Italie. La marche des «casquettes rouges» contre l’exploitation

Par Gaetano de Monte

Des centaines de journaliers africains défilent en Italie en protestation contre des conditions de travail propres à de l’esclavage. «Nous sommes prêts à organiser la première marche pour la dignité et pour les droits. Pour dire non à toute forme d’esclavage, en particulier contre les diktats de la grande distribution.» Le jour se lève à Torretta Antonacci, près de l’ex-ghetto de Rignano [1], entre les champs de Rignano Garganico et de San Severo, à une vingtaine de kilomètres de Foggia, dans les Pouilles.

Aboubakar Soumahoro, syndicaliste de l’Unione sindacale di Base (USB), rassemble des centaines de journaliers avant de leur expliquer: «Durant la matinée, nous traverserons les champs jusqu’à la préfecture de Foggia. Nous brandirons nos casquettes rouges pour dire non à l’exploitation. Pour dire clairement que les êtres humains priment sur les affaires.» Il ajoute: «Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de permis, nous voulons des réponses.»

Il est près de midi lorsque la manifestation, réunissant plusieurs centaines de journaliers africains qui ont aujourd’hui croisé les bras «pour protester contre un système agricole qui nous opprime», se rassemble devant la gare de Foggia avant de se rendre ensuite, leur nombre ayant atteint presque 1000, devant la municipalité de cette ville des Pouilles.

Avec ce qui lui reste de voix suite à une longue journée qui avait commencé très tôt, Aboubakar continue d’encourager au mégaphone les «camarades de lutte», ayant répondu à l’appel lancé par l’USB, qui sont réunis devant la municipalité de la ville.

Aboubakar Soumahoro

«Il y a beaucoup à apprendre de cette grève, aujourd’hui vous écrivez une grande page d’histoire», déclare Michele Emiliano, président de la région des Pouilles [membre du Parti démocrate], s’adressant à Aboubakar Soumahoro: «Faire du syndicalisme, c’est ça: organiser des femmes et des hommes pour aboutir à des conquêtes sociales.» Le président de la région se propose de servir d’interlocuteur «avec n’importe quel gouvernement, afin de trouver une solution à la question de l’exploitation dans le secteur agricole».

Les journaliers africains s’adressent précisément au président du gouvernement, Giuseppe Conte, au moyen d’un message symbolique: ils déposent une caisse de tomates à l’entrée de la municipalité de Foggia, juste avant la réunion du syndicat avec le préfet. Pendant ce temps, Aboubakar Soumahoro invite à la réflexion, rappelant qu’aujourd’hui, 8 août, «c’est l’anniversaire du désastre de Marcinelle [un incendie dans une mine de charbon près de Charleroi – en Wallonie – qui, le 8 août 1956, a provoqué la mort de 262 personnes, dont 136 immigrés italiens], une époque où les ouvriers italiens étaient exploités et esclavagisés, entre autres en raison de leur nationalité». 

Sur les événements de Foggia, l’ordre du discours politico-institutionnel

Hier [7 août], le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, présidait dans les locaux de la préfecture de Foggia le Comité provincial pour l’ordre et la sécurité publique, convoqué en urgence après les deux accidents de la route [les 4 et 6 août] qui, au cours des derniers jours, ont provoqué la mort de 16 journaliers [2].

«Il s’agit d’un problème de mafia, pas de salaires au noir et de recrutement illégal de journaliers. Dans la province de Foggia, il y a une criminalité mafieuse que j’ai l’intention d’éradiquer localité par localité», a déclaré Salvini lors de la conférence de presse qui s’est tenue à l’issue de la rencontre institutionnelle. Il a ensuite ajouté: «Je ne permettrai pas que l’on appose une étiquette de criminelle sur l’agriculture italienne du seul fait que quelques-uns veulent s’enrichir dans l’illégalité. La grande majorité des employeurs de Foggia sont honnêtes.»   

Le ministre en a fait exclusivement, en l’espèce, une question de légalité, de respect de la loi, de sécurité sur les routes. «L’objectif est de gérer de manière transparente les transports, pour que les mafias n’en aient plus le contrôle», a insisté Salvini; en oubliant que la question de l’exploitation dans le secteur agricole relève d’un ensemble politique et économique, où sont en jeu les intérêts financiers de certaines de plus grandes entreprises du pays.

C’est précisément ce qu’a découvert il y a quelque temps le parquet de Lecce, ville du sud des Pouilles, lors de l’enquête sur le décès d’Abdullah Mohamed, un journalier soudanais de 47 ans, mort sous la chaleur dans les champs de Nardò [une ville de 30’000 habitants], le 20 juillet 2015.

Abdullah est mort sous la chaleur et suite aux efforts de la récolte de tomates. Cet été, au moins dix personnes sont mortes dans les champs pour les mêmes raisons (chaleur et épuisement). Seulement dans les Pouilles, cinq migrants sont morts en deux mois. L’enquête de la magistrature des Pouilles a démontré l’existence d’une véritable chaîne d’exploitation agricole. Ces tomates ont été vendues à certaines des plus importantes entreprises de conditionnement d’Italie (en réalité, les grandes entreprises en question n’ont jusqu’ici pas même été évoquées dans l’enquête judiciaire, encore en cours).

En raison de l’émotion engendrée par les morts de l’été 2015, certaines mesures législatives ont toutefois été introduites, reformulant le délit d’activités d’intérim illégales et d’exploitation du travail, modifiant les dispositions prévues à l’article 603-bis du Code pénal. La nouveauté la plus significative est la disposition, figurant à l’article initial de la loi n° 199, prévoyant des sanctions pour l’entreprise contractante qui «utilise, contracte ou emploie de la main-d’œuvre recrutée par le biais d’activités d’intérim, c’est-à-dire exploitant les travailleurs et profitant de leur état de nécessité».

