste» français, trop occupé par l’expulsion des Roms, il n’a pu accueillir que 700 Syriens, soit le 0.001% de la population du pays. Enfin, participant à cet élan continental de nanogénérosité, la Grande-Bretagne a annoncé qu’elle n’allait pas accepter de réfugiés syriens, mais qu’elle allait donner de l’argent.
Quatre aspects de la politique de l’UE contre les exilés
1° Cette politique a un objectif prioritaire, l’utilitarisme qui se nomme ici immigration choisie: ne vient légalement chez «nous» que le jeune scolarisé donc assimilable et formable («employable»), ou le moins jeune déjà bien qualifié, avec sa famille. Ils sont tous deux aussitôt pris dans les rets d’une politique d’assimilation à dimensions contraintes, abusivement qualifiée «d’intégration».
2° La guerre permanente que mène l’armée des frontières de l’UE grâce à Frontex – à la fois aux frontières pour empêcher l’immigration non choisie de pénétrer sur le territoire des pays de l’UE et à l’intérieur de l’UE, secondée ici par les polices nationales et locales qui traquent les sans-papiers et les requérants d’asile. A cette guerre s’ajoute, celle pour l’assimilation forcée des résidents étrangers. Le résultat ne souffre aucune discussion. C’est le maintien en vie d’un sentiment obsidional (d’être assiégé) anti-immigré qui se développe non seulement chez des nationaux, mais aussi chez étrangers assimilés (devant être plus nationaux que les nationaux pour être, peut-être. acceptés par les nationaux !).
Cela permet de reporter contre les diverses catégories d’immigrés (sans-papiers, requérants d’asile, Roms, Libyens, Égyptiens, Tunisiens, musulmans pas forcément immigrés mais considérés comme tels, Slaves, Kosovars, Africains, vocable signifiant Noirs, etc.), les frustrations dues à la précarisation, à la pauvreté, au chômage, à l’incertitude sur l’avenir, à la désocialisation, aux conditions de salaire et de travail des nationaux et des résidents assimilés. Et ces deux groupes sont d’autant plus désorientés – et donc d’autant plus réactifs contre l’immigré – que la gauche dite socialiste et les syndicats sont solidaires avec les gouvernements impliqués dans ces chasses à l’autre.
3° Un autre aspect de la politique de l’UE contre les exilés consiste dans un système militaro-policier continental violant systématiquement les droits démocratiques et utilisant les traitements inhumains contre les «illégaux» (comme un sans-papiers, un requérant d’asile est aussi un illégal, a priori). D’une part, ce système répressif est internalisé dans l’UE par la chasse aux clandestins et par la démultiplication de camps de (semi)enfermement où règne une effroyable misère. D’autre part, il est externalisé, par la démultiplication de camps de concentration de migrants autour de l’UE et par les accords de réadmission, signés avec un très grand nombre de pays, ainsi que par les accords d’expulsion avec les pays aux marges de l’UE. Et enfin ce système militaro-policier est revêtu d’apparences légales et légitimes par l’escroquerie qui se nomme Règlement Dublin (schématiquement, c’est le rejet d’un demandeur d’asile vers le premier pays où il a clairement séjourné ou déposé une demande d’asile en entrant dans l’UE), lui-même fondé sur la criminalisation des requérants à qui on prend systématiquement les empreintes digitales (dans la base de données Eurodac).
A travers ces trois aspects de la politique de l’UE, le but «des migrations contrôlées» et de la «mobilité» vise à contribuer à la compétitivité de l’UE et de ce qui reste de l’AELE. Garantir l’existence d’une main-d’œuvre adaptable possédant les qualifications requises et capables de faire face avec succès à l’évolution constante de la démographie et des besoins de l’accumulation du capital est une priorité stratégique pour l’Europe.
Il est également urgent d’accroître l’efficacité des politiques visant «à assurer l’intégration des immigrés dans le marché du travail », écrit la Commission européenne [10] en des termes qui auraient pu être ceux du gouvernement suisse.
Ainsi, la répression de l’immigration clandestine et de l’asile est une priorité, dans la mesure où ces canaux de migrations ne permettent pas d’appliquer une sélection migratoire dans le sens de l’immigration choisie. Mais cette politique migratoire laisse tout de même ouvert le robinet pour une main-d’œuvre (une fraction de l’armée de réserve industrielle) quotidiennement terrorisée, donc taillable et corvéable à merci pour toutes les tâches les moins qualifiées. Elle a pour nom générique: les sans-papiers. Cette politique migratoire a besoin de sélectionner un «échantillon» de demandeurs d’asile triés sur le volet, c’est l’asile choisi, dont les élus sont des «vrais» réfugiés, qui symbolisent frauduleusement le «respect des droits démocratiques». Il est utile de présenter une vitrine démocratique, pour une UE qui piétine la Charte de l’ONU, les Conventions européennes des droits de l’homme et des droits de l’enfant, au même titre que les Comventions de Genève de 1949.
