Hongrie. «Une éthique ouvrière», en 1956

Les chars sous commandement de Nikita Khrouchtchev «sauvent le socialisme» et «écrasent les fascistes»

Par Théo Roumier

C’est une courte lettre qui date de plus de 60 ans. Jean Duprat, mon grand-oncle, y informe un «camarade», sans doute un responsable, qu’il quitte la CGT. Nous sommes en 1956. Et c’est le «silence complice» de son organisation face à la répression de l’insurrection hongroise qui motive cette décision.

• C’est une courte lettre qui date de plus de 60 ans. Elle est reproduite à la fin de ce billet. Jean Duprat, mon grand-oncle, y informe un «camarade», sans doute un responsable, qu’il quitte la CGT. Nous sommes en 1956. Et c’est le «silence complice» de son organisation face à la répression de l’insurrection hongroise qui motive cette décision.

Au 13 novembre, date de la lettre, cela fait dix jours que les chars soviétiques sont entrés en Hongrie pour mettre un terme sanglant à la Commune de Budapest débutée quant à elle le 23 octobre.

Dès le départ, cette insurrection n’est pour le Parti communiste qu’un des avatars du complot mondial visant à affaiblir le camp du «socialisme réel». L’Humanité [comme le quotidien Voix Ouvrière du Parti du travail en Suisse: voir l’article publié, par Charles-André Udry, le 22 juin 2006, sur la «révolution hongroise», sa chronologie, et la presse de «gauche» en Suisse] dénonce férocement les insurgé·e·s, «fascistes et féodaux», et loue l’intervention de «l’armée des ouvriers et des paysans de l’URSS».

Pour une partie des «compagnons de route» du PCF, troublés par le récent rapport Khrouchtchev, ça ne passe pas. Le 7 novembre, Le Monde publie un manifeste signé notamment par Sartre, Claude Roy, Roger Vailland ou encore Jacques Prévert. On peut y lire «que le Socialisme pas plus que la Liberté ne s’apporte à la pointe des baïonnettes».

Des fédérations de la CGT, le Livre notamment, dénoncent l’intervention soviétique. Et le 13 novembre 1956, précisément le jour où est rédigée cette courte lettre, le bureau confédéral adopte une déclaration rendue publique qui «tient à préciser que rien dans les statuts de la CGT n’interdit à une organisation confédérée d’avoir, sur un point particulier, une opinion propre alors qu’une autre organisation a le même droit d’émettre une opinion contraire», un pluralisme qui interdirait une position franche de la CGT sur la Hongrie (1).

C’est ce «silence» que dénonce Jean Duprat.

Il vient tout juste d’avoir 34 ans et il est postier, comme son frère jumeau, Pierre, mon grand-père. Agent d’exploitation («AEX») au centre de tri de Gare de l’Est, sur la ligne ambulante de Paris à Strasbourg, il est inséré dans une sociabilité ouvrière forte. Aux PTT, la CGT rassemble un peu plus de 40 % des voix aux élections professionnelles. Elle y est fortement concurrencée par FO.

Militer à la CGT c’est s’exposer mais aussi y consacrer un investissement personnel important: «Le local syndical, ça n’existe pas. Les réunions se tiennent à la Bourse du travail ou dans une arrière-salle de café. (…) La reconnaissance du militant est fréquemment contestée par l’autorité. La direction du syndicat se réunit souvent le soir après le service, mais la multiplicité des horaires de travail, de jour et de nuit, ne facilite pas le travail d’équipe et démocratique! Les autorisations spéciales d’absence, les dispenses de services, cela n’existe pas non plus.» (2)

Membre de la Commission exécutive de son syndicat, Jean Duprat est un militant, même si on ne trouve pas trace de lui dans le célèbre dictionnaire du mouvement ouvrier «Le Maitron». Et s’il quitte la CGT cette année 1956 c’est parce que la « douleur » de l’abandon à leur sort des «ouvriers et du peuple hongrois», lui, le militant, il ne peut l’accepter.

Est-ce parce qu’il a eu écho des conseils ouvriers qui ont éclos durant l’insurrection? Manifestation, comme dans tant d’autres épisodes historiques, d’un authentique «socialisme spontané» des travailleurs et des travailleuses.

Et s’il conclut sa lettre en adressant, malgré tout, ses «amitiés ouvrières» à ses ex-camarades, c’est justement parce qu’il continue de se revendiquer de ce mouvement ouvrier, de son éthique originelle, éprise de liberté et rétive à toutes les dominations.

Jean Duprat ne cessera d’ailleurs pas de militer. Il rejoint par la suite la Fédération anarchiste, au sein du Groupe Fresnes-Antony, mais aussi la CNT, petite centrale anarcho-syndicaliste.

Après tout peut-être s’agit-il d’un choix longuement mûri. Peut-être a-t-il fait partie, plus jeune, des lecteurs et lectrices du Libertaire, ce journal dont il s’écoulait 50’000 exemplaires en 1945.

Peut-être même qu’il a suivi, un peu moins de dix ans auparavant, les débats autour de la scission CGT/CGT-FO de 1947 dans les colonnes de ce même journal. Le Libertaire, comme la FA, voyait alors en la jeune CNT la meilleure alternative syndicale à la CGT de Frachon, inféodée à l’URSS, et à la CGT-FO de Jouhaux, sous emprise des USA. (3)

Lui qui avait milité durant tant d’années à la CGT ne pouvait pas, quoi qu’il en soit, rejoindre une organisation adverse, FO. Et peut-être que la CNT, malgré son audience confidentielle, offrait du coup un cadre acceptable.

Mais ce que j’aime surtout retenir de ce bref courrier (comme de l’engagement qui l’a poursuivi), c’est qu’on peut y voir une certaine sincérité et une intégrité, la volonté aussi d’accorder les moyens employés aux fins recherchées. Et que nos désirs d’émancipation et de liberté ne soient pas étouffés par les logiques froides et désincarnées d’appareils.

Manchette du Libertaire n° 109 du 25 décembre 1947 © FACL

Notes

  1. André Narritsens, « 1956, la CGT et la Hongrie », Cahiers d’histoire sociale n° 98, juin 2006
  2. Pierre Lhomme, « Les droits et les moyens syndicaux dans les PTT », dans La CGT dans les années 1950, Presses universitaires de Rennes, 2005
  3. Guillaume Davranche, « Les anarchistes rejoignent à regret la CGT-FO », dans Alternative libertaire n° 172, avril 2008

______

« Duprat Jean, AEX, Paris à Strasbourg 2°B

Cher camarade,

Comme beaucoup d’entre nous, j’ai ressenti douloureusement les évènements qui viennent d’ensanglanter la Hongrie. Comme beaucoup, j’ai longtemps espéré que la CGT à laquelle j’étais fier d’appartenir aurait protesté à l’encontre de l’agression perpétrée contre les ouvriers et le peuple hongrois.

Devant le silence, signe de complicité, de l’organisation qui fut la mienne, j’ai le regret de t’informer de ma démission, et d’adhérent et de membre de la Commission Exécutive syndicale.

Je verrais dès que possible le camarade Laforgue pour lui remettre comptes et documents en ma possession.

Reçois, cher camarade, mes amitiés ouvrières.

Duprat, le 13 novembre 1956 »

 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*