Les nouvelles normes interviennent donc uniquement sur l’aspect pénal du problème, agissant comme une sorte de dispositif qui sanctionne l’exploitation. «La loi sur l’intérim des journaliers rend les choses plus compliquées pour les entreprises. Il faut la changer», a déclaré le même Salvini, il y a quelques jours. Certes, il faudrait l’améliorer, précisément parce qu’elle se limite au niveau pénal alors que la question de l’exploitation des journaliers, surtout des migrants, est un thème politique qui doit être affronté en tant que tel. Il ne fait aucun doute que la marche des «casquettes rouges» de ce matin va dans cette direction.

Il y aura à Foggia, dans l’après-midi, vers 18 heures, une manifestation unitaire appelée également par la CGIL, la CISL et l’UIL, «car ce qui s’est passé est la conséquence extrême et dramatique d’une condition qui concerne tous les travailleurs agricoles de la Capitanata [terme ancien correspondant à la province de Foggia]: exploitation, illégalité, manque de sécurité, conditions de travail et de transport extrêmes», explique Ivana Galli, secrétaire générale de la section CGIL, responsable du secteur agricole et de l’industrie alimentaire.

Le même syndicat, lors de la présentation le 13 juillet dernier à Rome du quatrième rapport Agromafias de l’Observatoire Placido Rizzotto, dénonçait le fait qu’il y a aujourd’hui en Italie au moins 400’000 journaliers en danger de «superexploitation» sur un total d’environ un million de personnes employées dans le secteur agricole, mais pas seulement. En effet, en 2017, 286’940 d’entre eux sont des migrants enregistrés auxquels il faut ajouter 220’000 étrangers engagés au noir ou qui reçoivent des salaires largement inférieurs aux salaires prévus par les conventions nationales.

C’est une réalité pour de nombreuses régions de notre pays, du nord au sud: de Brescia à Foggia, de Catane et Raguse se déroule un seul fil rouge, celui de l’exploitation du travail et de l’infiltration de la criminalité dans des affaires apparemment légales.

Dès lors sont vaines et hypocrites toutes les tentatives de réduire le débat à une dichotomie entre légalité et illégalité. Il serait plutôt nécessaire de penser à la meilleure manière de garantir aux travailleurs de ne pas avoir à enlever leur chapeau devant le patron, ainsi que l’enseignait Peppino Di Vittorio [3], pour le garder fermement sur la tête. La marche d’aujourd’hui, pour les droits et la dignité, s’inscrit dans l’héritage de ces combats.

Comme par le passé à Nardò, Castel Volturno et Rosarno, les journaliers africains, au cœur de la Capitanata, ont ajouté, aujourd’hui, une nouvelle page à l’histoire syndicale de notre pays. (Article publié le 8 août sur le site DinamoPress, traduction A L’Encontre)

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[1] Depuis quelque vingt ans, cette «ville invisible» a rassemblé, en été, plus de 3000 migrants, «journaliers», afin de récolter les tomates; un ghetto contrôlé par la criminalité organisée et les contremaîtres utilisant l’inexorable désespoir de gagner quelques euros pour survivre, tout en étant réduits à une condition d’esclave. Cette «favela» invisible se situe, comme indiqué, entre San Severo, Rignano Garganico et Foggia. Ce ghetto prit racine, initialement, dans une sucrerie abandonnée. Des dénonciations ont été faites pour «pratiques esclavagistes» et morts de migrants dues aux conditions de travail, sans changements, si ce n’est cosmétiques. (Réd. A l’Encontre)

[2] Voici les noms des migrants ayant trouvé la mort dans un accident lors d’un transport résumant, sous cette forme, leur surexploitation: Amadou Balde (Guinée Bissau) âgé de 20 ans; Aladjie Ceesay (Gambie) 23 ans; Moussa Kande (Guinée Bissau) 27 ans; Ali Dembele (Mali), 30 ans. Ils sont morts sur la route provinciale 105, entre Ascoli Satriano et Castelluccio dei Sauri (province de Foggia).

Lors d’un accident similaire à Lesina (province de Foggia) sont décédés: Lhassan Goultaine (Marocain, 39 ans), Anane Kwase (Ghana, 34 ans), Mousse Toure (Mali, 21 ans), Lahcen Haddouch (Marocain, 41 ans), Awuku Joseph (Ghana, 24 ans), Ebere Ujunwa (Nigeria, 21 ans), Bafoudi Camara (Guinée, 22 ans), Alagie Ceesay (Gambie, 24 ans), Alasanna Darboe (Gambie, 28 ansi), Eric Kwarteng (Ghana, 32 ans), Romanus Mbeke (Nigéria, 28 ans) e Djoumana Djire (Mali, 36 ans). (Rédaction A l’Encontre)

[3] Militant et syndicaliste, né en 1892 dans une famille de journaliers agricoles à Cerignola, dans la province de Foggia, un secteur majoritaire, alors, parmi le prolétariat. Il a agi sur le plan syndical dès l’âge de 12 ans. Il a connu une longue et sinueuse carrière politique et syndicale, marquée par son activité antifasciste, par la répression mussolinienne le forçant à l’exil, par son adhésion aux Brigades internationales (en tant que membre du PCI), par son arrestation par les nazis en France en 1941 et son transfert en Italie, où le régime le déportera à «la frontière». Il sera proche de Palmiro Togliatti et en 1953 occupera la présidence de la Fédération syndicale mondiale, contrôlée par les forces staliniennes. Il va rompre avec Togliatti car il affirma publiquement, en tant que dirigeant de la CGIL, son opposition à l’intervention de l’URSS contre le soulèvement du peuple de Hongrie en 1956. Il décède en 1957. (Rédaction A l’Encontre)

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