4° L’unité européenne étant politiquement encore peu avancée, les différences de développements et de capacités de décision. le poids des divers secteurs socio-politiques nationaux ou nationalistes étant encore significatifs, les «standards de vie» étant très différents, les appareils d’État présentant des réalités historiques et concrètes très variables, la «démocratie bourgeoise» ayant des formes diverses, l’UE fonctionne en se fondant sur des jeux de rôles dans lesquels ces différences interviennent. Malgré le très dur régime d’asile européen commun, malgré l’approche policière commune des politiques migratoires, malgré une montée et une instrumentalisation générales de la xénophobie, du racisme anti-Roms et de l’islamophobie, des différences marquantes existent entre les politiques d’immigration et d’asile des pays membres.
En Grèce «on» tabasse les illégaux et «on» refuse presque toute demande d’asile; à Chypre et à Malte «on» met les arrivants en prison, puis «en fuite», les considérant presque tous comme illégaux; en Italie «on» laisse les sans-papiers et les requérants d’asile livrés à la misère; en Espagne «on» liquide un grand nombre de demandes d’asile au moyen de la violence policière et des refoulements collectifs vers le Maroc (où l’accueil est très violent et les refoulements massifs vers l’Algérie et vers le Sud), avec la bénédiction du HCR ; en Suisse (où l’immigration est importante) et en Scandinavie (où elle est moins importante), «on» contrôle, limite, réprime, contraint, expulse, mais proprement bien que très violemment; en Europe de l’Est «on» joue à fond le rôle de filtre anti-extra-communautaire terrestre (un peu comme le préconisait pour l’Allemagne Karl Haushofer, théoricien de la Geopolitik du nazisme, mais lui parlait de filtre contre les Juifs de l’Est…).
L’illusion europhile
Cette approche de la politique de «gestion du flux migratoire» de l’UE pose notamment le problème de l’erreur europhile des gauches dites socialistes et écologistes, mais aussi de celle d’une frange de la «gauche radicale» – y compris dans un pays comme la Suisse, non-membre de l’UE, ou dans des pays comme la Chypre, la Grèce ou Malte, membres mais marginaux – qui cultivent des illusions politiques sur l’«Europe». Ils ne la voient pas comme une forteresse monstrueuse, comme une machine de guerre fermée aux salarié·e·s extra-européens, bien qu’en faisant venir des millions illégalement (il y a de 3 à 8 millions de sans-papiers en UE, suivant les estimations). Ils ne la voient pas non plus comme une machinerie supranationale aux rouages nationalistes, participant de l’attaque frontale aux conditions de salaire et de travail des salariés, en les fragmentant en groupes spécifiques constamment mis en concurrence en son sein. Ils la voient comme une «ouverture cosmopolite», simplement parce qu’elle consiste en une entité supranationale.
De ce point de vue, la violence quotidienne des autorités grecques à l’égard de l’immigration non choisie fait partie du même système que le négationnisme en matière d’asile des autorités chypriotes et maltaises, que la violence du laisser-aller des autorités italiennes, que la dureté écrasante des autorités espagnoles, que l’hygiénisme migratoire scandinave, allemand, autrichien ou suisse, que la surveillance rigoureuse des marches orientales par les autorités des pays de l’Est européen… que la chasse aux exilés Syriens dans toute l’UE. (10 octobre 2013)
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1. Données HCR.
2. Cia, The World Factbook, online (https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/eg.html).
3. Commission européenne, Syrie: Fer de lance de l’aide humanitaire internationale, l’UE porte assistance à 7 millions de personnes dans le besoin, communiqué de presse, Bruxelles, 25/09/2013.
4. Luc Mampaey, Compendium des dépenses militaires, production et transferts d’armes, éd. GRIP, Bruxelles, 2012, Annexe 1: Les dépenses militaires des pays membres et candidats de l’Union européenne et des États-Unis, 2001-2010.
5. Frontex, Annual Risk Analysis 2013, Varsovie, 2013
6. Eurostat, Demandes d’asile dans l’UE 27. Le nombre de demandeurs d’asile enregistrés dans l’UE27 en hausse à plus de 330 000 en 2012, Communiqué Eurostat, Bruxelles, 22 mars 2013.
7. Cf. statistiques Eurostat sur la population européenne et sur les migrations, statistiques du HCR, sites Internet des pays concernés et Cia, The World Factbook, online (https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/eg.html)
8. (377+2900+170)/8’000’000 = 0.04%
9. Valérie de Graffenried, La Suisse va accueillir 500 réfugiés de Syrie et renoue avec sa politique de contingents, quotidien Le Temps, Genève, 04/09/2013.
10. Commission européenne, Approche globale de la question des migrations et de la mobilité, Bruxelles, 18/11/2011, Communication COM(2011) 743 final.
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